Urteilskopf
150 III 413
42. Extrait de l'arrêt de la Ire Cour de droit civil dans la cause A. SA contre B. (recours en matière civile)
4A_249/2023 du 22 avril 2024
Regeste
Art. 5 Ziff. 3 LugÜ; negative Feststellungsklage des allfälligen Schuldners einer Forderung aus Produktehaftung vor dem Gericht des Handlungsortes.
Internationale Zuständigkeit des Gerichts am Handlungsort oder am Erfolgsort sowohl für die Leistungsklage des Geschädigten aus Produktehaftung als auch für die spiegelbildliche negative Feststellungsklage des allfälligen Schuldners für das Nichtbestehen der Haftung (E. 3).
Bestimmung des Handlungsortes bei der Produktehaftung (E. 4).
A.a La société A. SA (ci-après: la société ou la demanderesse ou la recourante), à ..., en Suisse, qui a pour but le développement, la production et la vente d'articles de sport, produit des vélos, en particulier le modèle de course x. B. (ci-après: le cycliste ou le défendeur ou l'intimé), domicilié à Grossetto, en Italie, qui a acheté un tel vélo en Italie, a eu un accident à Budoni, en Sardaigne, le 5 juin 2017. Il a chuté alors qu'il circulait avec ce vélo et a dû être hospitalisé.
A.b La société demanderesse allègue dans sa demande qu'elle est en droit d'agir au lieu de son domicile en vertu de l'art. 2 de la Convention de Lugano du 30 octobre 2007 (CL; RS 0.275.12), comme aussi au lieu où le fait dommageable s'est produit au sens de l'
art. 5 par. 3 CL. En relation avec ce dernier for, elle allègue que le cycliste lui réclame un montant de 270'000 euros en invoquant la responsabilité du fait des produits, le vélo en carbone, modèle de course x qu'elle a produit, étant prétendument défectueux. Selon l'expertise judiciaire ordonnée en procédure de preuve à futur par un tribunal de Grossetto, en Italie, la chute du cycliste serait due à la rupture de la fourche du vélo, elle-même causée par un défaut du matériel composite, à savoir la fibre de carbone (épaisseur de la fibre carbone ayant une influence sur la résistance de la fourche). La demanderesse conteste tout défaut, arguant que la chute résulte d'un freinage insuffisant provoqué par le remplacement, par le cycliste, des jantes et plaquettes de frein d'origine par des pièces d'un matériau incompatible avec le matériau du vélo. Elle estime nécessaire de procéder à des tests, soit de comparer la fourche endommagée du vélo du défendeur avec des fourches témoins pour déterminer si la première répondait aux normes ISO lors de la mise du vélo sur le marché. Elle considère être le fabricant du vélo, ayant vérifié que le produit répond à toutes les normes de sécurité avant de le lancer sur le marché (complètement conformément à l'
art. 105 al. 2 LTF).
Dans sa réponse, le cycliste défendeur expose qu'il a eu un accident à Budoni, en Sardaigne, avec son vélo de course et qu'il s'est blessé grièvement lors de cette chute. Il invoque une défectuosité du vélo. Il reproche à la demanderesse de l'attraire à un for étranger alors que l'expertise judiciaire effectuée en Italie lui donne entièrement raison (complètement des faits conformément à l'art. 105 al. 2 LTF).
A.c Selon les constatations de l'arrêt attaqué, la société a conçu le modèle de vélo (x) à ..., en Suisse, mais la fabrication "matérielle" de celui-ci ne s'effectue pas en Suisse, mais en Chine, voire en Hollande
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pour ce qui est de l'assemblage du vélo, et la distribution se fait depuis un stock en Belgique.
Les parties sont en litige au sujet de l'existence et de la nature du défaut et, partant, sur le for de l'action délictuelle (commission de l'acte illicite) en responsabilité du fait des produits au sens de l'art. 5 par. 3 CL. La société, qui admet être la productrice du vélo, conteste l'existence d'un défaut, soutenant que le vélo a été modifié par le cycliste; celui-ci soutient que la fourche du vélo présente un défaut d'épaisseur et donc de résistance.
