Chapeau
141 III 564
74. Extrait de l'arrêt de la Ire Cour de droit civil dans la cause A. Corporation contre B. SA (recours en matière civile)
4A_191/2015 du 16 décembre 2015
Regeste
Preuve à futur; intérêt digne de protection (
art. 158 al. 1 let. b CPC); reddition de compte (
art. 400 al. 1 CO).
La voie de la preuve à futur n'est pas ouverte pour faire valoir le droit (matériel) du mandant à l'information (consid. 4).
Faits à partir de page 564
A.
En novembre 2006, la société A. Corporation (ci-après: A.) a confié à la banque B. un mandat de gestion discrétionnaire, avec un objectif d'investissement à risque modéré. La banque a placé des avoirs de A. dans deux fonds d'investissement, dont l'unique objectif était de collecter de l'argent pour le placer auprès de Bernard Madoff Investment Services (BMIS). Dans ce cadre, A. a encaissé plus d'un million d'euros à titre de plus-value; en réalité, les plus-values étaient fictives, BMIS créditant de prétendues plus-values au moyen de fonds remis par de nouveaux investisseurs, selon le système dit "de cavalerie". A la suite de la crise financière de 2008, le système s'est écroulé. En novembre 2010, la banque a informé A. que le liquidateur de BMIS se réservait le droit de réclamer le remboursement ("claw back") de montants importants aux deux fonds d'investissement, ainsi qu'à leurs anciens actionnaires ou détenteurs de parts. En raison de ce risque, la banque a bloqué les avoirs de A. à concurrence du montant correspondant aux prétendues plus-values créditées à la société. Par la suite, elle a libéré les avoirs contre la fourniture d'une garantie bancaire.
B.
En avril 2014, A. a déposé une requête de preuve à futur, destinée à lui permettre d'évaluer les chances de succès de l'action qu'elle envisageait d'introduire contre la banque; cette action tendait, d'une part, à faire constater que la banque ne disposait pas d'une créance
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en remboursement contre sa cliente en cas de "claw back" et, d'autre part, à obtenir le paiement des rétrocessions perçues par la banque. La requérante concluait à la production de:
- "Tous documents démontrant les examens auxquels la banque (...) s'est livrée, notamment les analyses des risques, à propos des investissements dans les 'fonds Madoff' (...) qu'elle a sélectionnés pour les clients qui lui avaient confié des avoirs."
- "Tous documents (notamment, comptes-rendus d'entretiens, notes internes, procès-verbaux de réunions, etc.) relatifs aux décisions, y compris les documents dans lesquels lesdites décisions ont été formalisées, prises par les comités et/ou services qui ont été amenés, entre 2006 et 2010, directement ou indirectement, à décider de la politique d'investissement de la banque, et en particulier les documents relatifs aux fonds gérés par Bernard Madoff (...)."
- "Toute la correspondance interne (y compris la correspondance électronique, les mémos électroniques, sur papier, manuscrits, etc.) échangée au sein de la banque (...) (ou avec des sociétés affiliées) entre les personnes chargées de gérer les fonds de [A.], ou entre la ou les personne(s) chargée(s) de la gestion de ce portefeuille et d'autres collaborateurs de la banque."
- "Tous documents, notamment accords entre la banque (...) et les 'fonds Madoff' (...), et décomptes, permettant d'établir le montant exact des rétrocessions (ou 'rétro-commissions'), ou du moins les paramètres de calcul, reçues par la banque (...) au titre d'investissements dans les 'fonds Madoff' et au titre des autres investissements faits avec les avoirs confiés à cette banque par [A.]."
- "Tout écrit démontrant que la banque (...) a informé [A.] des rétrocessions reçues au titre d'investissements dans les 'fonds Madoff' (...) et au titre des autres investissements faits avec les avoirs confiés à cette banque par [A.]."
Le Tribunal de première instance du canton de Genève a rejeté la requête de preuve à futur. Statuant sur appel de A., la Cour de justice du canton de Genève a confirmé l'ordonnance du premier juge.
C.
A. a formé un recours en matière civile contre l'arrêt cantonal.
Le Tribunal fédéral a rejeté le recours.
