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Chapeau

39371/20


Duarte Agostinho et autres c. Portugal Et 32 Autres
Décision no. 39371/20, 09 avril 2024

Regeste

Affaire ayant fait l'objet d'un commentaire, introduite a posteriori dans Bradoc.
ARRÊT de la CourEDH: Klimaschutz durch die Europäische Menschenrechtskonvention.

Synthèse de l'OFJ
(2ème rapport trimestriel 2024) Droit à la vie (art. 2 CEDH) ; interdiction des traitements inhumains ou dégradants (art. 3 CEDH) ; droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8 CEDH) ; interdiction de la discrimination (art. 14 CEDH) ; changement climatique. Invoquant en particulier les articles 2 (droit à la vie), 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants), 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et 14 (interdiction de la discrimination) de la Convention, les requérants, six jeunes ressortissants portugais, se plaignent des effets présents et des graves effets futurs du changement climatique, qu'ils attribuent aux États défendeurs. Ils citent en particulier les vagues de chaleur, les feux de forêt et les fumées d'incendie, qui, selon eux, ont des effets sur leur vie, leur bien-être, leur santé mentale et les agréments de leur foyer. Selon eux, le réchauffement climatique touche plus particulièrement leur génération et, compte tenu de leur âge, les ingérences sont plus prononcées dans leurs droits que dans ceux des générations précédentes. Ils s'appuient sur divers articles de la Convention, des instruments internationaux tels l'Accord de Paris sur le climat de 2015 ou la Convention des Nations Unies sur les droits de l'enfant, des rapports généraux et des rapports d'experts concernant les dommages pour la santé causés par le changement climatique. S'agissant de la juridiction extraterritoriale des États défendeurs autre que le Portugal, la Cour a conclu au terme de son examen qu'il n'existait dans la Convention aucun fondement propre à justifier qu'elle étende, par voie d'interprétation judiciaire, la juridiction extraterritoriale de la manière demandée par les requérants. Elle en a conclu que la juridiction territoriale était établie en ce qui concerne le Portugal, et qu'aucun titre de juridiction ne pouvait être établi en ce qui concerne les autres États défendeurs. Dès lors, elle a déclaré le grief dirigé contre les autres États défendeurs irrecevable en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention. Les requérants n'ayant exercé aucune voie de droit disponible au Portugal pour faire valoir leurs griefs, elle a conclu également que le grief dirigé par les requérants contre le Portugal était irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes. Irrecevable (unanimité).


Faits

GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE DUARTE AGOSTINHO ET AUTRES c. PORTUGAL
ET 32 AUTRES
(Requête no 39371/20)
DÉCISION
STRASBOURG
9 avril 2024
TABLE DES MATIÈRES
PROCÉDURE
EN FAIT
I. FAITS EXPOSÉS PAR LES REQUÉRANTS
A. Les faits présentés dans le formulaire de requête
1. Les requérants nos 1 à 3
2. La requérante no 4
3. Les requérants nos 5 et 6
B. Les faits présentés à la Grande Chambre
II. LES FAITS PRÉSENTÉS PAR LES GOUVERNEMENTS DÉFENDEURS
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
I. LE CADRE JURIDIQUE INTERNE DU PORTUGAL
A. Le droit interne pertinent
1. La Constitution
2. La loi no 83/95 du 31 août 1995
3. Le code civil
4. Le code de procédure civile
5. La loi no 19/2014 du 14 avril 2014
6. La loi no 67/2007 du 31 décembre 2007
7. Le code de procédure administrative
8. La loi no 35/98 du 18 juillet 1998
9. Le décret-loi no 147/2008 du 20 juillet 2008
10. La loi no 98/2021 du 31 décembre 2021
11. La loi no 34/2004 du 29 juillet 2004
12. La loi no 108/2017 du 23 novembre 2017
B. La pratique interne pertinente
II. LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS
A. Le système des Nations unies
B. Le Conseil de l'Europe
C. Les systèmes régionaux de protection des droits de l'homme
III. APERÇU DE LA JURISPRUDENCE INTERNE RELATIVE AU CHANGEMENT CLIMATIQUE
GRIEF
EN DROIT
I. THÈSES DES PARTIES
A. Les gouvernements défendeurs
1. Observations communes
a) Remarques générales
b) Sur la juridiction
c) Sur l'épuisement des voies de recours internes
d) Sur la qualité de victime
2. Observations communiquées à titre individuel par les États défendeurs
a) Le gouvernement bulgare
b) Le gouvernement croate
c) Le gouvernement français
d) Le gouvernement hongrois
e) Le gouvernement letton
f) Le gouvernement néerlandais
g) Le gouvernement portugais
h) Le gouvernement suisse
i) Le gouvernement turc
B. Les requérants
1. Remarques générales
2. Sur la juridiction
3. Sur l'épuisement des voies de recours internes
4. Sur la qualité de victime
C. Les tiers intervenants
1. La Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe
2. La Commission européenne
3. Les Rapporteurs spéciaux des Nations unies sur les droits de l'homme et l'environnement, et sur les substances toxiques et les droits de l'homme
4. Le réseau européen des institutions nationales des droits de l'homme (ENNHRI)
5. Save the Children International
6. Climate Action Network Europe (CAN-E)
7. Le Consortium ETO, Amnesty International, le Centre d'études juridiques et sociales (Centro de Estudios Legales y Sociales), le Center for Transnational Environmental Accountability (« CTEA »), l'Economic and Social Rights Centre (Hakijamii), FIAN International, la Great Lakes Initiative for Human Rights and Development (« GLIHD »), les professeurs Mark Gibney, Sigrun Skogly, Wouter Vandenhole et Jingjing Zhang, ainsi que les docteurs Gamze Erdem Türkelli, Nicolás Carillo-Santarelli, Jernej Letnar Černič, Tom Mulisa, Nicholas Orago et Sara Seck, et le groupe de recherche en droit et développement de l'université d'Anvers
8. Le Centre pour le droit international de l'environnement (« CIEL »), Greenpeace International et l'Union of Concerned Scientists
9. Le réseau international pour les droits économiques, sociaux et culturels (« ESCR-Net »)
10. Le projet de recherche ALL-YOUTH et le groupe de recherche en droit public de l'université de Tampere
11. La professeure Christel Cournil et Notre Affaire à Tous (« NAAT »)
12. Our Children's Trust (« OCT »), Oxfam International et ses affiliés (« Oxfam »), le Centre for Climate Repair de l'université de Cambridge et le Centre for Child Law de l'université de Pretoria
II. APPRÉCIATION DE LA COUR
A. Questions préliminaires
1. La requête dirigée contre l'Ukraine
2. La requête dirigée contre la Fédération de Russie
B. Observations liminaires concernant les points de droit soulevés devant la Cour
C. Sur la juridiction
1. Principes généraux
2. Application au cas d'espèce des principes et considérations qui précèdent
a) Sur la juridiction territoriale
b) Sur la juridiction extraterritoriale
c) Conclusion
D. Sur l'épuisement des voies de recours internes
1. Principes généraux
2. Application au cas d'espèce des principes qui précèdent
E. Sur la qualité de victime
F. Conclusion
ANNEXE
La Cour européenne des droits de l'homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Síofra O'Leary,
Georges Ravarani,
Marko Bošnjak,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Arnfinn Bårdsen,
Armen Harutyunyan,
Pauliine Koskelo,
Tim Eicke,
Darian Pavli,
Raffaele Sabato,
Lorraine Schembri Orland,
Anja Seibert-Fohr,
Peeter Roosma,
Ana Maria Guerra Martins,
Mattias Guyomar,
Andreas Zünd , juges ,
et de Soren Prebensen, greffier adjoint de la Grande Chambre ,
Vu la requête susmentionnée introduite le 7 septembre 2020,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 septembre 2023, le 11 janvier 2024 et le 15 février 2024, rend la décision suivante :
PROCÉDURE
1. À l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 39371/20) dirigée contre la République portugaise et trente-deux autres États (la République d'Autriche, le Royaume de Belgique, la République de Bulgarie, la Confédération suisse, la République de Chypre, la République tchèque, La République fédérale d'Allemagne, Le Royaume de Danemark, le Royaume d'Espagne, la République d'Estonie, La République de Finlande, la République française, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, la République hellénique, la République de Croatie, la République de Hongrie, l'Irlande, la République italienne, la République de Lituanie, le Grand-Duché de Luxembourg, la République de Lettonie, la République de Malte, le Royaume des Pays-Bas, le Royaume de Norvège, la République de Pologne, la Roumanie, la Fédération de Russie, la République slovaque, la République de Slovénie, le Royaume de Suède, la République de Türkiye et l'Ukraine) et dont six ressortissants portugais (dont la liste figure au paragraphe 11 ci-dessous) ont saisi la Cour le 7 septembre 2020 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les gouvernements défendeurs (« les Gouvernements ») ont été représentés par leurs agents, dont les noms figurent en annexe.
3. Les requérants alléguaient en particulier qu'ils étaient victimes de violations des articles 2, 3, 8 et 14 de la Convention à raison des effets présents et des graves effets futurs du changement climatique, qu'ils attribuaient aux États défendeurs. Ils citaient en particulier les vagues de chaleur, les feux de forêt et les fumées d'incendie, qui, selon eux, avaient des effets sur leur vie, leur bien-être, leur santé mentale et les agréments de leur foyer.
4. La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour (« le règlement »)). Elle a été communiquée aux Gouvernements le 13 novembre 2020. Le juge Eicke a été désigné juge de la communauté d'intérêt le 24 mai 2022 (article 30 du règlement). Le 28 juin 2022, la chambre à laquelle la requête avait été confiée s'est dessaisie au profit de la Grande Chambre (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).
5. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Le président de la Cour a décidé que, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, la présente espèce devait être attribuée à la même formation de la Grande Chambre que les affaires Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse (requête no 53600/20) et Carême c. France (requête no 7189/21) (articles 24, 42 § 2 et 71 du règlement), dont des chambres des troisième et cinquième sections, respectivement, s'étaient dessaisies.
6. Tant les requérants que les gouvernements défendeurs (paragraphes 72- 74 ci-dessous) ont déposé des mémoires sur la recevabilité et le fond de l'affaire. La Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe a exercé son droit de prendre part à la procédure et a présenté des observations écrites (article 36 § 3 de la Convention). De plus, après avoir été autorisés par le président à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement), les tiers intervenants suivants ont adressé leurs observations à la Cour : la Commission européenne, les Rapporteurs spéciaux des Nations unies sur les droits de l'homme et l'environnement, et sur les substances toxiques et les droits de l'homme, le Réseau européen des institutions nationales des droits de l'homme (« ENNHRI »), Save the Children International, Climate Action Network Europe (« CAN-E »), le Consortium ETO et ses partenaires, le Centre pour le droit international de l'environnement (« CIEL »), Greenpeace International et l'Union of Concerned Scientists, le réseau international pour les droits économiques, sociaux et culturels (« ESCR-Net »), le projet de recherche ALL-YOUTH et le groupe de recherche en droit public de l'université de Tampere, la professeure Christel Cournil et Notre Affaire à Tous (« NAAT »), ainsi que Our Children's Trust (« OCT »), Oxfam International et ses affiliés (Oxfam), le Centre for Climate Repair de l'Université de Cambridge et le Centre for Child Law de l'Université de Pretoria.
7. Le 11 janvier 2023, la Grande Chambre a décidé que, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, il convenait, une fois la procédure écrite de ces trois affaires terminée, d'échelonner les procédures orales de telle manière qu'une audience dans les affaires Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse et Carême c. France se tiendrait le 29 mars 2023 et qu'une audience en l'espèce aurait lieu à un stade ultérieur devant la même formation de la Grande Chambre.
8. Une audience s'est déroulée en public au Palais des droits de l'homme, à Strasbourg, le 27 septembre 2023.
9. La liste des comparants figure en annexe. La Cour a entendu en leurs déclarations M. S. Swaroop KC, Mme I. Niedlispacher et M. R. Matos, qui ont présenté des observations communes pour les gouvernements défendeurs, MM. V. de Graaf, Matos et H.A. Açikgül, qui ont présenté des observations spécifiques pour les gouvernements néerlandais, portugais et turc, respectivement, ainsi que Mmes A. Macdonald KC et A. Sander, qui représentaient les requérants. Elle a également entendu en leurs déclarations la Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, Mme D. Mijatović, (article 44 § 2 du règlement), ainsi que les tiers intervenants qui avaient été autorisés à prendre part à l'audience (article 44 § 3 du règlement), M. D. Calleja Crespo, pour la Commission européenne, et Mme A. Matheson Mestad, pour l'ENNHRI.
10. Les réponses aux questions posées par la Cour ont été données par M. Swaroop KC, Mme Niedlispacher et M. Matos pour le compte des Gouvernements, et par Mme Macdonald KC pour les requérants. En outre, la présidente a, à titre exceptionnel, autorisé les gouvernements défendeurs à répondre à certaines questions par écrit. Les requérants ont obtenu ces réponses et ont eu la possibilité de formuler des observations à leur propos.
EN FAIT
11. Les requérants, dont la liste figure ci-dessous, sont tous des ressortissants portugais résidant au Portugal :
1. La première requérante, Mme Clàudia Duarte Agostinho, est née en 1999 ;
2. Le deuxième requérant, M. Martim Duarte Agostinho, est né en 2003 ;
3. La troisième requérante, Mme Mariana Duarte Agostinho, est née en 2012 ;
4. La quatrième requérante, Mme Catarina Dos Santos Mota, est née en 2000 ;
5. La cinquième requérante, Mme Sofia Isabel Dos Santos Oliveira, est née en 2005 ;
6. Le sixième requérant, M. André Dos Santos Oliveira, est né en 2008.
Les première, troisième et quatrième requérantes résident à Merinhas (municipalité de Pombal), et le deuxième requérant à Leiria ; ces deux municipalités sont situées dans le district de Leiria. Les cinquième et sixième requérants résident quant à eux à Sobreda, paroisse civile de la municipalité d'Almada, laquelle fait partie de l'aire métropolitaine de Lisbonne.
I. FAITS EXPOSÉS PAR LES REQUÉRANTS
A. Les faits présentés dans le formulaire de requête
12. Les requérants s'appuient sur les documents internationaux[2], rapports généraux et rapports d'experts[3] pertinents concernant les dommages pour la santé humaine causés par le changement climatique. Ces documents indiqueraient en particulier que le Portugal subit déjà un certain nombre d'effets du changement climatique, notamment une augmentation des températures moyennes, ainsi que des températures extrêmes à l'origine de vagues de chaleur constitutives de facteurs majeurs de déclenchement de feux de forêt.
13. Les requérants estiment que tous les États défendeurs sont responsables de cette situation. Ils allèguent en particulier que les États ont contribué au changement climatique en autorisant notamment :
a) le rejet d'émissions sur leur territoire national et sur les zones en mer « relevant de leur juridiction » ;
b) l'exportation de combustibles fossiles extraits sur leur territoire ;
c) l'importation de marchandises dont la production est à l'origine d'émissions dans l'atmosphère ; et
d) la contribution d'entités relevant de leur juridiction au rejet d'émissions à l'étranger, par l'extraction de combustibles fossiles à l'étranger ou par le financement de pareille activité.