B. Après l'échec de la conciliation, la société a déposé sa demande en constatation de droit négative contre le cycliste devant le Tribunal de l'arrondissement de la Sarine (en Suisse) le 15 mars 2021, en se basant sur le for de la commission de l'acte illicite au sens de l'
art. 5 par. 3 CL, ayant effectué la conception/production du vélo prétendument défectueux à ..., en Suisse. Sur le fond, elle conclut à ce qu'il soit constaté que le défendeur n'a à son encontre aucune créance découlant de l'événement du 5 juin 2017.
Le défendeur conteste la compétence internationale du for de commission de l'acte illicite. Il soutient qu'il doit être attrait soit au lieu de son domicile, en Italie (art. 2 CL), soit au lieu du résultat, c'est-à-dire le lieu de l'accident, en Italie.
Sur requête du défendeur, la procédure a été limitée à la question de la recevabilité de l'action (compétence internationale du tribunal saisi).
Par jugement du 27 juin 2022, le Tribunal civil de l'arrondissement de la Sarine a déclaré irrecevable l'action en constatation de droit négative. Il a considéré qu'en vertu de l'
art. 5 par. 3 CL, applicable à la responsabilité du fait des produits, le lieu où le fait dommageable s'est produit, c'est-à-dire le lieu de l'événement causal à l'origine du dommage, est le lieu de fabrication du produit en cause, car celui-ci représente un point de rattachement particulièrement étroit avec la contestation. Or, le tribunal a constaté que le lieu de fabrication "matérielle" ne se trouve pas en Suisse, mais, selon les déclarations des représentants de la demanderesse, en Chine, voire en Hollande pour ce qui est de l'assemblage du vélo. Il a estimé ne pas pouvoir prendre en considération le lieu de conception du produit, soit ... en Suisse, parce que la conception du vélo n'est pas remise en cause puisque c'est un défaut de fabrication matérielle de la fourche du cycle qui est invoqué et que la cause ne présente donc pas de point de rattachement particulièrement étroit avec la Suisse.
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Statuant sur appel de la société demanderesse le 4 avril 2023, la IIe Cour d'appel civil du Tribunal cantonal du canton de Fribourg l'a rejeté, dans la mesure où il était recevable, et a confirmé la décision de première instance. La cour cantonale s'est limitée à examiner les trois griefs soulevés par la demanderesse appelante. Premièrement, elle a admis qu'il n'était pas nécessaire, au stade de l'examen de la compétence, de déterminer la nature du défaut, que le grief de l'appelante était en soi fondé, mais que cela n'avait pas d'incidence sur l'issue de l'appel. Deuxièmement, elle a considéré qu'il n'y avait pas de violation de la théorie des faits de double pertinence puisque, même si la demanderesse conteste l'existence d'un acte illicite, elle doit établir la localisation d'un tel acte en Suisse puisqu'il s'agit d'un fait simple et que ce n'est pas le fondement de la demande qui est litigieux, mais son rattachement à la Suisse. Troisièmement, la cour cantonale retient qu'il n'y a pas de for de la commission de l'acte dommageable en Suisse: elle se base tout d'abord sur une conception stricte de la fabrication selon la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) et considère que la fabrication du vélo n'a pas eu lieu en Suisse; ensuite, elle considère que le lieu de rattachement particulièrement étroit avec la Suisse doit être écarté car le lieu de commercialisation/acquisition du vélo a été écarté par l'arrêt de la CJUE du 16 janvier 2014 C-45/13 Andreas Kainz.
C. Contre cet arrêt, qui lui a été notifié le 11 avril 2023, la société demanderesse a interjeté un recours en matière civile au Tribunal fédéral (...).
Le Tribunal fédéral a admis le recours.
(extrait)
Extrait des considérants:
3. Les parties sont en litige au sujet de la compétence internationale du tribunal du lieu où le fait dommageable s'est produit (ou lieu de commission de l'acte; "Handlungsort") au sens de l'
art. 5 par. 3 CL. La demanderesse recourante estime avoir le droit d'agir devant le tribunal du lieu où elle a conçu et produit le vélo
. De son côté, le défendeur intimé conteste l'existence d'un tel for en Suisse; selon lui, le vélo n'est pas fabriqué en Suisse, mais en Chine; il résulte de ses motifs qu'il souhaite agir devant le tribunal du lieu du résultat de l'acte (ou lieu où le dommage s'est produit; "Erfolgsort") au sens de l'
art. 5 par. 3 CL, qui, selon lui, se trouve au lieu de l'accident à Budoni, en
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Sardaigne, en Italie. Ce for du lieu du résultat n'est toutefois pas l'objet de la présente procédure.