(résumé)
Extrait des considérants:
4.
La recourante se plaint d'une application arbitraire de l'
art. 158 al. 1 let. b CPC (en relation avec l'
art. 160 CPC). Selon cette disposition, le tribunal administre les preuves en tout temps lorsque la mise en danger des preuves ou un intérêt digne de protection est
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rendu vraisemblable par le requérant. La recourante invoque uniquement un intérêt digne de protection. A cet égard, elle explique ne disposer d'aucune information sur les critères qui ont conduit l'intimée à investir dans les fonds litigieux, ni sur l'étendue de l'examen auquel il a été procédé; elle ne serait ainsi pas en mesure de déterminer si, sur la base des éléments alors en mains de la banque, la décision d'investir dans ces fonds était conforme au profil de risque qu'elle avait accepté. L'intérêt de la recourante résiderait dans la possibilité d'évaluer les chances de succès d'une action au fond contre l'intimée, respectivement de prouver la violation par la banque de son devoir de diligence. La recourante ajoute qu'en l'absence de toute information sur l'analyse des risques effectuée en relation avec les placements litigieux, elle n'est pas en mesure d'alléguer plus précisément les faits et, partant, d'introduire une action, ce qui justifierait précisément le dépôt d'une requête de preuve à futur. En ce qui concerne les rétrocessions, la recourante fait valoir un intérêt digne de protection à obtenir, avant d'ouvrir action, les documents lui permettant de vérifier le montant perçu à ce titre par la banque.
4.1
Une décision est arbitraire lorsqu'elle viole gravement une norme ou un principe juridique clair et indiscuté, ou contredit d'une manière choquante le sentiment de la justice et de l'équité. L'arbitraire, prohibé par l'
art. 9 Cst., ne résulte pas du seul fait qu'une autre solution pourrait entrer en considération ou même qu'elle serait préférable. Le Tribunal fédéral ne s'écarte de la solution retenue par l'autorité cantonale de dernière instance que si sa décision apparaît insoutenable, en contradiction manifeste avec la situation effective, adoptée sans motifs objectifs ou en violation d'un droit certain. Il ne suffit pas que les motifs de la décision soient insoutenables; encore faut-il que celle-ci soit arbitraire dans son résultat (
ATF 140 III 16
consid. 2.1 p. 18 s.,
ATF 140 III 157
consid. 2.1 p. 168;
ATF 139 III 334
consid. 3.2.5 p. 339;
ATF 138 III 378
consid. 6.1 p. 379 s.).
4.2
Dans sa requête de preuve à futur, la recourante conclut à la remise par la banque de tous documents, en particulier internes, susceptibles de contenir des renseignements notamment sur l'analyse des risques effectuée en relation avec les "fonds Madoff", sur les décisions prises par les organes chargés de la politique d'investissement, sur les échanges entre les collaborateurs s'occupant de la gestion des fonds confiés, sur le montant des rétrocessions et l'information fournie à ce sujet à la cliente.
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Le libellé de ces conclusions pose d'emblée la question de la nature du droit à la production de documents exercé par la recourante.
4.2.1
Les parties sont liées par un mandat. Sous le titre général "reddition de compte", l'
art. 400 al. 1 CO met à la charge du mandataire l'obligation, envers le mandant, de lui rendre compte de sa gestion (
Rechenschaftspflicht
) et de lui restituer tout ce qu'il a reçu de ce chef (
Ablieferungs-
ou
Herausgabepflicht
). L'obligation de rendre compte comprend l'obligation de renseigner (
Informationspflicht
) (ROLF H. WEBER, in Basler Kommentar, Obligationenrecht, vol. I, 6
e
éd. 2015, N
os
2 ss ad
art. 400 CO; FRANZ WERRO, in Commentaire romand, Code des obligations, vol. I, 2
e
éd. 2012, n° 4 ad
art. 400 CO). Le droit à l'information doit permettre au mandant de vérifier si les activités du mandataire correspondent à une bonne et fidèle exécution du mandat (
ATF 139 III 49
consid. 4.1.2 p. 54;
ATF 110 II 181
consid. 2 p. 182) et, le cas échéant, de réclamer des dommages-intérêts fondés sur la responsabilité du mandataire (
ATF 110 II 181
consid. 2 p. 182; cf. également
ATF 138 III 425
consid. 6.4 p. 435). Grâce à l'information obtenue, le mandant connaîtra également l'objet de l'obligation de restitution (
ATF 139 III 49
consid. 4.1.2 p. 54;
ATF 110 II 181
consid. 2 p. 182). Le devoir de renseigner peut porter sur la teneur de documents internes pour autant qu'elle soit pertinente pour contrôler les activités du mandataire (
ATF 139 III 49
consid. 4.1.3 p. 56).