14. Les requérants s'estiment menacés par le changement climatique, et ils soutiennent que le risque auquel ils se trouvent exposés ne pourra qu'augmenter de manière significative au cours de leur vie et menacera également les enfants qu'ils pourraient avoir. Ils disent avoir déjà ressenti des baisses d'énergie, éprouvé des difficultés à dormir et constaté une baisse de leur capacité à passer du temps ou pratiquer des activités sportives à l'extérieur au cours des récentes vagues de chaleur. Ils arguent que les régions dans lesquelles ils résident sont exposées à un risque accru d'incendies extrêmes. Ils avancent que les incendies de 2017 sont arrivés à proximité immédiate des habitations des requérants nos 1 à 4, et que le jardin de la maison des requérants nos 1 à 3 a été recouvert de cendres. Ils ajoutent que les feux de forêt ont angoissé et perturbé les requérants nos 5 et 6. Ils soutiennent également que les requérants nos 1 à 4 ont été horrifiés d'apprendre que les incendies en question tuaient près de chez eux. Ils font valoir que le deuxième requérant s'est trouvé dans l'impossibilité de se rendre à l'école pendant plusieurs jours en raison de la quantité de fumée présente dans l'air. Ils se disent en outre anxieux à l'idée des effets que le changement climatique pourrait avoir sur eux et leurs familles, ainsi que sur les familles qu'ils espèrent fonder à l'avenir.
15. À l'appui de leur requête, les requérants ont communiqué des déclarations personnelles écrites, dont un résumé figure ci-dessous.
1. Les requérants nos 1 à 3
16. Dans une déclaration écrite signée par eux et accompagnant le formulaire de requête, les requérants nos 1 à 3 expliquent qu'ils ont décidé de saisir la Cour à la suite des feux de forêt qui ont frappé le Portugal au cours de l'été 2017. Ils réitèrent les allégations qu'ils ont exposées dans le formulaire de requête (paragraphe 14 ci-dessus) et ajoutent que ni eux-mêmes, ni aucun de leurs amis ou proches n'ont été blessés dans ces incendies, et que leur famille n'a subi aucun préjudice. Ils font toutefois valoir que ces incendies ont fait plus de soixante victimes et de nombreux blessés, et que les faits en question se sont tous produits à moins d'une heure de voiture de leur domicile. Ils disent avoir vécu des moments d'horreur au cours de ces incendies, d'autant plus, ajoutent-ils, qu'ils savaient que des personnes mouraient de la plus atroce des manières si près de chez eux. Ils ajoutent que des incendies se sont à nouveau déclarés en octobre 2017, touchant toute la moitié nord du Portugal, dont certaines zones situées à proximité immédiate de leur domicile, faisant environ quarante-cinq morts à l'échelle nationale.
17. Sur les raisons à l'origine de leur décision de saisir la Cour, les requérants s'expriment comme suit :
« Les incendies nous ont fait comprendre que le changement climatique constitue une menace, non pas uniquement pour l'avenir de la planète ou les calottes glaciaires, mais aussi pour nous, ici, maintenant, à notre porte. À cette période, nous avons éprouvé le besoin pressant de faire quelque chose. Nous savons que si les gouvernements n'agissent pas immédiatement pour réduire les émissions de gaz à effet de serre au niveau planétaire, la menace que le changement climatique fait peser sur nous ne fera que croître. Certes, nous n'avons subi aucun préjudice en 2017, mais nos chances de nous en sortir indemnes à nouveau ne feront que s'amenuiser à mesure que le temps passera si nous persistons sur la voie que nous avons empruntée. Une fois encore, le Portugal a connu cet été (2020) d'immenses feux de forêt, conséquence de températures élevées et de vents violents. Heureusement, ces incendies ont été moins importants qu'en 2017 mais ils nous rappellent la menace qui pèse sur nous. C'est pourquoi nous avons décidé d'introduire la présente requête.
Le changement climatique nous fait craindre ce que l'avenir nous réserve, à nous et aux familles que nous espérons fonder. Certes, nous pourrions peut-être, à un moment donné, vouloir passer du temps à l'étranger ; toutefois, le Portugal reste notre pays, le pays dans lequel, selon toute probabilité, nous passerons l'essentiel de notre vie et fonderons nos propres familles. Et pourtant, nous avons appris à la lecture du rapport d'expertise publié par Climate Analytics que le Portugal est une zone critique pour le changement climatique. Nous sommes tristes et effrayés à l'idée de penser que si les gouvernements persistent sur la voie actuelle, nous connaîtrons des vagues de chaleur bien plus extrêmes que celles qui ont déjà frappé notre pays ces dernières années, et des événements similaires aux incendies qui se sont déclarés autour de nous en 2017 se reproduiront sans cesse, gagnant en intensité à l'avenir. Même Mariana, qui n'a que huit ans, comprend que l'environnement naturel qui l'entoure est menacé, ce qui l'angoisse profondément, elle qui aime tant la nature. »
18. Les requérants allèguent en outre que les conséquences du changement climatique, des températures élevées et de la sécheresse en particulier, ont ou auront de multiples effets sur leur vie. Ils soutiennent que les chaleurs extrêmes sont difficiles à supporter et les obligent à passer plus de temps en intérieur, que leur énergie s'en trouve diminuée et qu'ils éprouvent des difficultés à dormir, ce qui nuit à leur productivité. Ils estiment que d'intenses sécheresses pourraient nuire à leur capacité à cultiver la terre et à utiliser leur puits. Les requérants nos 1 et 2 ajoutent qu'ils souffrent d'allergies (allergie au soleil, rhinites allergiques et sinusites, respectivement) et qu'ils sont inquiets parce que, arguent-ils, le changement climatique en aggravera certaines.
19. Enfin, les requérants précisent ce qui suit : « [c]ette déclaration a été préparée avec l'aide de nos parents (Teresa et Sérgio), qui attestent de la véracité des propos relatifs à Mariana et Martim. »
2. La requérante no 4
20. Dans une déclaration écrite, la quatrième requérante explique être une amie et voisine de la famille Duarte Agostinho. Elle précise les raisons qui l'ont poussée à saisir la Cour :
« J'ai décidé de me joindre à Claudia, Martim et Mariana Duarte Agostinho lorsque j'ai appris qu'ils avaient saisi la Cour. J'ai moi aussi vécu l'horreur des feux de forêt qui ont frappé le Portugal en 2017, même si, heureusement, ni moi ni aucun membre de ma famille n'avons subi un préjudice corporel ou matériel. Cela fait un moment déjà que suis préoccupée par le changement climatique. En conséquence, j'ai modifié ma façon de vivre. Je consomme bien moins de viande qu'avant, par exemple, car je sais que la production de viande contribue au changement climatique. »
21. La quatrième requérante argue également qu'elle n'a pu pratiquer aucune activité sportive en extérieur pendant les vagues de chaleur extrême qui ont frappé le pays, et qu'en certaines occasions, pendant l'été 2020, elle a même complètement évité de passer du temps à l'extérieur. Elle se plaint de difficultés à dormir, ce qui, soutient-elle, l'empêche de fonctionner normalement pendant la journée. Elle se dit de plus en plus inquiète des répercussions que le changement climatique aura sur son avenir et sur celui de sa génération, ce phénomène représentant selon elle, en l'état actuel de la situation, une menace évidente pour la vie, la santé et la qualité de vie. Elle ajoute qu'elle souffrait enfant d'un asthme aigu (qui lui pose moins de problèmes désormais), et qu'elle souffre occasionnellement de bronchites. Elle estime qu'une détérioration significative de la qualité de l'air pourrait provoquer chez elle une réapparition de son asthme aigu et une aggravation des symptômes liés aux bronchites dont elle dit souffrir.
3. Les requérants nos 5 et 6
22. Les requérants expliquent qu'ils ont décidé d'introduire la présente requête devant la Cour pour les raisons suivantes :
« C'est peu après que d'importants feux de forêt ont frappé le Portugal en 2017, une première fois en juin, puis en octobre, faisant plus de cent morts, que nous avons décidé, avec nos parents, de nous joindre à la présente requête. Heureusement, aucun de nos amis ou proches n'a trouvé la mort ou été blessé au cours de ces incendies, mais les scènes de destruction qui se sont répétées dans tout notre pays nous ont fait comprendre la réalité de la menace causée par le changement climatique. Nous avons été perturbés en voyant, aux informations, les images des incendies, avec des personnes appelant à l'aide à la suite des destructions. Cela nous a beaucoup angoissés et perturbés. »
23. Les requérants soutiennent également que le changement climatique les inquiète, en particulier depuis qu'ils ont pris connaissance de la synthèse du rapport publié par Climate Analytics. Ils disent éprouver des difficultés à dormir, manquer d'énergie et ne pas pouvoir sortir pendant les jours de fortes chaleurs. Ils expliquent que les scènes de mort et de destruction liées aux feux de forêt les ont effrayés et angoissés. Ils affirment souffrir d'allergies qui seront exacerbées en cas de températures élevées. Ils craignent également de ne pas pouvoir passer du temps à l'extérieur à l'avenir. Ils ajoutent que leur domicile se trouve à proximité de la mer, assez près pour subir les effets des tempêtes hivernales.
24. Les requérants précisent que leurs parents étaient présents lorsqu'ils ont fourni les informations contenues dans leur déclaration, et que ceux-ci en ont confirmé la véracité.
B. Les faits présentés à la Grande Chambre
25. Dans leur mémoire en date du 5 décembre 2022, les requérants reprennent les arguments qu'ils ont exposés dans le formulaire de requête, et ils s'appuient sur les rapports plus récents du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (« le GIEC »)[4] et d'autres rapports scientifiques[5] montrant la dangerosité du réchauffement planétaire actuel et la nécessité de réduire les émissions « rapidement et drastiquement » d'ici 2030 pour que soit atteint l'objectif convenu de limiter à 1,5 oC la hausse des températures. Ils allèguent que depuis l'adoption de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (« la CCNUCC ») en 1992 et de l'Accord de Paris[6], les États défendeurs ont conscience des dangers que représente selon eux le changement climatique. Ils soutiennent que chaque État défendeur doit prendre des mesures dans les quatre domaines identifiés au paragraphe 13 ci-dessus. Ils arguent que le Portugal est l'un des pays d'Europe qui sera le plus touché par les conséquences négatives du changement climatique et que le pays fait face à des « obstacles difficiles à franchir » quant à sa capacité d'adaptation aux effets du réchauffement planétaire[7].
26. Les requérants ont communiqué une liste dans laquelle ils recensent les conséquences et risques spécifiques auxquels le changement climatique les expose selon eux. Cette liste, qui se fonde principalement sur l'évolution générale du climat au Portugal[8], renferme les éléments suivants :
a) Effets liés à la chaleur - les requérants disent à nouveau qu'au cours de périodes de chaleur extrême, ils sont contraints de limiter leurs activités juvéniles habituelles, à savoir jouer et faire du sport en extérieur, et profiter du grand air. Ils soutiennent qu'ils éprouvent en période de fortes chaleurs nocturnes des difficultés à dormir qui se traduisent, les jours suivants, par une fatigue plus forte et une productivité moindre. Les requérants nos 2, 4 et 6 allèguent qu'ils souffrent de troubles respiratoires et qu'une augmentation de la température moyenne se traduirait par une augmentation de 2,7 % de la mortalité au niveau global et de 1,7 % de la morbidité respiratoire.
b) Feux de forêt et fumées d'incendie - les requérants nos 1 à 3 ont décrit « l'horreur » que ces incendies leur ont inspirée, et ils expliquent que la première requérante souffre désormais d'anxiété à l'approche de chaque été. Ils ajoutent qu'au moment des feux de forêt, leur jardin a été recouvert de cendres, que le deuxième requérant n'a pas pu aller à l'école, et que de la fumée (contenant des produits chimiques néfastes pour l'homme) emplissait le ciel. Ils disent redouter que des feux de forêt au moins aussi violents que ceux de 2017 se produisent à l'avenir. Ils soutiennent que là où ils résident, le nombre de jours présentant un risque extrême d'incendie devrait augmenter de manière significative entre les années 2000 et 2100.
c) Pollution de l'air et allergènes - les requérants allèguent que le changement climatique expose les personnes résidant au Portugal à des niveaux élevés de pollution et pourrait accroître les niveaux d'allergènes dans l'air, ce qui aurait un effet aggravant sur les maladies respiratoires comme l'asthme. Ils arguent que les requérants nos 2, 4, 5 et 6 souffrent de problèmes de santé provoqués par la pollution et les allergènes. Ils ajoutent que le deuxième requérant a produit un certificat médical attestant qu'il souffre de rhinites et d'asthme, et que le sixième requérant a fourni un certificat médical manuscrit indiquant qu'il souffre d'asthme bronchique aggravé par une évolution des températures liée au changement climatique, et plus précisément la chaleur extrême.
d) Effets sur la santé mentale - les requérants exposent que l'auteure principale d'une étude sur les effets du changement climatique sur la santé mentale des jeunes au Portugal [9] a rédigé concernant les requérants en l'espèce un rapport d'expertise dans lequel elle soutient que les requérants nos 2, 5 et 6 souffrent d'une « expérience négative vécue durant l'enfance » en rapport avec une anxiété prolongée liée au climat, et que le fait de savoir que les détenteurs de l'autorité ne les ont pas protégés a causé aux intéressés une forme de souffrance psychique appelée « blessure morale ».
27. Dans leurs observations complémentaires du 29 mars 2023, les requérants arguent qu'il n'existe en fait que peu d'éléments factuels sur lesquels eux-mêmes et les États défendeurs sont en désaccord. Ils estiment que les éléments suivants ne font pas débat : i) les causes et effets du changement climatique au niveau planétaire, ii) les effets du changement climatique au Portugal et les limites à la capacité d'adaptation du Portugal, iii) la nécessité de limiter le réchauffement climatique à 1,5 oC, iv) l'inadéquation de la trajectoire suivie actuellement, v) la nécessité, soulignée par le GIEC, de réduire rapidement les émissions à l'échelle mondiale, vi) la nécessité de réduire de manière drastique la production de combustibles fossiles, et vii) la contribution au changement climatique des émissions intrinsèques et extérieures des entités domiciliées dans les États défendeurs.
28. Les requérants arguent que le risque que les districts dans lesquels ils résident soient frappés par des vagues de chaleur est comparable au risque globalement élevé et croissant que le Portugal dans son ensemble soit frappé par de tels phénomènes. Ils expliquent qu'ils vivent tous dans des zones ayant connu des températures record, supérieures à 40℃, au cours des dernières années. Ils exposent que les requérants nos 1 à 4 résident dans des zones classées comme présentant un risque « modéré » et que tous les requérants résident dans des zones situées sur ou à proximité de la côte, où l'humidité est plus élevée et où des problèmes liés à la chaleur peuvent survenir à des températures moins élevées. Ils font valoir que le district dans lequel les requérants nos 1 à 4 résident a été l'un des trois les plus touchés par les feux de forêt qui ont frappé le Portugal en 2022.
29. Les requérants soutiennent que le fait de devoir demeurer en intérieur pendant les vagues de chaleur ne peut être considéré comme un « problème banal ». Ils arguent que la fréquence des vagues de chaleur augmentera de manière significative du fait du changement climatique, et que les États défendeurs doivent se saisir de la question (paragraphe 35 ci-dessous).
30. Les requérants précisent qu'il convient de comprendre leur référence aux feux de forêt de 2017 comme un exemple des effets de plus en plus fréquents et sévères que le changement climatique provoque et continuera de provoquer au Portugal, mais qu'ils n'ont jamais dit que leur grief concernant les effets pour eux du changement climatique se limitait aux feux de forêt de 2017.