3.1 La cause est de nature internationale, puisque le cycliste défendeur est domicilié en Italie et qu'une cause est toujours de nature internationale lorsque l'une des parties possède son domicile à l'étranger (
art. 1 al. 1 LDIP [RS 291];
ATF 149 III 379 consid. 4.1;
ATF 141 III 294 consid. 4;
ATF 135 III 185 consid. 3.1;
ATF 131 III 76 consid. 2.3). Il n'est pas contesté que la Convention de Lugano concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, dans sa version révisée du 30 octobre 2007 (
art. 63 par. 1 CL;
ATF 140 III 115 consid. 3), est applicable (
art. 1 al. 2 LDIP) pour déterminer si les tribunaux suisses sont compétents dès lors que le défendeur est domicilié dans un État membre de l'Union Européenne et que la demanderesse a son siège en Suisse, à ... (dans le canton de Fribourg).
3.2 Selon la Convention de Lugano, les personnes domiciliées sur le territoire d'un État contractant sont attraites devant les juridictions de cet État (
art. 2 par. 1 CL), sous réserve des règles énoncées aux sections 2-7 (
art. 5-24 CL). Aux termes de l'
art. 5 par. 3 CL, une personne domiciliée sur le territoire d'un État lié par la présente Convention peut être attraite, dans un autre État lié par la présente convention, en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s'est produit ou risque de se produire.
Puisque l'
art. 5 par. 3 CL correspond en substance à l'art. 5 par. 3 du Règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000, dit Bruxelles I, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO L 12 du 16 janvier 2001 p. 1), entré en vigueur le 1
er mars 2002 (qui a remplacé la Convention dite de Bruxelles de 1968 portant sur le même objet), la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, anciennement dénommée Cour de justice des Communautés européennes, relative à la disposition réglementaire de l'Union européenne doit être prise en considération comme moyen d'interprétation authentique jusqu'au 30 octobre 2007 (cf.
ATF 131 III 227 consid. 3.1). Quant à la jurisprudence relative à l'art. 7 par. 2 du Règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012, dit Bruxelles I
bis, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO L 351 du 20 décembre 2012 p. 1), entré en vigueur le
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10 janvier 2015, elle peut être prise en compte pour l'interprétation de l'
art. 5 par. 3 CL puisque le contenu de cet article est identique à celui de l'art. 7 par. 2 (ALEXANDER R. MARKUS, Internationales Zivilprozessrecht, 2
e éd. 2020, n. 677 ss).
3.3 Selon une jurisprudence constante, l'expression "lieu où le fait dommageable s'est produit ou risque de se produire" au sens de l'
art. 5 par. 3 CL vise à la fois le lieu de l'événement causal qui est à l'origine du dommage, autrement dit le lieu de commission de l'acte (ci-après: le lieu de commission de l'acte) (Handlungsort), et le lieu de la matérialisation du dommage, c'est-à-dire le lieu du résultat de l'acte (Erfolgsort) (
ATF 145 III 303 consid. 4;
ATF 133 III 282 consid. 4.1;
ATF 132 III 778 consid. 3 et les références; arrêts de la CJUE du 30 novembre 1976 C-21/76
Handelskwekerij G. J. Bier BV contre Mines
de potasse d'Alsace SA, point 19; du 3 octobre 2013 C-170/12
Pinckney, point 26).
L'action en responsabilité pour le fait des produits est une action délictuelle au sens de l'art. 5 par. 3 CL et elle peut donc être intentée au for du lieu de commission de l'acte (Handlungsort) (arrêt de la CJUE du 16 juillet 2009 C-189/08 Zuid-Chemie BV, points 27 et 29) ou au for du lieu du résultat de celui-ci (Erfolgsort) (arrêt de la CJUE du 16 janvier 2014 C-45/13 Andreas Kainz, points 18 et 26).