En l'espèce, comme elle le reconnaît dans son recours, la mandante ne dispose d'aucune information lui permettant de déterminer le degré de diligence dont la banque a fait preuve au moment d'investir dans les fonds litigieux; or, la violation de l'obligation de diligence constitue l'une des conditions de la responsabilité de la banque. La recourante ne connaît pas non plus le montant des rétrocessions soumises à l'obligation de restitution de l'intimée. dans les conclusions de sa requête de preuve à futur, la mandante entend obtenir de la mandataire un nombre indéterminé de documents, décrits de manière très générale, qui seraient susceptibles de lui fournir, sur ces deux points, des renseignements lui permettant, le cas échéant, de fonder des prétentions en dommages-intérêts et en restitution de rétrocessions.
La recourante cherche à recueillir ainsi des informations sur la manière dont la banque a accompli ses activités en rapport avec le mandat, plus particulièrement lors du choix et du suivi des investissements dans les "fonds Madoff". Ce faisant, elle exerce manifestement le droit à la reddition de compte tel que défini plus haut.
4.2.2
Le droit à la reddition de compte fondé sur l'
art. 400 al. 1 CO est une prétention de droit matériel, et non un droit de nature procédurale (cf. arrêt 5A_768/2012 du 17 mai 2013 consid. 4.1). En tant que droit accessoire indépendant, il peut faire l'objet d'une action en exécution. En ordonnant au mandataire de fournir l'information ou les documents requis, le juge règle définitivement le sort de la prétention, qui "s'épuise" avec la communication des renseignements ou des pièces (cf.
ATF 138 III 728
consid. 2.7 p. 732 s.). Le jugement, revêtu de l'autorité de la chose jugée, doit être rendu après un examen complet en fait et en droit (cf. arrêt précité du 17 mai 2013 consid. 4.1).
Selon la jurisprudence, le juge ne peut pas ordonner par voie provisionnelle une mesure qui, par sa nature, implique un jugement définitif de la prétention à protéger, comme la reddition de compte au sens de l'
art. 400 al. 1 CO (cf.
ATF 138 III 728
consid. 2.7 p. 732 s.; pour le droit à la consultation des comptes de la SA [
art. 697h CO],
ATF 120 II 352
consid. 2b p. 355).
De même, la procédure de preuve à futur en vue d'évaluer les chances de succès d'une action future ne peut pas être utilisée pour faire valoir une prétention en reddition de compte contestée par la partie adverse (cf. GASSER/RICKLI, Schweizerische Zivilprozessordnung [ZPO], Kurzkommentar, 2
e
éd. 2014, n° 6 ad
art. 85 CPC p. 85 s.). En effet, saisi d'une requête fondée sur l'art. 158 al. 1 let. b in fine CPC, le juge examine uniquement, sous l'angle de la vraisemblance, si le requérant dispose d'un intérêt digne de protection à l'administration de la preuve requise; il ne rend pas un jugement définitif sur un droit matériel (cf.
ATF 140 III 12
consid. 3.3.3 p. 13 s.;
ATF 141 III 241
consid. 3.3.1 p. 245 et 4.2.3 p. 248), après un examen complet en fait et en droit.
En résumé, la voie de la preuve à futur n'est pas ouverte pour faire valoir le droit que la recourante invoque en réalité, à savoir une prétention en reddition de compte fondée sur l'art. 400 al. 1 CO. il s'ensuit que les juges genevois n'ont pas appliqué l'art. 158 al. 1 let. b CPC de manière arbitraire en confirmant l'ordonnance rejetant la requête de preuve à futur.