Urteilskopf
150 III 345
35. Extrait de l'arrêt de la IIe Cour de droit civil dans la cause A. contre B. (recours en matière civile)
5A_94/2024 du 12 août 2024
Regeste
Art. 32 LugÜ; Anerkennbarkeit und Vollstreckbarerklärung eines italienischen Mahnbescheids (decreto ingiuntivo).
Ein sofort mit seinem Erlass für vollstreckbar erklärter italienischer Mahnbescheid, stellt eine Entscheidung im Sinne von Art. 32 LugÜ dar, die in der Schweiz anerkannt und für vollstreckbar erklärt werden kann, falls der ihn bestätigende Einspracheentscheid vor Einreichung des Gesuchs um Anerkennung und Exequatur ergangen und dem Schuldner eröffnet worden ist (E. 5).
A.a Par "decreto ingiuntivo telematico provvisoriamente esecutivo" du 15 mai 2019 (ci-après: "decreto ingiuntivo"), rendu dans la procédure 2714/2019 R.G. n. 7008/2019 et déclaré immédiatement exécutoire, le Tribunal de Bologne (Italie) a condamné A. à payer 16'713'196,81 euros à C., devenue par la suite D.
A.b Par décision du 28 juin 2021, le Tribunal de Bologne a rejeté l'opposition formée par A. contre le "decreto ingiuntivo" et l'a confirmé (procédure 1546/2021 R.G. n. 12731/2019).
Il ressort de l'attestation délivrée par le tribunal précité le 26 juin 2023 en application de l'art. 54 CL que ce décret est exécutoire en Italie. Il en va de même de la décision sur opposition du 28 juin 2021 conformément à l'attestation du 4 juillet 2023 déposée à l'appui de la requête de séquestre (art. 105 al. 2 LTF).
A.c Le 11 novembre 2021, A. a formé appel de la décision du Tribunal de Bologne du 28 juin 2021. Cette procédure est toujours pendante.
A.d Le 30 décembre 2021, D. a cédé à B. sa créance de 16'713'196,81 euros à l'encontre de A.
B.a Par requête datée du 21 juillet 2023 et reçue par le greffe le 24 suivant, B. a conclu à ce que le Tribunal de première instance du canton de Genève (ci-après: Tribunal) ordonne le séquestre des avoirs de A. auprès de E. AG, à U., à concurrence de 16'118'207 fr. 01, correspondant à 16'713'196,81 euros, et déclare exécutoire en Suisse le "decreto ingiuntivo" du Tribunal de Bologne du 15 mai 2019.
B.b Par ordonnance du 3 août 2023, le séquestre requis a été accordé.
B.c Par ordonnance du même jour, le Tribunal a déclaré exécutoire en Suisse le "decreto ingiuntivo" du Tribunal de Bologne du 15 mai 2019.
BGE 150 III 345 S. 347
B.d Le 6 septembre 2023, A. a formé recours contre cette dernière ordonnance, concluant à ce que la Cour de justice du canton de Genève (ci-après: Cour de justice) l'annule, dise que le "decreto ingiuntivo" n'est ni reconnaissable, ni exécutable en Suisse et révoque le séquestre.
B.e Par arrêt du 21 décembre 2023, expédié le 8 janvier 2024, la Cour de justice a rejeté le recours.
C. Par acte posté le 7 février 2024, A. exerce un recours en matière civile au Tribunal fédéral contre l'arrêt du 21 décembre 2023. Il conclut principalement à son annulation et à sa réforme dans le sens des conclusions de son recours cantonal. Subsidiairement, il sollicite, après annulation de l'ordonnance du 3 août 2023 et constat que le "decreto ingiuntivo" n'est ni reconnaissable, ni exécutable en Suisse, que la cause soit renvoyée à la Cour de justice ou au Tribunal pour révocation "[du] ou [d]es séquestre(s) ordonné(s)" (sic).
(...)
Le Tribunal fédéral a rejeté le recours.
(extrait)
Extrait des considérants:
5. La question qui se pose est de savoir si le "decreto ingiuntivo" du 15 mai 2019 rendu sur la base de l'art. 642 du Code de procédure civile italien (ci-après: CPCit.) est une décision au sens de l'
art. 32 CL et donc susceptible d'être reconnu et déclaré exécutoire en Suisse.