II. LES FAITS PRÉSENTÉS PAR LES GOUVERNEMENTS DÉFENDEURS
31. Dans les observations communes qu'ils ont communiquées à la Grande Chambre (paragraphes 72- 73 ci-dessous), les gouvernements défendeurs contestent la valeur probante des rapports d'expertise que les requérants invoquent à l'appui de leurs allégations à propos du changement climatique et de ses effets les concernant. Ils soutiennent que les rapports en question n'ont pas été soumis à un examen par des pairs et que certains s'appuient sur des hypothèses contestées qui ne constituent pas les meilleures preuves disponibles.
32. Les Gouvernements expliquent en outre que les informations factuelles concernant l'affaire ont été recueillies et examinées par le gouvernement portugais, et que les autres gouvernements défendeurs n'ont pas eu accès à des informations détaillées concernant la situation des requérants et le contexte factuel de l'affaire.
33. Les gouvernements défendeurs notent les faits de la cause suivants :
a) Deux grands incendies se sont déclarés au Portugal en 2017, le premier en juin, le second en octobre.
b) Les maisons dans lesquelles les requérants nos 1 à 4 résident sont situées à Meirinhas, dans la municipalité de Pombal, qui se trouve au centre du Portugal, où le deuxième grand incendie s'est déclaré en octobre 2017.
c) Les maisons en question des requérants se trouvent à une heure environ de la zone où le premier incendie s'est déclaré en juin 2017.
d) Des cendres ont pu tomber dans le jardin de la maison dans laquelle les trois premiers requérants résident.
e) Le deuxième requérant s'est trouvé dans l'impossibilité de se rendre à l'école l'après-midi du 16 octobre 2017, l'établissement ayant été fermé à cette période en raison des fumées causées par le deuxième grand incendie.
f) Les requérants nos 5 et 6 résident à Sobreda, dans la région de Lisbonne, près de la mer.
g) Sobreda se situe à 200 kilomètres environ de la région qui a été frappée par les incendies.
34. Les gouvernements défendeurs contestent tous les autres faits de nature personnelle allégués par les requérants. Sur les déclarations personnelles produites par les requérants, ils formulent les observations suivantes.
35. Tous les requérants auraient concédé que ni eux, ni aucun de leur proches, n'ont subi un quelconque préjudice, corporel ou matériel. Les difficultés à dormir ou à passer du temps en extérieur en période de chaleur trop intense évoquées par les requérants relèveraient d'un problème banal et ne soulèveraient aucune préoccupation spécifique aux intéressés. Les craintes des requérants quant à l'avenir seraient insuffisamment circonstanciées.
36. Sur les dommages allégués par les requérants nos 1 à 3, les requérants n'auraient précisé ni quand, ni où les dommages en question se seraient produits, pas plus qu'ils n'auraient expliqué la nature des dommages subis. Ils n'auraient établi aucun lien de causalité entre les dommages allégués et les événements en cause. Les noms des requérants ne figureraient pas sur la liste des victimes ayant été blessées ou ayant subi des dommages, matériels ou non, à la suite des deux grands incendies de 2017 et ayant pour ce motif reçu une indemnisation de l'État.
37. Les requérants nos 2 et 6 auraient certes communiqué des preuves médicales à l'appui de leurs griefs, mais le certificat médical du requérant no 2 serait daté de novembre 2018 et ne renfermerait aucune information quant à la gravité ou l'intensité des troubles en question (rhinite et asthme), sur les traitements médicaux éventuellement administrés à l'époque ou depuis, ou sur la cause des troubles allégués. Le certificat médical relatif au requérant no 6 serait une note manuscrite non datée sur laquelle il serait indiqué que l'intéressé souffre d'asthme bronchique « aggravé » par des chaleurs extrêmes. Aucune information n'aurait été communiquée quant à la gravité ou l'intensité des troubles en question, ou quant à un traitement médical éventuel.
38. Les gouvernements défendeurs soutiennent que les arguments des requérants ont changé de nature et d'ampleur en ce qui concerne l'objet réel de l'affaire. Selon eux, il apparaît en particulier que les requérants cherchent à relier les dommages ou désagréments qu'ils allèguent avoir subis non plus seulement aux incendies de 2017, mais aussi (ou surtout) aux émissions de gaz à effet de serre (« les GES ») des divers gouvernements défendeurs.
39. À cet égard, les Gouvernements relèvent ce qui suit :
a) Concernant l'allégation des requérants selon laquelle la région dans laquelle ils résident est particulièrement touchée par des vagues de chaleur et des incendies, les Gouvernements font observer que les lieux de résidence des requérants se trouvent près de la côte et sont classés dans l'« Évaluation nationale du risque » (communiquée par le gouvernement portugais), qui classe les différentes zones du Portugal selon quatre catégories de risque (très élevé, élevé, modéré, faible), parmi les zones géographiques où le niveau de risque concernant les vagues de chaleur ou les épisodes de chaleur extrême est considéré comme « modéré » ou « faible ». Ils soutiennent que les régions où les requérants résident ne présentent pas un risque accru par rapport au reste du territoire portugais. Ils estiment que le Portugal a quoi qu'il en soit évité entre 2018 et 2022 les conséquences les plus graves des feux de forêt, étant parvenu à réduire leur nombre de moitié.
b) Selon les Gouvernements, les requérants soutiennent désormais que leur santé mentale pâtit gravement des effets du changement climatique et/ou a gravement pâti des incendies de 2017. Or, les intéressés auraient précédemment fait état de craintes quant aux possibles conséquences futures du changement climatique, en particulier de la peur d'une aggravation des maladies respiratoires et allergies dont ils souffriraient.
c) Concernant la question des effets allégués sur la santé mentale, et pour autant que les requérants s'appuient sur le rapport d'expertise (paragraphe 26 d) ci-dessus), les Gouvernements expriment des doutes quant à la possibilité de considérer le document en question comme un « rapport d'expertise ». Ils font observer qu'il est reconnu dans le rapport même que l'anxiété liée au climat n'est pas encore une maladie mentale pouvant faire l'objet d'un diagnostic. Ils affirment que rien ne prouve que l'un quelconque des requérants ait suivi un traitement, que ce soit contre l'anxiété ou la dépression en général, ou contre une anxiété liée au climat. Ils soutiennent que le « rapport d'expertise » a apparemment été préparé sans examen direct des requérants par l'expert. Il apparaît en effet, selon eux, que les requérants ont uniquement été entendus lors d'un entretien en ligne, dans des conditions non précisées.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
I. LE CADRE JURIDIQUE INTERNE DU PORTUGAL
A. Le droit interne pertinent
1. La Constitution
40. Les dispositions pertinentes de la Constitution portugaise sont ainsi libellées :
Article 9
Les missions fondamentales de l'État
« Les missions fondamentales de l'État sont les suivantes :
(...)
e) (...) préserver la nature et l'environnement, sauvegarder les ressources naturelles (...) »
Article 16
La portée et l'interprétation des droits fondamentaux
« 1. Les droits fondamentaux consacrés par la Constitution n'excluent aucun autre droit garanti par les lois et les règles applicables du droit international.
2. Les préceptes constitutionnels et juridiques relatifs aux droits fondamentaux doivent être interprétés et appliqués en conformité avec la Déclaration universelle des droits de l'homme. »
Article 17
Le régime juridique des droits, libertés et garanties
« Le régime juridique applicable aux droits, libertés et garanties s'applique aux droits, consacrés au titre II et aux droits fondamentaux de nature analogue. »
Article 18
Force juridique
« 1. Les préceptes constitutionnels relatifs aux droits, libertés et garanties sont directement applicables et opposables aux organismes de droit public et de droit privé.
(...) »
Article 52
Droit de recours et droit à l'action populaire (actio popularis)
« 1. Tout citoyen a le droit, seul ou avec d'autres, de présenter des recours, des déclarations, des réclamations ou des plaintes, en vue de la défense de ses droits, de la Constitution, de la loi ou de l'intérêt général, aux organes investis de pouvoirs de puissance publique, aux organes de gouvernement propres aux régions autonomes ou à toute autre autorité. Il a également le droit d'être informé, dans un délai raisonnable, des résultats de sa démarche.
2. La loi détermine les conditions dans lesquelles les recours collectifs sont soumis à l'examen de l'Assemblée de la République et à celui des assemblées législatives des régions autonomes en séance plénière.
3. Toute personne dispose, personnellement ou par l'intermédiaire des associations de défense des intérêts en cause, du droit à l'action populaire ( actio popularis ) dans les cas prévus par la loi et selon les formes qu 'elle a prescrites, y compris le droit de demander une indemnisation pour celui ou ceux qui ont subi un préjudice, notamment aux fins de :
a) prévenir, faire cesser ou poursuivre devant les tribunaux les infractions contre la santé publique, les droits des consommateurs, la qualité de la vie, la protection de l'environnement (...) »
Article 66
Environnement et qualité de vie
« 1. Toute personne a droit à un cadre de vie humain, sain et écologiquement équilibré, et a le devoir de le défendre.
2. Afin de garantir ce droit à l'environnement dans le cadre d'un développement durable, il appartient à l'État, par l'intermédiaire d'organismes spécialisés et avec la participation des citoyens :
a) de prévenir et de contrôler la pollution et ses effets (...) »
2. La loi no 83/95 du 31 août 1995
41. Les dispositions pertinentes de la loi no 83/95 sur le droit de participer à une procédure et le droit à l'action populaire (actio popularis) sont ainsi libellées :
Article 1
Champ d'application de la loi
« 1. La présente loi fixe les situations et les conditions dans lesquelles le droit de participation populaire à une procédure administrative et le droit à l'action populaire ( actio popularis ) sont garantis et peuvent être exercés à des fins de prévention, de cessation ou de poursuite judiciaire des atteintes énoncées à l 'article 52 § 2 de la Constitution.
2. (...) [L]es intérêts protégés par la présente loi sont la santé publique, l'environnement, la qualité de vie (...) »
Article 2
Droit de participer à une procédure et droit à l'action populaire (actio popularis)
« 1. Tout citoyen jouissant pleinement de ses droits civils et politiques et toute association ou fondation défendant les intérêts visés à l'article qui précède jouit du droit de participer à une procédure et du droit à l'action populaire ( actio popularis ), qu'il ou elle ait, ou non, un intérêt direct dans l'action en question. »
3. Le code civil
42. L'article 70 du code civil (Protection de la personnalité) est ainsi libellé :
« 1. La loi protège les individus contre toute atteinte ou menace d'atteinte à leur intégrité physique ou morale.
2. Indépendamment de toute responsabilité civile potentielle, une personne menacée ou victime d'une atteinte à son intégrité physique ou morale peut solliciter des mesures adaptées aux circonstances de la cause afin d'éviter la concrétisation de la menace pesant sur elle, ou d'atténuer les effets d'une atteinte déjà commise. »
4. Le code de procédure civile
43. Les dispositions pertinentes du code de procédure civile sont ainsi libellées :
Article 16
Incapacité
« 1. Les mineurs et les adultes accompagnés soumis à représentation ne peuvent comparaître devant un tribunal que par l'intermédiaire de leurs représentants légaux, sauf pour les actes qu'ils peuvent accomplir personnellement et librement. »
Titre 1
Protection de la personnalité
Article 878
Exigences [relatives aux procédure spéciales de protection de la personnalité]
« Une requête peut être introduite aux fins de l'adoption de mesures concrètement appropriées pour éviter la [concrétisation] de toute menace directe et illicite contre la personnalité physique ou morale d'un individu, ou pour atténuer ou faire cesser les effets d'une atteinte déjà commise. »
5. La loi no 19/2014 du 14 avril 2014
44. Dans ses parties pertinentes, la loi no 19/2014 sur le cadre de la politique environnementale est ainsi libellée :
Article 1
Champ d'application
« La présente loi fixe le cadre de la politique environnementale, conformément aux articles 9 et 66 de la Constitution. »
Article 5
Droit à l'environnement
« 1. Toute personne jouit du droit à l'environnement et à la qualité de vie en vertu de la Constitution et des traités internationaux.
2. On entend par « droit à l'environnement » le droit à être protégé contre toute atteinte à la sphère propre à chaque citoyen protégée par la Constitution et le droit international, ainsi que le pouvoir de demander à des entités publiques et privées de se conformer à l'ensemble des devoirs et obligations que la loi leur impose en matière d'environnement (...) »
Article 7
Droits procéduraux en matière d'environnement
« 1. Toute personne a droit à la protection pleine et effective de ses droits et intérêts en matière d'environnement.
2. En particulier, les droits procéduraux susmentionnés comprennent principalement :
a) Le droit d'agir pour défendre des droits et intérêts individuels protégés par la loi, ainsi que l'exercice du droit d'engager une action publique et du droit d' actio popularis ;
b) Le droit de promouvoir la prévention, la cessation et la réparation, dans les meilleurs délais, des atteintes aux actifs et intérêts environnementaux ;
c) Le droit d'exiger la cessation immédiate de toute activité causant ou menaçant de causer un dommage à l'environnement, ainsi que le rétablissement de la situation antérieure et le paiement de l'indemnité correspondante, dans le respect de la loi. »
6. La loi no 67/2007 du 31 décembre 2007
45. La loi no 67/2007 sur le cadre juridique relatif à la responsabilité civile extracontractuelle de l'État et d'autres entités publiques est ainsi libellée en ses parties pertinentes :
Article 3
Obligation d'indemnisation
« (...)
3. Le régime de responsabilité prévu par la présente loi couvre les dommages matériels et non matériels ainsi que les dommages déjà produits et les dommages futurs, conformément aux dispositions générales du droit. »
Article 7
Responsabilité exclusive de l'État et des autres personnes morales de droit public
« 1. L'État et les autres personnes morales de droit public sont exclusivement responsables des dommages qui découlent d'actes ou omissions [illicites], constitutifs d'une faute légère, imputables à des représentants officiels, employés ou agents ayant agi dans l'exercice de leurs fonctions administratives, et résultant de cet exercice.
(...)
3. L'État et les autres personnes morales de droit public sont également responsables lorsque les dommages ne sont pas le résultat du comportement concret d'un représentant officiel, fonctionnaire ou agent déterminé, ou lorsqu'aucune responsabilité individuelle ne peut être établie concernant l'acte ou l'omission en question et que l'acte ou l'omission peut être imputé au fonctionnement [anormal] d'un service.
4. Un service fonctionne de façon [anormale] dès lors que, en tenant compte des circonstances et des schémas de résultats moyens, il serait raisonnable d'exiger du service en question une forme d'action propre à éviter les dommages produits. »
7. Le code de procédure administrative
46. Les dispositions pertinentes du code de procédure administrative se lisent comme suit :
Article 9
Qualité pour agir
« (...)
2. Indépendamment de son intérêt personnel dans la procédure, toute personne, de même que toute association ou fondation défendant les intérêts en question, (...) a qualité pour agir et intervenir, conformément aux dispositions légales, dans les procédures principales et provisoires visant à défendre des valeurs et actifs protégés par la Constitution, tels que la santé publique, l'environnement (...) la qualité de vie (...) »
Article 109
Exigences [relatives aux injonctions visant la protection des droits, libertés et garanties]
« 1. Dans les cas où une décision rapide au fond exigeant de l'Administration qu'elle adopte un comportement positif ou négatif s'avère indispensable pour garantir l'exercice, en temps utile, d'un droit, d'une liberté ou d'une garantie, une injonction de protéger les droits, libertés et garanties peut être sollicitée dès lors qu'il est impossible ou insuffisant, au regard des circonstances de l'affaire, [d'ordonner] une mesure provisoire.