Lorsque le lieu de commission de l'acte illicite ("lieu où se situe le fait susceptible d'engager une responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle") et le lieu du résultat ("lieu où ce fait a entraîné un dommage") ne sont pas identiques, la CJUE considère que le défendeur peut être attrait, au choix du demandeur, devant le tribunal de l'un ou de l'autre de ces deux lieux (arrêt
Zuid-Chemie BV, point 23; arrêt
Andreas Kainz, point 23). Et la CJUE de préciser que l'identification de l'un de ces deux points de rattachement doit permettre d'établir la compétence de la juridiction objectivement la mieux placée pour apprécier si les éléments constitutifs de la responsabilité de la personne attraite sont réunis (arrêts
Andreas Kainz, point 24 et
Pinckney, point 28). Si un lieu de commission ou un lieu de résultat a pu être identifié, le tribunal ne procède pas au cas par cas à l'examen de la compétence de la juridiction objectivement la mieux placée (
ATF 145 III 303 consid. 4.1).
3.4 L'interprétation des notions de lieu de commission de l'acte et de lieu du résultat doit se faire en fonction du système de compétences prévu par la Convention de Lugano et par le Règlement européen
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susmentionné (consid. 3.2), qui sont fondés sur la règle générale selon laquelle les personnes domiciliées sur le territoire d'un État membre sont attraites devant les juridictions de cet État et que ce n'est que par dérogation à cette règle générale que les art. 5-7, dont notamment l'art. 5 par. 3, prévoient des règles de compétences spéciales (cf. aussi arrêt
Andreas Kainz, point 21). Les règles de compétence doivent présenter un haut degré de prévisibilité et s'articuler autour de la compétence de principe du domicile du défendeur et cette compétence doit toujours être disponible, sauf dans quelques cas bien déterminés où la matière en litige ou l'autonomie des parties justifient un autre critère (cf. arrêt
Andreas Kainz, point 3). Les règles de compétence spéciales sont donc d'interprétation stricte et ne permettent pas une interprétation allant au-delà des hypothèses envisagées de manière explicite. Ainsi, selon la CJUE, en aucun cas, la recherche d'une cohérence avec le Règlement (CE) n° 864/2007 du Parlement européen et du Conseil du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (dit Rome II) (JO L 199 du 31 juillet 2007 p. 40) ne saurait conduire à donner aux dispositions du Règlement sur la compétence une interprétation étrangère au système et aux objectifs de celui-ci (arrêt
Andreas Kainz, points 19-22); l'interprétation ne saurait prendre en compte l'intérêt de la personne lésée en lui permettant d'introduire son action au lieu de son domicile (forum actoris), l'art. 5 par. 3 ne tendant pas précisément à offrir à la partie la plus faible une protection renforcée (arrêt
Andreas Kainz, points 30-31 avec référence à l'arrêt de la CJUE du 25 octobre 2012 C-133/11
Folien Fischer et Fofitec, point 46). Enfin, la CJUE a relevé que le lieu de commission ne saurait être celui où le produit en cause a été transféré au consommateur final ou au revendeur (arrêt
Andreas Kainz, point 31). L'exclusion d'un point de rattachement au domicile du demandeur lésé est d'ailleurs conforme à l'
art. 2 par. 1 CL qui prévoit que la compétence de la juridiction du domicile du défendeur doit prévaloir (arrêt
Andreas Kainz, point 32 qui renvoie au point 21).
3.5 Le demandeur à l'action en constatation de droit négative peut opter entre les fors déduits de l'
art. 5 par. 3 CL de la même manière que le demandeur à l'action condamnatoire. L'
art. 5 par. 3 CL vise aussi bien l'action de la prétendue victime d'un acte délictuel que l'action en constatation de droit négative du débiteur potentiel d'une créance fondée sur cet acte délictuel. Le demandeur, qu'il s'agisse de la victime ou du débiteur, peut donc choisir entre le for du lieu de commission de l'acte et le for du lieu du résultat. Si le Tribunal
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fédéral s'est prononcé dans ce sens dans le cadre d'une action en constatation de droit négative fondée sur le droit des cartels (
ATF 145 III 303 consid. 4.2), la CJUE l'a admis dans le cadre d'une demande en constatation de droit négative portant sur une absence de responsabilité délictuelle en matière de concurrence (arrêt
Fischer et Fofitec, points 2 et 55).