5.1.1 La Convention concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (Convention de Lugano, CL; RS 0.275.12) instaure, à ses art. 38 à 56, une procédure permettant la mise en exécution dans un État lié par la convention des décisions rendues dans un autre État également lié par elle. Selon l'
art. 38 ch. 1 CL, les décisions rendues dans un État lié par la convention et qui y sont exécutoires sont mises à exécution dans un autre État lié par ladite convention après y avoir été déclarées exécutoires sur requête de toute partie intéressée. Le caractère exécutoire dans l'État d'origine peut découler directement de la loi, de la décision elle-même, ou d'une attestation postérieure au jugement (
ATF 127 III 186 consid. 4a; arrêt 5A_104/2019 du 13 décembre 2019 consid. 5.3.1 et les autres références, in FamPra.ch 2020 p. 456).
BGE 150 III 345 S. 348
Les décisions rendues dans un État partie à la CL et qui sont exécutoires dans cet État sont reconnues et déclarées exécutoires en Suisse (
art. 33 al. 1 et 38 ch. 1 CL) dans la mesure où elles entrent dans le champ d'application de la convention (
art. 1 CL;
ATF 146 III 157 consid. 6.2).
5.1.2 Selon l'
art. 32 CL, aux fins de la convention, on entend par "décision" toute décision rendue par une juridiction d'un État lié par la convention, quelle que soit la dénomination qui lui est donnée, telle qu'arrêt, jugement, ordonnance ou mandat d'exécution, ainsi que la fixation par le greffier du montant des frais du procès. En principe, des mesures conservatoires constituent également des décisions au sens de l'
art. 32 CL (cf.
ATF 143 III 693 consid. 3.1). En vertu de la convention, des mesures provisoires ordonnées sans que la partie contre lesquelles elles sont prononcées ait été citée à comparaître, et destinées à être exécutées sans lui avoir été préalablement notifiées, ne peuvent être ni reconnues, ni exécutées en vertu de la convention (arrêt 5A_460/2021 du 5 août 2021 consid. 2.1 et les références, in SJ 2021 I p. 429; cf. ég. WALTHER, in Lugano-Übereinkommen [LugÜ], 3e éd. 2021, n° 22 ad
art. 32 CL). Il en va de même des mesures conservatoires, comme un séquestre ou une saisie, qui n'ont pas pu être précédées d'une instruction contradictoire dans l'État d'origine au moment où leur reconnaissance et leur caractère exécutoire sont sollicités dans l'État requis (cf. ég.
art. 34 ch. 2 CL; arrêt 5A_460/2021 précité consid. 2.1 et les références). Le droit d'être entendu de la partie contre laquelle la mesure provisionnelle est dirigée doit en effet être respecté. Pour que la décision rendue dans l'État d'origine puisse bénéficier du mécanisme simplifié de reconnaissance et d'exécution, le Tribunal fédéral exige ainsi, en se fondant sur la décision de la CJCE du 13 juillet 1995
Hengst Import BV (affaire C-474/93, Rec. 1995 I-2113, points 14, 19 et 20), que, si la procédure initiale a été unilatérale, la décision rendue dans l'État d'origine ait fait ou ait été susceptible de faire l'objet d'une instruction contradictoire dans l'État d'origine avant que soit demandée la reconnaissance ou l'exécution dans l'État requis (
ATF 139 III 232 consid. 2.3; arrêts 5A_711/2018 du 9 janvier 2019 consid. 6.3.1, in RSPC 2019 p. 174 n. 2216; 5A_752/ 2014 du 21 août 2015 consid. 2.4.1 et les références; arrêt de la Chambre des poursuites et faillites du Tribunal d'appel du canton du Tessin 14.2019.125 du 20 novembre 2019 consid. 5.1/a, in RtiD 2020 II p. 927 n. 37c; FAVALLI?/AUGSBURGER?/CRIFASI-KÄSER, in Basler Kommentar, Lugano-Übereinkommen, 3e éd. 2024, n° 211 ad
art. 31 CL BGE 150 III 345 S. 349
et les références; SCHULER/ROHN/MARUGG, in Basler Kommentar, Lugano-Übereinkommen, 3e éd. 2024, n° 30 ad
art. 32 CL et les références).
5.1.3 Le "procedimento d'ingiunzione" italien (art. 633 ss CPCit.; procédure d'injonction de payer) est une procédure sommaire permettant au créancier, sur la base d'une requête non communiquée initialement à la partie adverse, d'obtenir un titre exécutoire à l'encontre du débiteur. Tout créancier d'une somme d'argent liquide et exigible (ou bien tout créancier d'une certaine quantité de choses de genre ou fongibles, ou d'un bien meuble déterminé) peut obtenir sur-le-champ un "decreto ingiuntivo" (injonction de payer), pourvu qu'il apporte la preuve écrite de son droit (OBERTO, La gestion de l'urgence dans le procès civil italien, in Revue internationale de droit comparé 2001, p. 715).