(...) »
Article 112
Mesures provisoires
« 1. Quiconque a qualité pour agir devant les juridictions administratives peut demander l'adoption de la ou des mesures provisoires, anticipatives ou conservatoires qui sont réputées appropriées pour assurer l'utilité du jugement à rendre dans cette procédure.
(...) »
Article 131
Ordonnances provisoires
« 1. Lorsqu'est reconnue l'existence d'une situation d'urgence particulière, de nature à créer en cours de procédure une situation de fait accompli, le juge, dans l'ordonnance préliminaire, peut, à la demande du requérant ou d'office, ordonner provisoirement la mesure demandée ou la mesure qu'il juge la plus appropriée, sans autre examen, dans un délai de quarante-huit heures (...) »
8. La loi no 35/98 du 18 juillet 1998
47. La loi no 35/98 sur le statut juridique des organisations non gouvernementales de défense de l'environnement (les (« ONG environnementales ») est ainsi libellée en ses parties pertinentes :
Article 9
Voies de recours et procédures administratives
« 1. Les ONG environnementales ont le droit de promouvoir auprès des autorités compétentes les voies de recours administratives visant la défense de l'environnement, ainsi que d'engager une procédure administrative (...) »
Article 10
Qualité pour agir
« Les ONG, qu'elles aient ou non un intérêt direct dans la procédure, ont le droit :
a) de saisir la justice afin de faire empêcher, modifier, suspendre ou cesser des actes ou omissions d'entités de droit public ou privé qui nuisent ou pourraient nuire à l'environnement ;
b) de saisir la justice, conformément à la loi, dans le but de mettre en jeu la responsabilité civile des auteurs d'actes ou omissions visés au point a) ;
c) d'introduire un recours contre les actes et règlements administratifs constitutifs d'une violation des dispositions légales de protection de l'environnement ;
(...) »
9. Le décret-loi no 147/2008 du 20 juillet 2008
48. Les dispositions pertinentes du décret-loi no 147/2008 se lisent comme suit :
Article 1
Objet
« Le présent décret-loi établit le cadre juridique de la responsabilité concernant les dommages environnementaux et transpose dans l'ordre juridique national la directive 2004/35/CE du Parlement européen et du Conseil en date du 21 avril 2004 (...). »
Article 2
Champ d'application
« 1. Le présent décret-loi s'applique aux dommages environnementaux, ainsi qu'aux menaces imminentes de tels dommages, résultant de tout acte accompli dans le cadre d'une activité économique, d'ordre public ou privé, à but lucratif ou non lucratif (...). »
10. La loi no 98/2021 du 31 décembre 2021
49. La loi sur le climat (loi no 98/2021) est ainsi libellée en ses parties pertinentes :
Article 2
Urgence climatique
« 1. Un état d'urgence climatique est reconnu.
(...) »
Article 5
Droit à l'équilibre climatique
« 1. Chacun a droit à l'équilibre climatique, conformément aux modalités prévues par la Constitution et le droit international.
2. On entend par « droit à l'équilibre climatique » le droit à être protégé contre les effets du changement climatique ainsi que la possibilité d'exiger des entités de droit public et de droit privé qu'elles se conforment aux devoirs et obligations qui leur incombent en matière climatique. »
Article 9
Participation citoyenne
« 1. Les citoyens ont le droit de participer aux processus d'élaboration et d'examen des instruments de politique climatique.
(...) »
11. La loi no 34/2004 du 29 juillet 2004
50. Les dispositions pertinentes de la loi no 34/2004 sur l'assistance judiciaire se lisent comme suit :
Article 8
Insuffisance des moyens économiques
« 1. Une personne est réputée disposer de moyens économiques insuffisants lorsqu'elle ne dispose pas des ressources financières nécessaires pour faire promptement face aux frais de procédure devant un tribunal (...) »
Article 16
Formes [d'assistance judiciaire]
« 1. L'assistance judiciaire peut prendre les formes suivantes :
a) exonération des frais de justice et autres frais de procédure ;
b) désignation d'un représentant en justice et paiement de ses honoraires ;
c) paiement des honoraires d'un avocat commis d'office ;
d) paiement échelonné des frais de justice et autres frais de procédure ;
e) désignation d'un représentant en justice et paiement échelonné de ses honoraires ;
f) paiement échelonné des honoraires d'un avocat commis d'office ;
(...) »
12. La loi no 108/2017 du 23 novembre 2017
51. La loi no 108/2017 sur l'aide aux victimes des feux de forêt de 2017 se lit comme suit en ses parties pertinentes :
Article 1
Objet et champ d'application
« 1. La présente loi énonce les mesures d'aide aux victimes des feux de forêt qui se sont produits entre le 17 et le 24 juin 2017 (...) et les mesures d'urgence destinées au renforcement de la prévention des feux de forêt et de la lutte contre les incendies.
2. Les mesures prévues par la présente loi comprennent l'aide aux victimes des incendies en matière de santé, de logement, d'accès à des aides sociales exceptionnelles, de protection et de sécurité, ainsi que des mesures pour le rétablissement du potentiel productif et la mise en place de mécanismes rapides d'identification des pertes et d'indemnisation des victimes des incendies, grâce à une coordination adéquate entre les entités et les institutions concernées.
(...) »
Article 2
La notion de victime
« Aux fins de la présente loi, les victimes d'incendies sont des personnes physiques dont les services compétents, après examen, établissent, sans préjudice de l'aide prévue pour les personnes morales, que la santé, l'intégrité physique et psychique, les revenus ou les avoirs ont été directement ou indirectement touchés. »
Article 15
Droit à réparation
« 1. Peuvent prétendre à une indemnisation de la part de l'État les victimes qui (...) ont subi des atteintes à leur intégrité physique ou psychique, ou tout autre dommage matériel ou moral, dont l'État est responsable en conséquence des incendies visés à l'article 1 § 1. »
Article 16
Demande d'indemnisation
« 1. Pour obtenir le versement d'une indemnisation par l'État (...) les personnes mentionnées aux paragraphes 1 et 2 de l'article qui précède doivent soumettre une demande d'indemnisation. »
Article 18
Délais
« 1. Toute demande d'indemnisation (...) doit être présentée dans les six mois suivant l'entrée en vigueur de la présente loi (...).
2. Le paragraphe qui précède ne s'applique pas dans les cas où la victime est mineure au jour de l'entrée en vigueur de la présente loi. En pareil cas, la demande d'indemnisation peut être présentée dans un délai de six mois à compter de la majorité ou de l'émancipation de l'intéressé, sans préjudice des dispositions énoncées au paragraphe ci-dessous.
3. Dans les cas où la victime est mineure à la date d'entrée en vigueur de la présente loi, le ministère public assure sa défense, sur demande dûment motivée de toute partie intéressée. »
B. La pratique interne pertinente
52. Le gouvernement portugais présente la jurisprudence suivante relativement à l'application de l'article 66 de la Constitution (paragraphe 40 ci-dessus) :
a) Haute Cour de justice :
- Arrêt du 19 avril 2012 (no 3920/07.8TBVIS.C1.S1), où il a été conclu que la pollution sonore causée par la diffusion de musique la nuit s'analysait en une violation du droit à un cadre de vie sain et écologiquement équilibré ;
- Arrêt du 30 mai 2013 (no 2209/08.0TBTVD.L1.S1), où il a été établi que le droit à un cadre de vie sain et écologiquement équilibré devait primer le droit d'exercer une activité économique (dans l'affaire en cause, la génération d'énergie au moyen d'éoliennes) ;
- Arrêt du 3 décembre 2015 (no 1491/06.1TBLSB.P2.S1), où la Haute Cour de justice était appelée à mettre en balance, d'une part, le droit à la qualité de vie, au repos et à un cadre de vie sain et équilibré, et, d'autre part, les intérêts sociaux et économiques liés à la planification routière ;
- Arrêt du 3 mai 2018 (no 2115/04.7TBOVR.P3.S1), où la Haute Cour de justice a conclu que le droit au repos des auteurs du recours primait le droit du défendeur à exercer une activité de distribution d'énergie.
(b) Cour administrative suprême :
- Arrêt du 24 septembre 2003 (no 0130/02), où l'article 66 a été appliqué directement dans une affaire concernant un acte réglementaire qui s'inscrivait dans le cadre de la législation relative à la chasse ;
- Arrêt du 10 mars 2010 (no 046262), où l'article 66 de la Constitution a été appliqué directement dans une affaire concernant un acte administratif qui avait été adopté dans le contexte de la planification routière.
II. LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS
53. Les textes internationaux pertinents sont présentés dans l'arrêt Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse [GC], no 53600/20, §§ 133-231, 9 avril 2024.
54. Les éléments présentés ci-dessous concernent la juridiction et, dans la mesure pertinente et nécessaire, l'épuisement des voies de recours internes.
A. Le système des Nations unies
55. La partie pertinente de l'observation générale du Comité des droits de l'homme sur le droit à la vie[10] se lit comme suit :
« 22. Les États parties doivent prendre des mesures appropriées pour protéger les personnes contre la privation de la vie par d'autres États, des organisations internationales et des entreprises étrangères agissant sur leur territoire ou dans d'autres zones sous leur juridiction. Ils doivent aussi prendre des mesures législatives et d'autres mesures pour veiller à ce que toute activité ayant lieu sur tout ou partie de leur territoire ou dans d'autres lieux sous leur juridiction mais ayant une incidence directe et raisonnablement prévisible sur le droit à la vie de personnes se trouvant en dehors de leur territoire, y compris si elle est menée par une entreprise basée sur leur territoire ou sous leur juridiction, soit compatible avec l'article 6, compte dûment tenu des normes internationales connexes relatives à la responsabilité des entreprises et au droit des victimes à un recours utile. »
56. Dans son observation générale no 24 (obligations des États en vertu du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels dans le contexte des activités des entreprises)[11], le Comité des droits économiques, sociaux et culturels s'est exprimé comme suit :
« 26. (...) Les États parties étaient tenus de prendre les mesures nécessaires pour empêcher que des violations des droits de l'homme ne soient commises à l'étranger par des entreprises domiciliées sur leur territoire et/ou relevant de leur juridiction (c'est-à-dire des entreprises constituées en vertu de leur législation ou dont le siège statutaire, l'administration centrale ou le principal lieu d'activité se situent sur leur territoire), sans porter atteinte à la souveraineté des États hôtes ni diminuer les obligations de ceux-ci au titre du Pacte. (...)
(...)
28. Des obligations extraterritoriales naissent lorsqu'un État partie est susceptible d'exercer une influence sur des événements qui se déroulent en dehors de son territoire, dans les limites imposées par le droit international, en contrôlant les activités des entreprises domiciliées sur son territoire et/ou relevant de sa juridiction, et, de ce fait, peut contribuer au plein exercice des droits économiques, sociaux et culturels en dehors de son territoire national. (...) »
57. Dans l'observation générale no 26 sur les droits de l'enfant et l'environnement, mettant l'accent en particulier sur les changements climatiques[12], le Comité des droits de l'enfant (« le CRC ») s'est notamment exprimé comme suit :
« 84. Des mécanismes chargés de recevoir les plaintes relatives à des préjudices imminents ou prévisibles ou à des violations passées ou présentes des droits de l'enfant devraient être mis en place. Les États devraient veiller à ce que ces mécanismes soient facilement accessibles à tous les enfants relevant de leur juridiction, sans discrimination, y compris aux enfants se trouvant en dehors de leur territoire qui sont touchés par des dommages transfrontières résultant d'actes ou d'omissions commis sur leur territoire. »
58. Dans la décision Sacchi et consorts [13], le CRC a examiné[14] une plainte dont seize enfants de diverses nationalités l'avait saisi et qui était dirigée contre l'Argentine (la même plainte fut également introduite contre le Brésil, la France, l'Allemagne et la Türkiye). Les auteurs de cette plainte alléguaient qu'ils étaient des victimes des changements climatiques et que les États défendeurs étaient responsables a) d'avoir manqué à leur obligation de prévenir, en réduisant leurs émissions selon le « niveau d'ambition le plus élevé possible », les violations prévisibles des droits de l'homme que les changements climatiques peuvent causer, et, b) d'avoir retardé les fortes réductions des émissions de carbone qui étaient nécessaires pour protéger la vie et le bien-être des enfants, sur leur territoire et à l'étranger. Bien qu'il ait établi la juridiction des États défendeurs, le CRC a déclaré l'affaire irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.
59. Les parties pertinentes de la décision se lisent comme suit en ce qui concerne la question de la juridiction :
« 10.4 Le Comité prend note de la jurisprudence pertinente du Comité des droits de l'homme et de la Cour européenne des droits de l'homme concernant la compétence extraterritoriale. Néanmoins, cette jurisprudence concerne des situations factuelles qui sont très différentes de celles de l'affaire à l'examen. La communication des auteurs soulève de nouveaux problèmes de compétence en ce qui concerne les dommages transfrontières liés aux changements climatiques.
10.5 Le Comité prend également note de l'avis consultatif OC-23/17 de la Cour interaméricaine des droits de l'homme sur l'environnement et les droits de l'homme, qui est particulièrement pertinent pour la question de la compétence en l'espèce en ce qu'il précise la portée de la compétence extraterritoriale en relation avec la protection de l'environnement. (...)