Certes, selon la jurisprudence, le rôle des parties à l'action en constatation de droit négative est inversé, mais le demandeur cherche seulement à établir l'absence des conditions de la responsabilité dont résulterait le droit à réparation du défendeur. L'inversion des rôles n'est donc pas de nature à exclure une action en constatation de droit négative du champ d'application de la règle de compétence en matière délictuelle. Les objectifs de prévisibilité du for et de la sécurité juridique poursuivis par cette règle de compétence n'ont trait ni à l'attribution des rôles des parties, ni à la protection de l'un d'eux. Il ne s'agit pas d'une règle tendant à offrir une protection renforcée à la partie faible; elle ne suppose pas que la prétendue victime doive ouvrir l'action. L'action positive et l'action en constatation de droit négative portent essentiellement sur les mêmes éléments de fait et de droit; elles ont le même objet et la même cause. La juridiction de l'un des deux lieux visés par cette règle est compétente, indépendamment du fait que l'action a été introduite par le débiteur potentiel et non par la prétendue victime de l'acte délictuel (
ATF 145 III 303 consid. 4.2.3; arrêt
Fischer et Fofitec, points 41-52).
L'arrêt Andreas Kainz (point 31) rendu sur l'action positive, d'un cycliste contre le fabricant d'une bicyclette, fait le lien avec l'arrêt Fischer et Fofitec (point 46) rendu sur une action en constatation de droit négative, en précisant que, dans les deux cas, la règle de compétence ne tend pas à offrir à la partie la plus faible une protection renforcée, ni ne vise à permettre au consommateur final de pouvoir saisir en toute hypothèse les juridictions de son propre domicile (arrêt Andreas Kainz, point 31). L'art. 5 par. 3 CL vaut donc tant pour l'action positive en responsabilité du fait des produits que pour l'action en constatation de droit négative portant sur l'absence de responsabilité du fait des produits.
3.6 En l'espèce, à ce stade de l'examen de la compétence, on peut retenir que tant le cycliste, par l'action délictuelle positive, que la société, par l'action en constatation de droit négative, peuvent ouvrir action au lieu de commission de l'acte illicite.
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4. Il reste à déterminer où se trouve le lieu de commission de l'acte illicite selon l'
art. 5 par. 3 CL en matière de responsabilité pour le fait des produits. La demanderesse soutient qu'il s'agit du lieu où elle a conçu ce vélo de course et où elle en a vérifié la conformité aux normes ISO avant sa mise sur le marché, et non le lieu où elle fait fabriquer ces vélos (en Chine) ou assembler leurs éléments (en Hollande) ou les distribue (depuis la Belgique). Le défendeur soutient que le lieu de commission se trouve au lieu de fabrication matérielle, comme l'a retenu la cour cantonale.
4.1 Les dispositions de la Convention de Lugano doivent être interprétées de manière autonome en se référant au système et aux objectifs visés par les règles de compétence de cette convention (
ATF 134 III 214 consid. 2.3; arrêts
Zuid-Chemie BV, point 17;
Andreas Kainz
, point 19 et
Pinckney, point 23). Comme tout traité, la Convention de Lugano doit être interprétée de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but (art. 31 par. 1 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités [CV; RS 0.111]) (
ATF 135 III 324 consid. 3.1;
ATF 131 III 227 consid. 3.1 et les arrêts cités).
Comme on vient de le voir (cf. consid. 3.4 et 3.5 ci-dessus), l'art. 5 par. 3 CL ne tend pas à protéger la partie faible en lui permettant d'ouvrir action à son propre domicile (forum actoris). Les règles de compétence doivent s'articuler autour de la compétence de principe du domicile du défendeur, ce qui doit également valoir pour l'action en constatation de droit négative dont l'objet est en réalité la créance en indemnisation du lésé; dans un tel cas, il ne faut pas perdre de vue que les règles de compétence doivent aussi s'articuler autour de la compétence du tribunal du domicile du débiteur potentiel, les fors de l'art. 5 par. 3 CL n'étant justifiés qu'aux conditions strictes de cette disposition. La cohérence avec la réglementation sur la loi applicable ne doit pas aboutir à interpréter les règles de compétence contrairement aux objectifs poursuivis par la Convention de Lugano, respectivement le Règlement européen sur la compétence.