En vertu de l'art. 643 al. 2 CPCit., une copie du "decreto ingiuntivo" et de la requête sont signifiées au débiteur. À partir de cette signification, celui-ci peut former opposition jusqu'à l'expiration du délai qui lui a été imparti, conformément à l'art. 641 CPCit., pour s'exécuter volontairement. L'injonction de payer n'est en principe pas exécutoire par elle-même; une autorisation du juge donnée après l'expiration du délai d'opposition, à la requête du créancier, est nécessaire à cette fin. Est réservée l'application de l'art. 642 CPCit., qui permet au juge de rendre l'injonction de payer immédiatement exécutoire, à savoir dès son prononcé. Si le débiteur fait opposition dans le délai imparti, la procédure devient contradictoire (art. 645 CPCit.). Faute d'opposition, le juge déclare l'injonction de payer exécutoire à la requête du créancier. Il doit toutefois ordonner au préalable une nouvelle signification lorsqu'il est vraisemblable que le débiteur n'en a pas eu connaissance (art. 647 CPCit.). En l'absence d'opposition du débiteur, l'injonction de payer vaut jugement rendu en contradictoire (
ATF 135 III 623 consid. 2.1; sur le tout, cf. KILLIAS/LIENHARD, in Lugano-Übereinkommen [LugÜ] zum internationalen Zivilverfahrensrecht, Kommentar, 2e éd. 2023, n° 39 ad
art. 22 ch. 5 CL; TUNIK, L'exécution en Suisse de mesures provisionnelles étrangères: un état des lieux de la pratique, SJ 2005 II p. 299; OBERTO, op. cit., p. 714 s.).
En principe, l'
art. 32 CL comprend également le "decreto ingiuntivo", une fois déclaré exécutoire, dans la mesure où, avant cette déclaration, le débiteur a pu former opposition et transformer l'instance
BGE 150 III 345 S. 350
en une procédure contentieuse ordinaire (
ATF 135 III 623 consid. 2.1; arrêts 5A_177/2018 du 28 novembre 2018 consid. 3.2.2; 5A_752/ 2014 précité consid. 2.4.1; 5A_48/2012 du 3 juillet 2012 consid. 2.1.2, in PJA 2012 p. 1620; 4A_145/2010 du 5 octobre 2010 consid. 4.1 et 4.2, in RtiD 2011 I p. 783 n. 62c; cf. ég. MARKUS, Schweizer Zahlungsbefehl als verfahrenseinleitender Mahntitel nach LugÜ, EuGH vom 30.? März 2023, PT/VB, Rs. C-343/22, Revue suisse de procédure civile et d'exécution forcée [PCEF] 2023 p. 421 s.).
En revanche, le Tribunal fédéral a jugé que si le "decreto ingiuntivo" est déclaré immédiatement exécutoire dès son prononcé (art. 642 CPCit.), soit avant l'échéance du délai prévu par l'art. 641 CPCit. pour former opposition, il ne constitue pas une décision au sens de l'
art. 32 CL pouvant être reconnue et exécutée en Suisse (
ATF 139 III 232 consid. 2.3; arrêt 5A_752/2014 précité consid. 2.4.5; WALTHER, op. cit., n° 22 ad
art. 32 CL; DOMEJ/OBERHAMMER, in Lugano-Übereinkommen [LugÜ] zum internationalen Zivilverfahrensrecht, Kommentar, 2e éd. 2023, n° 14 ad
art. 32 CL; SCHULER/ROHN/MARUGG, op. cit., n° 36 ad
art. 34 CL; STOFFEL, in Basler Kommentar, Bundesgesetz über Schuldbetreibung und Konkurs, vol. II, 3e éd. 2021, n° 131 ad
art. 271 LP).
5.2 En l'espèce, l'intimée ne conteste pas que le "decreto ingiuntivo" litigieux a été prononcé
ex parte et déclaré immédiatement exécutoire sur la base de l'art. 642 CPCit. Cela ressort au demeurant expressément de la teneur même de ladite décision figurant au dossier. Il n'est pas non plus contesté que, selon la jurisprudence, une telle injonction n'est pas une décision au sens de l'
art. 32 CL puisqu'elle accorde l'exécution provisoire avant audition des parties au stade de l'examen de la demande, c'est-à-dire sans débat contradictoire. Il ne suffit pas que le débiteur ait pu ensuite former une opposition, même assortie d'une demande de suspension de l'exécution provisoire au sens de l'art. 649 CPCit. L'exercice d'une telle possibilité n'est en effet pas en lui-même suspensif d'exécution et son admission est subordonnée à la démonstration de "motifs sérieux" (
gravi motivi ; cf. arrêt 5A_752/2014 précité consid. 2.4.5; cf. aussi arrêt de la Chambre des poursuites et faillites du Tribunal d'appel du canton du Tessin 14.2021.62 du 15 octobre 2021 consid. 4 i.f.). Le débiteur ne voit donc pas son droit d'être entendu pleinement garanti avant l'exécution de l'injonction de payer (arrêts de la Chambre des poursuites et faillites du Tribunal d'appel du canton du Tessin 14. 2021.62 précité consid. 5.1 et 8 et 14.2019.125 précité consid. 5.1/b).