10.7 [L]e Comité estime que le critère approprié en ce qui concerne l'établissement de la juridiction en l'espèce est celui retenu par la Cour interaméricaine des droits de l'homme dans son avis consultatif sur l'environnement et les droits de l'homme [précité]. Cela signifie que, lorsqu'un dommage transfrontière se produit, les enfants sont sous la juridiction de l'État sur le territoire duquel se trouve la source des émissions aux fins de l'article 5 (par. 1) du Protocole facultatif s'il y a un lien de causalité entre les actes ou omissions de l'État en question et les effets négatifs produits sur les droits d'enfants se trouvant en dehors de son territoire, lorsque l'État d'origine exerce un contrôle effectif sur la source des émissions en question. Le Comité considère que, si les éléments requis pour établir la responsabilité de l'État constituent une question de fond, il faut, même aux fins de l'établissement de la juridiction, que les dommages que les victimes disent avoir subis aient été raisonnablement prévisibles pour l'État partie au moment de ses actes ou omissions. »
60. Sur l'épuisement des voies de recours internes, le CRC a suivi le raisonnement suivant :
« 10.18 En l'espèce, le Comité note que les auteurs n'ont pas tenté d'engager de procédure dans l'État partie. Il note également que les auteurs affirment qu'ils se heurteraient à des obstacles considérables s'ils devaient épuiser les recours internes, car les procédures seraient excessivement lourdes, déraisonnablement longues et peu susceptibles de leur permettre d'obtenir une réparation effective. Il note en outre qu'ils soutiennent qu'il est fort probable que les tribunaux internes rejetteraient leurs demandes, qui portent sur l'obligation d'un État de coopérer avec d'autres États, en raison de la non-justiciabilité de la politique étrangère et de l'immunité de juridiction étrangère de l'État. Il considère néanmoins que la question des manquements de l'État partie pour ce qui est de la coopération internationale est soulevée en relation avec la forme d'action en réparation particulière envisagée par les auteurs et que ceux-ci n'ont pas suffisamment démontré qu'une telle action était nécessaire pour obtenir une réparation effective. De plus, il prend note de l'argument de l'État partie selon lequel les auteurs disposaient de voies de droit sous la forme d'un amparo en matière d'environnement en application de l'article 43 de la Constitution, ainsi que sous la forme d'un recours en réparation d'un dommage environnemental collectif en application de la loi générale sur l'environnement. Il prend également note de l'argument de l'État partie selon lequel les auteurs auraient pu s'adresser au Bureau du Défenseur général de la nation et au Bureau du Défenseur des droits des enfants et des adolescents pour engager de telles actions en application de la loi générale sur l'environnement, et auraient pu obtenir une aide juridique, qui est disponible pour ce type d'action. Il note que les auteurs affirment que l'exception d' arraigo prévue à l'article 348 du Code de procédure civile empêcherait ceux d'entre eux qui sont domiciliés à l'étranger d'engager une action en justice quelle qu'elle soit dans l'État partie. Il note toutefois que l'État partie a réfuté cette affirmation et que les auteurs n'ont pas fourni d'exemples d'affaires dans lesquelles des demandeurs non domiciliés dans l'État partie auraient été empêchés de se saisir des recours mentionnés par l'État partie pour obtenir des réparations similaires à celles qu'ils demandent. Enfin, il prend note de l'argument des auteurs selon lequel le Bureau du Défenseur général de la nation et le Bureau du Défenseur des droits de l'enfant constituent des recours discrétionnaires et ont donc peu de chances d'être utiles. Il note toutefois que les auteurs n'ont pas demandé à ces entités d'engager une action en leur nom et considère que le fait que le recours puisse être discrétionnaire en soi ne les dispense pas de formuler une telle demande, en particulier en l'absence de toute information qui démontrerait que ce recours n'a aucune chance d'aboutir et à la lumière des actions en justice déjà engagées sur la question de la dégradation de l'environnement dans l'État partie. Les auteurs n'ayant fourni aucune explication sur les raisons pour lesquelles ils n'ont pas tenté d'exercer ces recours, si ce n'est en déclarant qu'ils doutaient de pouvoir obtenir gain de cause de quelque manière que ce soit, le Comité estime qu'ils n'ont pas épuisé tous les recours internes utiles et disponibles dont ils pouvaient raisonnablement se prévaloir pour dénoncer la violation présumée des droits qu'ils tiennent de la Convention.
(...)
10.20 Le Comité note que les auteurs soutiennent que l'exercice des recours internes entraînerait des procédures déraisonnablement longues. Il note également que les auteurs citent quelques exemples d'affaires touchant à l'environnement dont la résolution a pris plusieurs années, mais qu'ils ne fournissent pas d'autres informations concrètes sur la durée de telles procédures dans l'État partie. Il note aussi que l'État partie fournit des exemples d'affaires touchant à l'environnement qui ont été traitées dans des délais raisonnables. Les auteurs n'ayant pas fourni d'informations précises montrant que les recours internes seraient inutiles ou indisponibles et n'ayant pas tenté de saisir les tribunaux de l'État partie, le Comité considère qu'ils n'ont pas épuisé les recours internes. »
B. Le Conseil de l'Europe
61. Dans l'affaire Fondation Marangopoulos pour les Droits de l'Homme (FMDH) c. Grèce[15], qui concernait l'article 11 (Droit à la protection de la santé) de la Charte sociale européenne, le Comité européen des droits sociaux s'est exprimé comme suit :
« 203. À ce titre, les autorités nationales ne peuvent, à peine de manquer à leurs obligations, s'abstenir :
- d'élaborer et mettre régulièrement à jour un cadre législatif et réglementaire en matière environnementale suffisamment développé (...) ;
- de prévoir des dispositions particulières (adaptation des équipements, fixation de valeurs limites d'émissions, mesurage de la qualité de l'air, etc.) tant pour prévenir la pollution de l'air au niveau local que pour contribuer à la réduction de la pollution atmosphérique à l'échelle planétaire (...) ;
- d'assurer la mise en oeuvre effective des normes environnementales par des mécanismes de contrôle appropriés (...) ;
- d'informer, sensibiliser et éduquer le public, y compris en milieu scolaire, aux problèmes environnementaux en général et au niveau local (...) ;
- d'évaluer les risques sanitaires par une surveillance épidémiologique des populations concernées. »
C. Les systèmes régionaux de protection des droits de l'homme
62. Dans son observation générale no 3 (Droit à la vie)[16], la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples a noté ce qui suit :
« (14) Un État respectera le droit à la vie des personnes à l'extérieur de son territoire. Un État a également certaines obligations de protéger le droit à la vie de ces personnes. La nature de ces obligations dépend par exemple de la mesure dans laquelle cet État exerce une juridiction, ou exerce autrement une autorité, un pouvoir ou un contrôle effectifs, sur l'auteur ou la victime (ou les droits de la victime) ou exerce un contrôle effectif sur le territoire sur lequel il est porté atteinte aux droits de la victime, ou si l'État adopte une conduite dont on peut raisonnablement prévoir qu'elle aboutisse à une privation illégale de la vie. En tout cas, le droit international coutumier interdit, sans limitation territoriale, la privation arbitraire de la vie. »
63. Dans son avis consultatif OC-23/17[17], la Cour interaméricaine des droits de l'homme avait pour tâche de connaître d'une demande d'avis consultatif concernant la manière d'interpréter la Convention américaine relative aux droits de l'homme dans un cas où un projet d'infrastructure de grande envergure risquait d'avoir un impact sur l'environnement de toute la région. Les parties pertinentes de cet avis se lisent comme suit [traduction du greffe] :
« 2. La notion de compétence au sens de l'article 1 § 1 de la Convention américaine couvre toute situation dans laquelle un État exerce une autorité ou un contrôle effectif sur un individu, que ce soit sur son territoire ou en dehors de celui-ci (...).
3. Pour déterminer si les circonstances permettent d'établir la compétence d'un État, il convient d'examiner les circonstances factuelles et juridiques de chaque affaire donnée ; il ne suffit pas qu'un individu soit situé dans une zone géographique spécifique, comme la zone d'application d'un traité de protection environnementale (paragraphes 83 à 94 du présent avis).
4. Aux fins de l'article 1 § 1 de la Convention américaine, il est entendu que tout individu dont les droits garantis par la Convention ont été violés du fait d'un dommage transfrontière est soumis à la compétence de l'État d'origine du dommage, l'État en question exerçant un contrôle effectif sur les activités menées sur son territoire ou relevant de sa compétence (paragraphes 95 à 103 du présent avis).
5. Pour respecter et garantir le droit à la vie et à l'intégrité personnelle des individus relevant de leur compétence, les États ont l'obligation de prévenir tout dommage environnemental important sur leur territoire ou en dehors de celui-ci et, à cette fin, de réglementer, superviser et contrôler les activités relevant de leur compétence qui sont susceptibles de provoquer des dommages environnementaux significatifs, de réaliser des études d'impact environnemental en présence d'un risque de dommage environnemental important, de préparer un plan d'urgence dans le but d'établir des mesures et procédures de sécurité destinées à minimiser le risque d'accidents environnementaux majeurs, et d'atténuer tout dommage environnemental important ayant pu se produire (paragraphes 127 et 174 du présent avis).
6. Les États doivent agir conformément au principe de précaution afin de protéger le droit à la vie et à l'intégrité personnelle dans des cas où plusieurs éléments plausibles donnent à penser qu'une activité donnée pourrait provoquer un dommage environnemental grave ou irréversible, et ce, même en l'absence de certitude scientifique (paragraphe 180 du présent avis). »
III. APERÇU DE LA JURISPRUDENCE INTERNE RELATIVE AU CHANGEMENT CLIMATIQUE
64. On trouvera dans l'arrêt Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres (précité, §§ 232-272) les extraits pertinents de différentes affaires relatives au changement climatique portées devant les juridictions nationales d'États membres du Conseil de l'Europe. La seule affaire dans laquelle s'est posée la question de l'extraterritorialité était l'affaire Neubauer et autres c. République fédérale d'Allemagne[18], où la Cour constitutionnelle fédérale allemande a eu à connaître de quatre recours constitutionnels relatifs à certaines dispositions de la loi fédérale du 12 décembre 2019 sur le changement climatique (Bundes-Klimaschutzgesetz) et à une allégation de manquement de l'État à son obligation de prendre des mesures supplémentaires pour réduire les émissions de GES.
65. Dans cette affaire, les recours avaient été introduits notamment par des ressortissants du Bangladesh et du Népal. La Cour constitutionnelle fédérale a conclu les concernant à la non-violation de l'obligation de protection découlant des droits fondamentaux garantis par la Loi fondamentale. À cet égard, elle a tenu, en particulier, le raisonnement suivant [traduction du greffe] :
« 174. Bien que cela apparaisse effectivement concevable en principe, il est inutile de décider à ce stade si les obligations de protection découlant des droits fondamentaux imposent également à l'État allemand l'obligation, vis-à-vis des requérants résidant au Bangladesh et au Népal, de prendre des mesures pour lutter contre les nuisances provoquées par le changement climatique mondial. Dans leurs propres pays, les requérants sont particulièrement exposés aux conséquences du réchauffement planétaire causé par les émissions mondiales de gaz à effet de serre. Étant donné que les émissions de gaz à effet de serre ont des répercussions au niveau planétaire, la poursuite du réchauffement climatique ne pourra être empêchée que si tous les États prennent des mesures en faveur du climat. Cela signifie que les émissions de gaz à effet de serre doivent être ramenées en Allemagne aussi à des niveaux climatiquement neutres. Les émissions de gaz à effet de serre en Allemagne représentent actuellement à peine moins de 2 % des émissions annuelles au niveau mondial (...) C'est au législateur allemand qu'il appartient de limiter ces émissions.
175. Si l'article 1 § 3 de la Loi fondamentale rend les droits fondamentaux opposables à l'État allemand, il ne restreint pas explicitement la portée de cette opposabilité au territoire allemand. Au contraire, l'opposabilité à l'État allemand des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale s'entend de manière globale (...) Pourtant, en dépit de ce caractère global de l'opposabilité des droits fondamentaux à l'État allemand, la Cour constitutionnelle fédérale a aussi dit que les protections spécifiques découlant des droits fondamentaux et leur portée à l'étranger peuvent varier en fonction des circonstances dans lesquelles elles s'appliquent. Il peut donc être nécessaire d'établir une distinction entre les différentes dimensions des droits fondamentaux - protection contre une ingérence de l'État, obligations positives de l'État, décisions concernant les valeurs consacrées par la Constitution, sources d'un devoir de protection, etc. (...) Les circonstances dans lesquelles les droits fondamentaux peuvent être invoqués aux fins de l'établissement d'un devoir de protection à l'égard d'individus résidant à l'étranger restent à clarifier totalement. En l'espèce, un devoir constitutionnel de protection pourrait naître du fait que les nuisances graves dont les requérants pâtissent ou pourraient pâtir en raison du changement climatique résultent dans une certaine - quoique moindre - mesure des émissions de gaz à effet de serre attribuables à l'Allemagne (...)
176. Un devoir de protection à l'égard des requérants résidant au Bangladesh et au Népal différerait quoi qu'il en soit par sa nature de celui qui incomberait à l'État allemand vis-à-vis des personnes résidant en Allemagne. En général, la protection des droits fondamentaux offerte aux personnes résidant à l'étranger peut différer par sa teneur de celle accordée aux personnes résidant en Allemagne. Dans certaines circonstances, des ajustements et une différenciation sont nécessaires (...) Il en irait ainsi en l'espèce si le devoir de protection découlant des droits fondamentaux s'appliquait au bénéfice d'individus résidant au Bangladesh et au Népal.
(...)
178. Il est vrai qu'en réduisant les émissions de gaz à effet de serre provenant d'Allemagne, l'État allemand pourrait protéger les personnes résidant à l'étranger contre les conséquences du changement climatique de la même manière qu'il pourrait protéger les personnes résidant en Allemagne. Le fait que l'État allemand ne puisse empêcher à lui seul les changements climatiques et ne puisse le faire qu'avec la participation du reste du monde ne l'exonèrerait pas, en principe, d'un devoir de protection découlant des droits fondamentaux en l'espèce (...) Cependant, l'État allemand ne disposerait pas, à l'égard des personnes résidant à l'étranger, de la même latitude pour prendre des mesures de protection complémentaires. Compte tenu des limites que le droit international impose à la souveraineté allemande, l'État allemand se trouve, dans la pratique, dans l'impossibilité de protéger les personnes résidant à l'étranger grâce à la mise en oeuvre de mesures d'adaptation en dehors de son territoire (...)
179. Ceci n'exonère pas l'Allemagne de son obligation, tant au niveau politique qu'en vertu du droit international, de mettre en place des mesures positives visant à protéger les populations dans des pays plus pauvres ou touchés plus durement (...)
180. Même si l'État allemand était tenu en vertu des articles 2 § 2, première phrase, et 14 § 1 de la Loi fondamentale d'accorder une protection aux requérants résidant au Bangladesh et au Népal en prenant des mesures pour limiter la hausse des températures, les dispositions litigieuses n'emporteraient pas violation d'un tel devoir de protection. (...) En particulier, l'Allemagne a ratifié l'Accord de Paris et le législateur fédéral - ainsi qu'il est indiqué dans la troisième phrase du paragraphe premier de la loi fédérale sur le changement climatique - a fondé la loi fédérale sur le changement climatique sur l'obligation faite à la République fédérale d'Allemagne de respecter cet accord et sur l'engagement pris par celle-ci de poursuivre l'objectif, de long terme, d'atteindre la neutralité carbone d'ici 2050. Les articles 3 § 1, deuxième phrase, et 4 § 1, troisième phrase, de la loi fédérale sur le changement climatique, combinés avec l'Annexe 2, fixent des objectifs concrets de réduction pour la période allant jusqu'à 2030. Plusieurs autres lois énoncent des mesures destinées à limiter le changement climatique.
181. (...) [L]a République fédérale d'Allemagne - et le législateur allemand en particulier - se serait acquittée de ce devoir de protection par son engagement, au niveau international, en faveur de la lutte contre le changement climatique, et par les mesures spécifiques de mise en oeuvre qu'elle a adoptées aux fins de cet engagement en faveur du climat (...) »
GRIEF
66. Les requérants se plaignent de violations de leurs droits garantis par les articles 2, 3, 8 et 14 de la Convention à raison des effets présents et des graves effets futurs du changement climatique, qu'ils attribuent aux États défendeurs. Ils citent en particulier les vagues de chaleur, les feux de forêt et les fumées d'incendie, qui, selon eux, ont des effets sur leur vie, leur bien-être, leur santé mentale et les agréments de leur foyer.


Considérants

EN DROIT
67. Dans sa partie pertinente, l'article 2 de la Convention se lit comme suit :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi (...) »
68. Aux termes de l'article 3 de la Convention,
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
69. La partie pertinente de l'article 8 de la Convention est ainsi libellée :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile (...) »
70. L'article 14 de la Convention est ainsi libellé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
I. THÈSES DES PARTIES
71. Dans la synthèse qui figure ci-dessous sont exposés les arguments que les parties et les tiers intervenants ont présentés dans leurs observations écrites et leurs plaidoiries orales sur la recevabilité de l'affaire, concernant notamment les questions de la juridiction, de l'épuisement des voies de recours internes et de la qualité de victime.