4.2 En matière de responsabilité du fait des produits, la détermination du lieu de commission de l'acte n'est pas aisée car le défaut du produit peut dépendre d'actes ou d'omissions se produisant au stade de la conception, de la fabrication ou de la commercialisation du produit. La localisation du lieu de commission peut donc être ardue (cf. ANDREA BONOMI, in Commentaire romand, Loi sur le droit international privé, Convention de Lugano, 2011, n° 7 ad
art. 135 LDIP).
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Dans l'affaire Andreas Kainz précitée, la CJUE a statué qu'"en cas de mise en cause de la responsabilité d'un fabricant du fait d'un produit défectueux, le lieu de l'événement causal à l'origine du dommage est le lieu de fabrication du produit en cause". Cette notion de lieu de fabrication n'était, dans cet arrêt, ni délicate, ni équivoque, ni controversée en tant que telle: en effet, la bicyclette avait été entièrement fabriquée en Allemagne et seulement achetée par le cycliste auprès d'un détaillant en Autriche, et l'accident était aussi survenu en Allemagne. La seule question était de savoir si le lieu de commission de l'acte illicite ("la détermination du lieu de l'événement causal") se situait au lieu de la fabrication de la bicyclette défectueuse, en Allemagne, ou au lieu de l'acquisition de celle-ci auprès d'un détaillant, en Autriche. Or, comme le relève la recourante, force est de constater que la CJUE a commencé par affirmer que ce n'est qu'"en principe" que l'événement causal survient au lieu où le produit en cause est fabriqué. Il faut donc retenir qu'elle n'a généralisé cette notion dans sa subsomption en cette affaire que parce qu'il n'y avait qu'un seul lieu de fabrication, en Allemagne.
Il s'impose donc d'interpréter, selon la bonne foi et en tenant compte des objectifs poursuivis par les règles de compétence, les termes de concepteur/producteur/fabricant et de lieu de conception/production/ fabrication lorsque le produit prétendument défectueux est réalisé dans plusieurs lieux. On ne saurait déduire de l'art. 5 par. 3 CL, ni que le lésé doive ouvrir action, ni que le producteur puisse être attrait dans tous les États de fabrication matérielle de toutes les pièces détachées qui composent le produit. Dans la chaîne des causes du défaut, il y a lieu de considérer que le lieu de commission de l'acte dépend à la fois du concepteur/producteur dont le lésé met en cause la responsabilité et du lieu où celui-ci a agi, et non de tous les lieux où celui-ci a fait réaliser ses produits par des tiers.
4.3 En l'espèce, il résulte des constatations de fait de l'arrêt attaqué que la société demanderesse "produit" des vélos, en particulier le modèle de course x, que la conception du produit est effectuée à ..., en Suisse, que la société le fait fabriquer en Chine, voire en Hollande où il est assemblé.
Le cycliste défendeur entend bien mettre en cause la responsabilité de cette société, qui a conçu et produit le vélo de course en question, et non celle d'une société dont le nom lui est certainement inconnu, en Chine ou en Hollande, qui aurait fabriqué des pièces du vélo,
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respectivement assemblé celles-ci. C'est bien à la société demanderesse que le cycliste réclame 270'000 euros, et non à un quelconque autre fabricant. La qualité d'obligée de la société demanderesse - qui aurait la qualité pour défendre à l'action miroir du cycliste - est nécessairement liée à la qualité de concepteur/producteur du vélo. Les fabricants de pièces détachées et l'assembleur ne sont que des auxiliaires de la société demanderesse, dont celle-ci est responsable vis-à-vis de l'acquéreur du produit fini.
Puisqu'il est constaté dans l'arrêt attaqué que le responsable auquel le cycliste impute le défaut du vélo a conçu et produit ce vélo à ..., en Suisse, il y a lieu d'admettre que le lieu de commission de l'acte illicite au sens de l'art. 5 par. 3 CL se trouve à ce lieu, en Suisse. C'est donc à tort que la cour cantonale a retenu que le lieu de commission se trouvait au lieu de fabrication matérielle de la fourche du vélo en Chine, voire en Hollande au lieu de son assemblage, autrement dit hors de Suisse.