BGE 150 III 345 S. 351
Cela étant, quoi qu'en dise le recourant, le Tribunal fédéral n'a pas encore été confronté à l'hypothèse où, comme en l'espèce, la requête de reconnaissance et d'exequatur du "decreto ingiuntivo" prononcé sur la base de l'art. 642 CPCit. a été déposée en Suisse
après que la décision sur opposition au sens de l'art. 653 CPCit. a été rendue en Italie et notifiée au débiteur. En effet, comme le soutient à raison l'intimée, dans l'affaire ayant donné lieu à l'
ATF 139 III 232, la débitrice n'avait pas formé opposition et, partant, aucune procédure contradictoire n'avait été menée en Italie. Quant aux faits de l'arrêt 5A_752/ 2014, il en résulte que, si une procédure en opposition avait bien été engagée, la décision sur opposition n'avait pas encore été rendue au moment où la reconnaissance et l'exequatur du "decreto ingiuntivo" fondé sur l'art. 642 CPCit. avaient été requis en Suisse.
Or, ainsi que l'a jugé la Chambre des poursuites et faillites du Tribunal d'appel du canton du Tessin (arrêt 14.2019.125 précité consid. 5.1/c et 5.2), il y a lieu d'admettre que le "decreto ingiuntivo" prononcé sur la base de l'art. 642 CPCit. peut être reconnu et déclaré exécutoire en Suisse si la décision sur opposition le confirmant a été rendue et dûment notifiée au débiteur avant le dépôt de la requête de reconnaissance et d'exequatur. En effet si l'opposition a été rejetée, l'injonction de payer devient définitivement exécutoire et a le même effet que la décision par laquelle le juge accorde l'exécution provisoire à l'occasion de l'opposition formée (art. 648 CPCit.), après que le débiteur a pu pleinement exercer son droit d'être entendu et faire valoir ses moyens de défense.
Ainsi, comme l'intimée le soutient à raison, ce qui est en l'espèce déterminant, c'est que la décision sur opposition confirmant le "decreto ingiuntivo" prononcé sur la base de l'art. 642 CPCit. ait été rendue et notifiée à l'issue d'une procédure contradictoire lors de laquelle le débiteur aura pu exercer son droit d'être entendu
avant que la requête de reconnaissance et d'exequatur de cette injonction ait été déposée en Suisse. Or, tel est bien le cas en l'espèce. Le recourant a formé une opposition (art. 645 CPCit.) contre le "decreto ingiuntivo" litigieux auprès du Tribunal de Bologne et celui-ci a rendu sa décision le 22 juin 2021 (publiée le 28 juin 2021), rejetant l'opposition et confirmant ledit "decreto ingiuntivo". Il n'est pas contesté que cette décision est exécutoire en Italie comme le spécifie l'attestation du 4 juillet 2023 déposée à l'appui de la requête de séquestre, le recourant ne contestant au demeurant pas que l'appel qu'il a formé contre la décision sur opposition est dénué d'effet suspensif (cf. art. 283 et
BGE 150 III 345 S. 352
351 CPCit.). La requête de reconnaissance et d'exequatur a, quant à elle, été déposée en Suisse le 21 juillet 2023, soit à un moment où la décision confirmant le "decreto ingiuntivo" litigieux avait déjà été rendue et notifiée au terme d'une procédure contradictoire lors de laquelle le recourant a pu exercer pleinement son droit d'être entendu. Dans ces conditions, il y a lieu de considérer que le "decreto ingiuntivo" en cause est une décision au sens de l'
art. 32 CL, susceptible d'être reconnue et déclarée exécutoire en Suisse. Le raisonnement de la Cour de justice ne prête donc pas le flanc à la critique et doit être intégralement confirmé.
Les développements qui précèdent rendent sans objet les critiques que le recourant entend tirer d'un établissement arbitraire des faits ou d'un déni de justice formel, respectivement d'une violation de son droit d'être entendu, étant rappelé que les vices dénoncés doivent avoir une incidence sur le sort de la cause (cf. parmi plusieurs: arrêt 5A_959/ 2023 du 23 janvier 2024 consid. 3.2 et les références [droit d'être entendu];
ATF 146 IV 88 consid. 1.3.1 [établissement arbitraire des faits]).