A. Les gouvernements défendeurs
72. Au cours de la première série d'échanges écrits devant la Grande Chambre, tous les gouvernements défendeurs - à l'exception du gouvernement néerlandais (qui a soumis des observations séparées) et des gouvernements russe et ukrainien (qui n'ont pas soumis d'observations ; paragraphes 139- REF lt_pId0148 \h 146 ci-dessous) - ont présenté des observations communes[19]. Ils ont en outre soumis des observations propres à leur État, notamment pour clarifier les questions touchant aux voies de recours internes disponibles et aux mesures prises dans leur ordre juridique interne pour lutter contre le changement climatique.
73. Lors de la seconde série d'échanges écrits, tous les gouvernements défendeurs - à l'exception des trois gouvernements susmentionnés et de la France - ont présenté des observations communes. La Suisse s'est bornée à réitérer les arguments qu'elle avait déjà exposés. Certains gouvernements défendeurs (Autriche, Bulgarie, Chypre, République tchèque, Finlande, Irlande, Lettonie, Norvège, Pologne, Portugal, Roumanie, Suède, Türkiye et Royaume-Uni) ont également présenté de brèves observations spécifiques à leurs États respectifs concernant principalement les deux points énoncés ci-dessus, à savoir l'épuisement des voies de recours internes et le fond de l'affaire.
74. À l'audience, la majorité des gouvernements défendeurs se sont exprimés devant la Cour, présentant les observations communes suivantes : le conseil du gouvernement britannique a formulé des observations liminaires et abordé la question de la juridiction, l'agent du gouvernement belge a traité de la question de l'épuisement des voies de recours internes, et l'agent du gouvernement portugais s'est exprimé sur la question de la qualité de victime. Les représentants des gouvernements néerlandais, portugais et turc ont présenté des observations propres à leurs États respectifs.
75. En outre, conformément aux instructions de la présidente, les gouvernements défendeurs - à l'exception des gouvernements néerlandais, russe et ukrainien - ont tous souscrit à la réponse commune aux questions de la Cour présentée par le gouvernement belge. Le gouvernement néerlandais a présenté des observations propres à son État en réponse aux questions de la Cour, et le gouvernement portugais a communiqué des observations séparées renvoyant à sa jurisprudence interne pertinente (paragraphe 52 ci-dessus).
1. Observations communes
a) Remarques générales
76. Les Gouvernements affirment que les requérants ont tenté de contourner les conditions essentielles de recevabilité des requêtes soumises à la Cour qui sont prévues par la Convention. Ils estiment en particulier que les requérants cherchent à persuader la Cour de s'écarter radicalement de sa jurisprudence relative à la juridiction et qu'ils n'ont ni invoqué ni épuisé les voies de recours internes dans aucun des États défendeurs. Par conséquent, selon les Gouvernements, aucun des éléments factuels produits par les requérants, que ce soit dans leur requête initiale ou dans leurs observations, n'a jamais été examiné ou testé devant une juridiction nationale. Par ailleurs, les requérants demanderaient à la Cour d'opérer une extension radicale et considérable de sa jurisprudence quant à l'applicabilité et au champ des obligations tirées des articles 2, 3, 8 et 14 de la Convention. L'approche des requérants non seulement irait bien au-delà du rôle que la Cour est censée jouer dans le cadre du système de la Convention, mais elle serait également incompatible avec le cadre convenu au niveau international pour lutter contre le changement climatique. La requête introduite par les intéressés présenterait en outre toutes les caractéristiques d'une actio popularis. Ainsi, tout en reconnaissant la gravité de la menace à laquelle la communauté mondiale est confrontée en raison du changement climatique et de la nécessité impérieuse d'une action urgente pour faire face à cette menace, les gouvernements défendeurs estiment que cette requête doit être rejetée.
b) Sur la juridiction
77. Les Gouvernements soutiennent qu'à l'exception du Portugal, qui est selon eux l'État territorial en l'espèce étant donné que tous les requérants sont des ressortissants portugais résidant au Portugal, les requérants ne relèvent pas de la juridiction des États défendeurs.
78. Les Gouvernements estiment que le cas d'espèce ne correspond à aucune des exceptions reconnues au principe de territorialité. Ils arguent en particulier qu'aucun État défendeur (autre que le Portugal) n'a exercé de contrôle effectif sur une zone quelconque du Portugal ou sur l'un quelconque des requérants. Ils considèrent en outre que la notion de « contrôle collectif » ne suffit pas pour établir la juridiction (ils renvoient à la décision Hussein c. Albanie et autres, no 23276/04, 14 mars 2006) et qu'il n'y a pas non plus de « circonstances spécifiques de nature procédurale » qui justifierait de reconnaître l'exercice par les États défendeurs de leur juridiction. Ils soutiennent que les requérants demandent en réalité à la Cour de reconnaître une conception causale de la juridiction, alors même, arguent-ils, que la Cour l'a depuis longtemps rejetée dans sa jurisprudence (ils renvoient à la décision Banković et autres c. Belgique et autres [GC], no 52207/99, § 75, CEDH 2001-XII) et ne l'a à ce jour jamais appliquée. Ils s'accordent à considérer que la notion de « juridiction » au sens de l'article 1 de la Convention ne permet pas une extension de la juridiction à une dimension extraterritoriale du changement climatique.
79. En bref, les gouvernements défendeurs estiment que les faits de la cause ne permettent aux requérants d'invoquer aucune des exceptions reconnues au principe de territorialité. À l'appui de leur thèse, ils soutiennent : a) que les requérants ne sont pas des nationaux des États non territoriaux et qu'en toute hypothèse on ne saurait considérer la nationalité (y compris la citoyenneté de l'UE) comme le critère pertinent aux fins de l'établissement de la juridiction, b) que les requérants ne résident pas dans les États non territoriaux, c) que les États non territoriaux n'exercent pas leur contrôle sur le territoire où résident les requérants, et d) que les États non territoriaux n'exercent leur pouvoir, leur contrôle ou leur autorité ni sur la personne des requérants ni sur leurs biens.
80. Les Gouvernements déclarent en outre que la principale question qui se pose sur le terrain de l'article 1 de la Convention est celle de savoir si les personnes concernées relèvent de la juridiction des États défendeurs. Ils soutiennent que la jurisprudence de la Cour ne permet pas d'étayer une interprétation de cette disposition qui reposerait sur les questions de savoir si des faits relèvent de la juridiction des États ou si l'État exerce un contrôle sur les « droits » ou les « intérêts » en cause. Ils estiment que l'interprétation faite par les requérants de la notion de juridiction ne cadre pas avec la jurisprudence récemment établie par la Cour dans la décision M.N. et autres c. Belgique ([GC], no 3599/18, 5 mai 2020). De l'avis des Gouvernements, la Cour ne devrait pas chercher à développer la notion de juridiction sans le consentement des États et d'une manière incohérente, imprévisible et dénuée de fondement. En effet, selon eux, une telle approche serait incompatible avec le principe de la sécurité juridique.
81. Dans ce contexte, les Gouvernements rejettent également l'argument des requérants selon lequel certains « facteurs de rattachement » entre un État et des individus pourraient faire entrer en jeu la juridiction de l'État en question. Ils soutiennent qu'en toute hypothèse, les requérants n'ont fait état d'aucun facteur de rattachement spécifique et les arguments qu'ils formulent à cet égard ne trouvent aucun appui dans la jurisprudence de la Cour. Ils arguent qu'au contraire, les facteurs évoqués par les requérants se fondent principalement sur une notion causale de la juridiction, notion qui, selon eux, n'a jamais été reconnue dans la jurisprudence de la Cour. Ils ajoutent que les arguments des requérants n'ont pas non plus de fondement en droit international et que les intéressés ne tiennent pas compte du caractère planétaire des causes du changement climatique. Ainsi, à titre individuel, aucun des États défendeurs n'exercerait de « contrôle » sur les intérêts conventionnels allégués des requérants, ne « causerait » les effets allégués sur les requérants, ni n'aurait la « capacité » de protéger les intérêts allégués des requérants.
82. Sur les spécificités et facteurs du changement climatique invoqués par les requérants (paragraphe 126 ci-dessus), les Gouvernements présentent les arguments suivants :
a) Ils exposent que la Cour n'a jamais reconnu une notion de contrôle sur les « intérêts conventionnels des requérants » (quel que soit le sens précis de cette expression) comme fondement juridictionnel. Ils estiment que l'affirmation selon laquelle le changement climatique relève de la responsabilité de l'ensemble les États ne permet pas de conclure à l'existence d'un titre de juridiction dans le cadre de la Convention. Ils soutiennent qu'au regard de la Convention, c'est la responsabilité qui découle de la juridiction. Ils ajoutent qu'en toute hypothèse, les États défendeurs n'exercent en aucun cas un « contrôle » extraterritorial sur les « intérêts conventionnels » allégués des requérants.
b) Ils affirment que les causes du changement climatique sont d'ordre planétaire et que le lien de causalité entre les activités des États défendeurs et les effets allégués sur les requérants n'a donc pas été établi en l'espèce, et que pareille approche ne serait pas étayée par la jurisprudence de la Cour. Ils soutiennent que la base juridique retenue par le CRC dans la décision Sacchi et consorts est fondamentalement différente et est dénuée de pertinence jurisprudentielle pour la Cour, et que la communication à l'origine de cette affaire a quoi qu'il en soit été jugée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.
c) Ils soutiennent que selon la jurisprudence de la Cour, la prévisibilité ou la connaissance ne peut servir pour établir la juridiction au titre de l'article 1. Ils considèrent que les États défendeurs ne peuvent être considérés comme « sachant » ou « prévoyant » que leurs émissions respectives de GES pourraient avoir des effets sur les droits conventionnels allégués des requérants, attendu qu'ils estiment en tout état de cause qu'ils n'ont violé aucune des obligations susceptibles de découler de la Convention à cet égard.
d) Ils déclarent que rien dans la jurisprudence de la Cour ne vient accréditer la conclusion selon laquelle la durée des actes ou de leurs conséquences constitue un facteur pertinent pour déterminer l'existence d'un titre de juridiction. Ils ajoutent que la gravité des effets du changement climatique ne peut fonder un constat de juridiction.
e) Ils estiment que le fait que certains effets puissent se rapporter à des activités menées sur le territoire ou sous le contrôle d'un État est sans incidence sur la question de la juridiction (ils renvoient à la décision M.N. et autres c. Belgique , précitée).
f) Ils arguent que la capacité d'action d'un État n'est pas un facteur permettant de conclure à l'existence d'un titre de juridiction (ils renvoient à H.F. et autres c. France [GC], nos 24384/19 et 44234/20 , § 199, 14 septembre 2022). Ils estiment qu'en tout état de cause, les États défendeurs sont responsables, en termes cumulés, de moins de 15 % des émissions mondiales de GES. Ils soutiennent que le changement climatique a des causes et des conséquences à l'échelle planétaire et que le contexte approprié pour traiter cette question est le cadre juridique international établi par la CCNUCC et l'Accord de Paris, ainsi que la législation et les processus d'élaboration des politiques. Ils ajoutent qu'en toute hypothèse, les requérants relèvent de la juridiction de leur État territorial, le Portugal.
g) Ils considèrent que les éléments de droit international invoqués par les requérants se rapportent aux obligations matérielles liées au changement climatique. Or, disent-ils, l'exercice de la juridiction est une condition nécessaire de la responsabilité et ne peut être déterminé sur le fondement d'obligations matérielles. Ils avancent qu'en toute hypothèse, la portée des autres instruments internationaux est différente et que ceux-ci ne peuvent pas être appliqués par la Cour.
83. Les gouvernements défendeurs plaident qu'il n'est ni nécessaire ni souhaitable que la Cour développe sa jurisprudence sur la juridiction pour prendre en compte les caractéristiques spécifiques du changement climatique. Ils justifient ainsi leur position :
a) Ils considèrent qu'étendre la compétence de la Cour n'est pas un moyen adéquat de traiter les décisions politiques complexes concernant le changement climatique. Ils ajoutent qu'il n'existe pas de consensus international général concernant ces questions et que les États participent déjà à des négociations au sein des enceintes multilatérales appropriées.
b) Ils sont d'avis que la Cour ne devrait pas chercher à développer la notion de juridiction au sens de l'article 1 de la Convention d'une manière incohérente, imprévisible et dénuée de fondement. En effet, disent-ils, cela serait incompatible avec le principe de la sécurité juridique.
c) Ils soutiennent que la Cour n'a jamais étendu le principe d'une interprétation selon la règle de l'« instrument vivant » à l'article 1, et qu'elle ne devrait pas conclure en ce sens.
d) Ils estiment que l'approche suivie par les requérants, qui consiste à obtenir de la Cour qu'elle constate l'existence d'un titre de juridiction afin de pouvoir établir la responsabilité des États défendeurs au regard de la Convention, est erronée. Ils considèrent que pareille interprétation donnerait lieu à une approche qui, dans tous les cas, commanderait à la Cour de conclure à l'existence d'une juridiction afin que l'État ne puisse pas se soustraire à sa responsabilité. Ils ajoutent que de même, rien dans la jurisprudence de la Cour ne permet de dire qu'une « obligation d'agir », telle que celle invoquée par les requérants, pourrait démontrer l'exercice d'une juridiction extraterritoriale, et que la juridiction ne peut être établie au regard d'obligations négatives ou positives en vertu de la Convention.
e) Ils avancent que, suivant l'approche habituelle de la Cour, la juridiction peut toujours être établie en ce qui concerne l'État territorial. Ils en concluent qu'il n'y a pas de vide juridique en matière de protection des droits de l'homme au sein du système de la Convention.
f) Ils considèrent que conclure que les requérants relèvent de la juridiction de l'ensemble des États défendeurs n'aurait toujours pas pour effet d'assurer la protection concrète et effective des droits des intéressés. Ils estiment en effet que selon les chiffres produits par les requérants, la juridiction ferait toujours défaut pour plus de 85 % des émissions mondiales de GES.
g) Ils arguent que l'on ne saurait s'appuyer sur le phénomène global complexe que sont les « caractéristiques spécifiques du changement climatique » pour procéder à un élargissement extraordinaire de « la portée et de l'étendue » du système de la Convention de telle manière que toute personne, n'importe où dans le monde, pourrait relever simultanément de la juridiction de chacune des Parties contractantes. Ils estiment que si la Cour accueillait les arguments des requérants, il serait difficile de limiter la juridiction à l'espace juridique de la Convention, dont l'étendue se trouverait alors élargie à l'échelle planétaire.
h) Ils considèrent que les requérants tentent d'obtenir de la Cour qu'elle établisse un titre de juridiction relativement à une série inédite d'obligations, et que faire droit à cette demande aurait des répercussions considérables sur l'ensemble de l'économie de chacun des États défendeurs.
i) Ils soutiennent en outre que la juridiction ne peut être établie sur le fondement de la jurisprudence relative à l'obligation procédurale qui découle de l'article 2. Ils arguent qu'appliquer cette jurisprudence aux circonstances de l'espèce l'élargirait au-delà du contexte étroit qui est le sien et que, par ailleurs, cela ne permettrait pas forcément d'établir la juridiction des États en relation avec les obligations matérielles qui découlent de la Convention (ils citent Hanan c. Allemagne [GC], no 4871/16, § 143, 16 février 2021).
c) Sur l'épuisement des voies de recours internes
84. Les gouvernements défendeurs arguent qu'il convient de maintenir en l'espèce et dans les affaires analogues les principes généraux qui ont été établis dans l'arrêt Vučković et autres c. Serbie ((exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, 25 mars 2014) et dans la décision Gherghina c. Roumanie ((déc.) [GC], no 42219/07, 9 juillet 2015). Ils ne voient aucune raison de lever l'obligation d'épuiser les voies de recours internes au seul motif qu'une requête particulière est inédite. Ils considèrent que les affaires climatiques ne doivent pas être soustraites à l'application du principe de subsidiarité, principe fondateur du système de la Convention que, selon eux, les requérants ont mal interprété dans les observations qu'ils ont adressées à la Cour. Ils soutiennent que la règle de l'épuisement des voies de recours internes repose sur trois principes : premièrement, le mécanisme de la Convention revêt un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de sauvegarde des droits de l'homme, deuxièmement, les États n'ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d'avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne, et, troisièmement, la Cour n'est pas une juridiction de première instance et elle doit pouvoir bénéficier de l'analyse des juridictions nationales avant de se prononcer.
85. Les Gouvernements soutiennent que les requérants n'ont avancé aucun argument ni produit aucune preuve de nature à démontrer que les juridictions nationales prendraient un temps excessif pour trancher les contentieux climatiques qui leur seraient soumis, et qu'ils n'ont pas non plus étayé leur allégation selon laquelle les frais et dépens liés à l'épuisement des voies de recours internes feraient peser sur eux une charge disproportionnée. Ils estiment qu'il est en réalité probable que les requérants auraient été capables d'assumer les coûts de telles procédures dans la mesure où - font-ils observer - ils sont soutenus par une association non gouvernementale internationale qui leur offre une assistance juridique dans cette affaire. En toute hypothèse, selon les Gouvernements, les personnes qui ne peuvent pas faire face à ce type de coûts peuvent dans la plupart des États défendeurs bénéficier d'une aide juridictionnelle, pouvant, par exemple, prendre la forme d'une exonération des frais liés aux procédures internes. Concernant l'argument que les requérants tirent de leur jeune âge et de leur vulnérabilité, les Gouvernements estiment que les enfants et les jeunes ne sont pas en tant que tels considérés comme des personnes vulnérables aux fins d'une exonération de l'obligation d'épuiser les voies de recours internes. Ils affirment que les ordres juridiques internes des différents États défendeurs prévoient des mécanismes permettant de contourner les incapacités juridiques que peuvent rencontrer les enfants et les jeunes.
86. Sur l'argument des requérants consistant à dire qu'un recours interne effectif serait nécessaire pour évaluer les paramètres spécifiques du changement climatique tels que définis par eux (paragraphe 129 ci-dessus), les Gouvernements notent que cette allégation présuppose la justesse de leur raisonnement sur les obligations matérielles découlant de la Convention, ce qui ne peut, selon eux, être tenu pour établi. Ils estiment qu'en toute hypothèse, même si ces paramètres étaient pertinents, les requérants auraient dû tenter d'éprouver leur position devant les juridictions nationales, ce qu'ils n'ont pas fait. Ils plaident que les requérants ne peuvent exiger que l'effectivité d'un recours dépende de l'existence d'une chance pour eux d'obtenir gain de cause devant les juridictions nationales.
87. Les Gouvernements observent que le cas d'espèce pose des questions inédites et que la jurisprudence interne évolue encore. Ils estiment donc que l'absence d'une jurisprudence interne établie en la matière importe peu. À leurs yeux, il est extrêmement important de mettre à l'épreuve les recours internes disponibles et le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès ne constitue pas une raison valable pour justifier le non-épuisement des recours internes. Les Gouvernements soutiennent que cette assertion est particulièrement vraie en ce qui concerne le recours garanti par l'article 52 de la Constitution portugaise. Selon les Gouvernements, si la Cour autorise les requérants à contourner les juridictions nationales, il est probable que d'autres en feront autant, ce qui ouvrira ainsi la voie à l'introduction d'innombrables requêtes relatives au changement climatique devant la Cour.
88. Sur la nécessité d'épuiser les voies de recours pour des personnes résidant hors de la juridiction de l'État défendeur, les Gouvernements arguent qu'une jurisprudence bien établie de la Cour prévoit que les requérants qui résident hors de la juridiction d'un État contractant ne sont pas relevés de l'obligation d'épuiser les voies de recours internes dans cet État, en dépit des inconvénients pratiques que cela représente ou d'une réticence personnelle compréhensible (ils citent Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99 et 7 autres, § 98, CEDH 2010).
d) Sur la qualité de victime
89. Les gouvernements défendeurs considèrent que la qualité de victime constitue une condition de recevabilité essentielle et que son absence exclut toute possibilité d'examen au fond d'un grief. Selon eux, les requérants n'ont pas démontré l'existence d'un lien de causalité suffisamment direct entre les actes ou omissions des États défendeurs relatifs au changement climatique et le préjudice ou dommage qu'ils allèguent. Les requérants feraient seulement référence de manière générale aux émissions de GES des États défendeurs. Toutefois, les contributions individuelles des États défendeurs aux émissions mondiales de GES ne représenteraient qu'une fraction du total mondial de ces émissions. Les requérants n'auraient pas subi directement les effets d'une mesure (ou d'une action ou inaction) de l'un des États défendeurs, et ils n'auraient pas démontré qu'une violation par les gouvernements défendeurs les affectant personnellement se produira. Ils n'auraient pas non plus démontré qu'ils souffrent davantage que la population générale en raison de leur âge. Par conséquent, ils ne constitueraient pas un groupe exposé à un risque potentiel provenant d'une même source qui se rapporterait spécifiquement à eux.
90. Les Gouvernements contestent également la valeur probante des éléments fournis par les requérants quant aux répercussions physiques et psychiques qu'ils disent subir. Ils observent que les requérants n'ont pas été examinés par une entité indépendante ou un expert qualifié pour réaliser des examens médico-légaux. Dès lors, affirment-ils, ni l'existence d'un préjudice (physique ou psychologique) ni le lien de causalité entre le préjudice supposé et les ingérences alléguées que les requérants tentent d'attribuer aux États défendeurs n'ont été établis. La requête relèverait en réalité d'une actio popularis et elle serait donc irrecevable en application de l'article 34 de la Convention.
2. Observations communiquées à titre individuel par les États défendeurs
a) Le gouvernement bulgare
91. En sus des observations communes que les gouvernements défendeurs ont communiquées à la Grande Chambre, le gouvernement bulgare conteste en particulier le « rapport d'expertise » que les requérants ont produit au sujet des souffrances psychiques qu'ils disent subir du fait du changement climatique. Il soutient que l'auteur de ce rapport n'a aucune qualification en médecine ou en psychiatrie. L'existence d'une anxiété liée au climat constitutive d'un trouble psychologique ferait encore débat dans le milieu professionnel. Le rapport ne contiendrait ni donnée biographique, ni antécédents médicaux ou psychiatriques d'aucun des requérants. De plus, les entretiens avec les intéressés auraient été menés « à distance », ce qui en soi aurait exclu la possibilité d'interactions directes, condition qui serait pourtant requise, et entamerait la fiabilité des informations recueillies et affaiblirait les conclusions formulées.
92. Le gouvernement bulgare ajoute que les requérants n'ont pas été interrogés séparément mais par groupes : le groupe des requérants nos 1 à 3 et celui des requérants nos 5 et 6, et qu'il est difficile de savoir si leurs parents, des représentants légaux ou d'autres adultes étaient présents, ce qui, selon lui, entame la fiabilité des données recueillies. Il fait observer que les entretiens « à distance » ont apparemment été menés en anglais et qu'il est difficile d'établir si les requérants possèdent une maîtrise suffisante de cette langue. Il soutient en outre que tant les déclarations de l'ensemble des requérants que les conclusions formulées à l'égard de chacun d'eux paraissent quasi identiques, ce qui, selon lui, serait concrètement impossible si les intéressés avaient été interrogés séparément et sans préparation en amont.
b) Le gouvernement croate
93. Se fondant pour l'essentiel sur des arguments identiques à ceux présentés par les autres Gouvernements dans les observations communes (paragraphes 77- 89 ci-dessus), le gouvernement croate ajoute que l'Accord de Paris, résolument invoqué par les requérants, ne prévoit rien sur la question de la juridiction et ne peut raisonnablement pas être interprété comme portant élargissement de la vision ordinairement territoriale de la notion de juridiction au sens de l'article 1 de la Convention. Il évoque également la jurisprudence de la Cour dont il déduit qu'une requête contre de multiples États est irrecevable si les requérants n'abordent pas et ne précisent pas le rôle et les responsabilités de chacun des États défendeurs (il renvoie à cet égard à la décision Hussein, précitée). En outre, il conteste la fiabilité des éléments de preuve fournis par les requérants concernant les répercussions que le changement climatique aurait eues sur leur santé physique et mentale.
c) Le gouvernement français
94. S'appuyant pour l'essentiel sur des arguments identiques à ceux développés par les Gouvernements dans leurs observations communes, le gouvernement français estime qu'il est crucial que la Cour garde à l'esprit le principe de sécurité juridique et la cohérence de sa jurisprudence lorsqu'elle se prononcera sur la juridiction. Il considère que la jurisprudence de la Cour ne permet pas d'établir l'existence d'un titre de juridiction en l'espèce.
d) Le gouvernement hongrois
95. Le gouvernement hongrois souscrit aux observations communes des autres gouvernements défendeurs et affirme que, pour que la présente requête puisse être jugée recevable, il faudrait que la Cour étende sa compétence au-delà du champ des engagements pris par les Hautes Parties contractantes au titre de la Convention. Il considère que la question est non pas de savoir si le changement climatique pèse sur l'exercice et la jouissance des droits et libertés énoncés dans la Convention, et si oui dans quelle mesure, mais si la Cour est compétente pour examiner le respect des obligations (attentes) morales ou des obligations découlant d'autres instruments internationaux. Selon le gouvernement hongrois, la réponse à cette dernière question est négative au regard des articles 19 et 32 de la Convention. À son avis, la Cour devrait donc indiquer clairement que ce type de litige relatif au climat est totalement incompatible avec l'objet et le but du mécanisme de la Convention et avec les pouvoirs judiciaires conférés à la Cour.
96. Le gouvernement hongrois estime que la présente requête appelle la Cour à interpréter deux traités internationaux, à savoir l'Accord de Paris et la Convention d'Aarhus[20], ce qui, argue-t-il, dépasse son champ de compétence défini par les articles 19 et 32 de la Convention. Il expose que l'Accord de Paris et le cadre international relatif au changement climatique ne reposent pas sur l'existence d'un mécanisme d'exécution judiciaire - ce que deviendrait selon lui la Cour si celle-ci acceptait d'examiner le grief des requérants. À ses yeux, il serait contraire aux principes de prééminence du droit au niveau international que la Cour étende sa compétence au-delà du champ prévu (c'est-à-dire la protection des personnes contre les violations de leurs droits individuels) au seul motif que des questions de portée mondiale affectent (globalement) tous les individus en tant que membres de l'humanité. Pour le gouvernement hongrois, la Cour doit adopter une interprétation stricte des règles relatives à sa compétence.
97. En résumé, le gouvernement hongrois considère qu'en l'absence de toute disposition contraire du droit international, la Cour n'a pas compétence pour contrôler la mise en oeuvre d'engagements découlant de traités internationaux autres que la Convention. Il avance qu'élargir excessivement la compétence de la Cour dans le but de livrer une déclaration politique sur l'importance des questions liées au changement climatique aurait de graves répercussions sur la protection des droits de l'homme, non seulement du point de vue de la charge de travail de la Cour mais aussi de son autorité. Dès lors, soutient-il, la Cour devrait conclure que la requête échappe à la compétence qu'elle tire de l'article 32 et s'abstenir d'examiner les aspects particuliers de la recevabilité ratione personae et ratione materiae.
98. Le gouvernement hongrois estime quoi qu'il en soit que pour les raisons exposées dans les observations communes des gouvernements défendeurs, les requérants ne relèvent pas de la juridiction des États parties à la Convention (sauf pour ce qui concerne leur pays de résidence) au sens de l'article 1 de la Convention. Il fait observer que le changement climatique dépasse les pouvoirs souverains des États défendeurs et le champ d'application de la Convention. Il soutient que la Cour doit garder à l'esprit que la présente affaire est fondamentalement différente de toutes les affaires de protection de l'environnement dont elle a eu à connaître par le passé. Il argue que ces affaires concernaient le droit à un environnement local sain alors que le cas d'espèce, lui, porte sur une demande de reconnaissance du droit à un environnement mondial sain, ce qui, estime-t-il, échappe au contrôle des États nationaux.
99. Abordant la qualité de victime des requérants, le gouvernement défendeur soutient que la présente requête relève d'une actio popularis et qu'elle vise à placer la question du changement climatique au premier rang des préoccupations politiques du Conseil de l'Europe et à faire pression sur les États afin qu'ils prennent des mesures plus ambitieuses pour lutter contre le changement climatique.
e) Le gouvernement letton
100. Le gouvernement letton souligne l'importance du principe de subsidiarité dans ce contexte, ainsi que la nécessité pour la Cour de rester dans les limites de son champ de compétence défini par la Convention. Il souscrit aux arguments développés dans les observations communes communiquées par les Gouvernements et affirme qu'il n'existe aucun lien entre les requérants et la Lettonie aux fins de l'article 1 de la Convention. Pareil lien ne peut selon lui résulter de la simple existence de mesures adoptées au niveau national pour faire face au changement climatique. Le gouvernement letton estime par ailleurs qu'il n'y a pas lieu d'étendre la jurisprudence de la Cour relative à la notion de juridiction au sens de l'article 1 de la Convention.
f) Le gouvernement néerlandais
101. Le gouvernement néerlandais observe que l'établissement des faits de l'espèce pose d'importantes difficultés en l'espèce. Concernant les faits de portée globale exposés par les requérants au sujet du changement climatique en général, le gouvernement néerlandais reconnaît que ce phénomène est en train de se produire et il approuve la nécessité de s'y attaquer par des mesures de réduction des émissions, ainsi que de prévenir ou limiter ses conséquences néfastes par des mesures d'adaptation. Il précise que les Pays-Bas ont donc engagé sur les plans international, européen, régional et national des actions visant à lutter efficacement contre le changement climatique.
102. Concernant en revanche les effets néfastes du changement climatique que les requérants disent subir, le gouvernement néerlandais argue qu'ils se rapportent à des faits survenus là où les intéressés résident (au Portugal) ou à proximité. Il déclare ne pas être en mesure d'établir la véracité des faits allégués par les requérants dès lors, expose-t-il, que ceux-ci se sont déroulés entièrement hors de son territoire. De l'avis du gouvernement néerlandais, établir les faits est d'autant plus complexe qu'aucune juridiction interne n'a statué les concernant, ni d'ailleurs ne s'est prononcée sur les questions de droit soulevées dans la requête. Selon lui, il appartient aux requérants de produire des éléments de preuve qui permettent à la Cour d'établir les faits au-delà de tout doute raisonnable.
103. Se penchant sur la question de la juridiction, le gouvernement néerlandais renvoie notamment à la jurisprudence de la Cour (Banković et autres et M.N. et autres c. Belgique, décisions précitées, et Géorgie c. Russie (II) [GC], no 38263/08, 21 janvier 2021). Il fait observer à cet égard que la juridiction des États est principalement territoriale et que ce n'est que dans le cadre d'exceptions très restreintes que l'on peut établir l'exercice extraterritorial par un État de sa juridiction. Il argue que l'un des éléments clés à cet égard est l'exercice par l'État d'un contrôle sur des individus, et que la Convention n'a pas vocation à s'appliquer à des répercussions potentielles sur les droits ou intérêts individuels de requérants.
104. Le gouvernement néerlandais considère qu'en l'espèce, les requérants ne peuvent s'appuyer sur aucun fondement territorial pour soutenir qu'ils relèvent de la juridiction des Pays-Bas. Il ajoute que l'affaire ne relève d'aucune des exceptions établies au principe de territorialité puisque, soutient-il, les Pays-Bas n'ont exercé un contrôle effectif sur aucune zone du Portugal ni sur aucun des requérants. Selon lui, il n'y a pas non plus de circonstances particulières d'ordre procédural propres à établir la juridiction des Pays-Bas.
105. Concernant les spécificités et les facteurs du changement climatique invoqués par les requérants (paragraphe 126 ci-dessous), le gouvernement néerlandais est d'avis qu'en réalité les intéressés cherchent à se prévaloir d'une conception causale de la juridiction et à obtenir une évolution notable de la jurisprudence de la Cour en la matière, ce que, estime-t-il, la Cour ne doit pas accepter. En effet, soutient-il, pareille évolution se traduirait par une application incohérente, imprévisible et dénuée de fondement de l'article 1. Dans ce contexte, il argue plus particulièrement ce qui suit :
a) les requérants interpréteraient la jurisprudence de la Cour de manière erronée lorsqu'ils affirment qu'elle corrobore la thèse selon laquelle le critère d'établissement de la juridiction est l'existence d'un niveau élevé de contrôle sur les intérêts protégés par la Convention. Ainsi que le gouvernement néerlandais l'aurait déjà expliqué (paragraphe 103 ci-dessus), la jurisprudence de la Cour ne permettrait clairement pas d'aboutir à cette interprétation : on ne pourrait conclure à l'exercice par un État de sa juridiction sur le seul fondement de sa responsabilité alléguée, qu'elle découle de ses obligations négatives ou positives.
b) La jurisprudence de la Cour ne corroborerait pas la conception causale de la juridiction que le CRC aurait appliquée dans l'affaire Sacchi et consorts (précitée). L'affaire en question n'aurait aucune valeur jurisprudentielle pour la Cour. De plus, certains États, dont les Pays-Bas, n'auraient pas reconnu la compétence du CRC comme organe de surveillance dans le cadre d'affaires individuelles.
c) Selon la jurisprudence de la Cour, le fait de « prévoir » ou de « savoir » ne pourrait servir de fondement à l'établissement d'un titre de juridiction aux fins de l'article 1.
d) La durée des actes ou de leurs conséquences ne constituerait pas non plus un facteur pertinent aux fins de l'établissement de la juridiction.
e) Le fait que les conséquences incriminées se rapportent à des activités menées sur le territoire ou sous le contrôle d'un État serait sans incidence sur la question de la juridiction (le Gouvernement renvoie à la décision M.N. et autres c. Belgique , précitée).
f) La capacité d'action d'un État ne serait pas un facteur pertinent aux fins de la question de la juridiction, ainsi qu'il aurait été établi dans l'arrêt H.F. et autres c. France (précité).
g) Les éléments de droit international invoqués par les requérants ne permettraient pas de conclure à l'existence d'un titre de juridiction. Les obligations matérielles ne détermineraient pas l'existence de la juridiction ; ce serait au contraire l'existence d'un titre de juridiction qui serait une condition nécessaire à la mise en jeu de la responsabilité dans le cadre de la Convention. La question de la juridiction serait aussi distincte de toute question relative aux obligations matérielles de l'État et, logiquement, se poserait d'abord. La réponse à la seconde question ne pourrait avoir d'incidence sur la réponse à la première.
106. Le gouvernement néerlandais considère qu'il n'y a pas lieu de faire évoluer la jurisprudence de la Cour relative à la juridiction pour tenir compte du changement climatique. Il estime qu'adopter la démarche défendue par les requérants accroîtrait considérablement la portée géographique de la Convention dans le cadre d'affaires allant bien au-delà de la seule question du changement climatique, et qu'il serait difficile de justifier l'application d'une telle approche à ce seul contexte. Il ajoute que, comme l'illustre selon lui l'arrêt Urgenda[21] rendu par la Cour suprême des Pays-Bas, une protection judiciaire concrète et effective contre les effets du changement climatique est déjà possible au regard de la Convention sans qu'une telle évolution intervienne. Il argue que, quoi qu'il en soit, toute extension au changement climatique de la jurisprudence de la Cour sur la juridiction poserait nombre de questions complexes et non résolues touchant à l'essence même du fonctionnement du système de la Convention.
arabic 107. Le gouvernement néerlandais estime que dans ce contexte, on ne peut pas non plus considérer que fractionner et adapter les droits découlant de la Convention permette de conduire à l'établissement d'un titre de juridiction. Il déduit de la jurisprudence de la Cour que pareilles pratiques ne sont possibles que lorsque l'individu concerné relève de la juridiction de l'État au motif que des agents de cet État ont exercé sur lui leur autorité et leur contrôle (le Gouvernement renvoie à l'arrêt Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 137, CEDH 2011, et à la décision Ukraine et Pays-Bas c. Russie [GC], nos 8019/16 et 2 autres, § 571, 30 novembre 2022). Il argue que dans ces conditions, la notion d'« espace juridique » de la Convention ne peut contribuer à limiter la portée de l'élargissement de la juridiction extraterritoriale d'un État. De même, il soutient que le critère des « circonstances propres » a été établi dans le contexte de l'obligation procédurale découlant de l'article 2 et qu'il ne peut pas trouver à s'appliquer dans le contexte du changement climatique (il se réfère notamment à l'arrêt Hanan, précité, §§ 132-145).
108. Sur l'épuisement des voies de recours internes, le gouvernement néerlandais fait observer que les requérants n'ont cherché à épuiser aucun recours, ce qui, selon lui, va à l'encontre du principe de subsidiarité. S'appuyant sur la jurisprudence Demopoulos et autres (décision précitée), il argue que les requérants qui résident hors de la juridiction d'un État contractant ne sont pas relevés de l'obligation d'épuiser les voies de recours internes dans cet État. Il ajoute qu'en alléguant que la Cour devrait statuer sur le fond de leur affaire afin que son raisonnement en l'espèce puisse être utilisé comme ligne directrice par les juridictions internes au niveau national, les requérants cherchent à renverser le principe de subsidiarité. Il estime que leur raisonnement méconnaît la logique même de la règle de l'épuisement des voies de recours posée à l'article 35 § 1 de la Convention ainsi que le principe de subsidiarité.
109. Pour ce qui est de la qualité de victime des requérants, le gouvernement néerlandais estime que cette question est liée au fond du grief. Il indique que, faute pour les requérants d'avoir exercé les recours internes disponibles et effectifs, il n'est pas en mesure d'établir ou de vérifier les faits allégués par les intéressés. Il en conclut que la tâche de prouver qu'ils ont subi un préjudice pèse entièrement sur eux.
g) Le gouvernement portugais
110. Le gouvernement portugais admet que les requérants relèvent de sa juridiction territoriale, mais il soutient que cette question de la juridiction doit être distinguée du point de savoir si l'État est effectivement responsable des actes ou omissions à l'origine des griefs des intéressés. Il argue que les requérants n'ont pas démontré l'existence d'un lien de causalité suffisamment direct entre, d'un côté, des actes ou omissions du gouvernement défendeur en matière de changement climatique et, de l'autre, le préjudice ou le dommage allégué par eux, et qu'ils se bornent à mettre en avant, de façon générale, les émissions de GES des États défendeurs. Il objecte que d'après les chiffres fournis par les requérants, le Portugal n'est responsable que de 0,14 % des émissions mondiales de GES pour 2018. Il estime que les effets néfastes du changement climatique dont il est question en l'espèce résultent d'un phénomène global pour lequel ni le Portugal ni aucun autre des États défendeurs ne peuvent se voir attribuer une responsabilité individuelle ou collective, et que la responsabilité du Portugal ne peut donc être mise en jeu à titre individuel.
111. Le gouvernement portugais argue qu'il y a dans son ordre interne des recours effectifs et disponibles que les requérants auraient pu exercer, et qu'ils ne l'ont pas fait. Il explique que l'on peut distinguer, d'un côté, les recours non judiciaires ouverts aux victimes des feux de forêt de 2017 et, de l'autre, les recours judiciaires.
112. Concernant les premiers, il expose qu'à la suite des incendies en question, la loi no 108/2017 a institué et mis en place des recours indemnitaires - non judiciaires, gratuits et rapides - afin que soient dédommagés à bref délai les proches de victimes décédées et les individus ayant subi un préjudice personnel et psychologique, ou un dommage matériel. Il explique qu'une commission indépendante a par la suite été créée, sous la coordination et la supervision de l'ombudsman, aux fins de l'évaluation et l'examen des demandes d'indemnisation. Il ajoute que le profil des demandeurs a été élargi de manière à englober les personnes dont les services compétents, après examen, ont confirmé qu'elles avaient été touchées directement ou indirectement dans leur intégrité physique ou psychique, ou dans leurs revenus ou leurs biens. Selon le gouvernement portugais, la commission indépendante a évalué des préjudices d'ordre matériel ou moral et a pourvu non seulement à l'octroi de réparations pécuniaires mais aussi à l'adoption de mesures d'assistance et de mesures immédiates (soins médicaux et suivi (clinique), soutien psychologique, hébergement temporaire, travaux de reconstruction de logements et accompagnement social). Dans le cadre de ces recours, 728 demandes d'indemnisation auraient été déposées, dont 505 auraient été accueillies (un montant total de 35 482 075 euros (EUR) aurait été versé). Toutefois, les requérants ne figureraient pas sur la liste des personnes ayant demandé réparation au moyen de ce recours.
113. Sur la question des voies de recours judiciaires, le contentieux environnemental serait désormais une réalité du système judiciaire interne. Les juridictions administratives auraient traité un certain nombre d'affaires relatives à des questions environnementales et à des dommages écologiques, concernant par exemple l'urbanisme, l'impact des infrastructures sur l'environnement, la pollution et la protection des sources d'eau, des fleuves et rivières ou encore des zones maritimes et côtières. L'article 66 de la Constitution, qui consacrerait le droit à un cadre de vie sain, serait directement applicable dans des litiges de cette nature. Il serait en outre possible, au Portugal, de contester la compatibilité de la loi avec la Constitution.
114. Le gouvernement portugais mentionne plus précisément les recours judiciaires suivants :
a) L'article 66 § 1 de la Constitution disposerait que « [t]oute personne a droit à un cadre de vie humain, sain et écologiquement équilibré, et a le devoir de le défendre ». En tant qu'elle énoncerait un droit fondamental, cette disposition serait directement applicable, c'est-à-dire directement exécutoire par les juridictions internes, comme le commanderait l'article 18 de la Constitution. Le droit en question serait considéré comme un droit général de la personnalité et il bénéficierait à ce titre d'une protection active dans l'ordre juridique interne (paragraphes 40 et 52 ci-dessus).
b) En vertu de l'article 52 de la Constitution, les individus (de même que les associations) pourraient engager une actio popularis aux fins d'obtenir des pouvoirs publics l'adoption de telle ou telle conduite, ou la mise en oeuvre de mesures judiciaires et/ou administratives concernant, notamment, la protection de l'environnement. De plus, en vertu de la loi no 83/95 (paragraphe 41 ci-dessus), le droit à l'action populaire (actio popularis) pourrait être exercé aux fins de la protection, entre autres, de la santé publique, de l'environnement et de la qualité de vie (article 1 § 1 de la loi). Une actio popularis pourrait être formée par des individus ou des associations (ou par le ministère public) qui entendent obtenir la protection de ces intérêts généraux et diffus (articles 2 § 1 et 16 de la loi).
c) Le code civil, au paragraphe premier de son article 70 (paragraphe 42 ci-dessus), protègerait les individus contre toute atteinte ou menace d'atteinte à l'intégrité physique ou morale, et prévoirait au second paragraphe du même article une action visant à éviter la concrétisation d'une menace ou à réduire les effets d'une atteinte déjà survenue. Une procédure spéciale de protection de la personnalité serait en outre prévue à l'article 878 du code de procédure civile (paragraphe 43 ci-dessus).
d) L'article 7 § 1 de la loi portant fixation du cadre de la politique environnementale (paragraphe 44 ci-dessus) garantirait à toute personne le droit à la protection pleine et effective de ses droits et intérêts en matière d'environnement.
e) La loi no 67/2007 (paragraphe 45 ci-dessus) - régissant les relations entre les citoyens et l'État - prévoirait une action en responsabilité civile extracontractuelle contre l'État qui permettrait de demander réparation pour un préjudice ou un dommage découlant d'actes ou omissions illicites de l'État. Pareille procédure pourrait être engagée en cas de fonctionnement anormal d'un service et elle engloberait les préjudices matériels et moraux, déjà survenus ou à venir. La Cour aurait d'ailleurs déjà jugé que cette voie de droit constitue un recours effectif (pour se plaindre de la durée d'une procédure) (le gouvernement portugais renvoie à cet égard à l'arrêt Valada Matos das Neves c. Portugal , no 73798/13, 29 octobre 2015).
f) Le code de procédure administrative (paragraphe 46 ci-dessus) prévoirait un recours permettant de contraindre l'administration à adopter des mesures positives ou négatives en matière d'environnement et de qualité de la vie, et il ménagerait aussi la possibilité de demander des mesures provisoires et d'engager une action aux fins d'obtenir des mesures d'urgence.
g) La loi no 35/98 relative aux ONG environnementales (paragraphe 47 ci-dessus) reconnaîtrait à celles-ci la qualité pour agir en justice afin de faire empêcher, suspendre ou cesser des actes ou omissions susceptibles d'entraîner une dégradation de l'environnement, ainsi que pour obtenir la mise en jeu de la responsabilité civile des auteurs de ces actes ou omissions.
h) Un régime de responsabilité environnementale aurait été créé par le décret-loi no 147/2008 (paragraphe 48 ci-dessus), et il s'appliquerait aux dommages environnementaux causés aux espèces et habitats naturels protégés, à l'eau et aux sols, ainsi qu'aux menaces imminentes de tels dommages résultant de tout acte accompli dans le cadre d'une activité économique donnée.
i) La loi sur le climat (loi no 98/2021, paragraphe 49 ci-dessus) reconnaîtrait le changement climatique comme une situation d'urgence. Elle établirait comme source de responsabilité les actes et omissions préjudiciables de nature à accélérer le changement climatique ou à y contribuer, et elle porterait donc création d'une infraction administrative visant de telles pratiques.
115. Le gouvernement portugais considère que les requérants n'ont pas fourni d'éléments propres à démontrer qu'ils se seraient heurtés à des obstacles relatifs à l'exercice des recours susmentionnés. Il argue qu'en cas de difficulté à assumer les frais liés à une procédure judiciaire, ils auraient pu demander à bénéficier d'une assistance judiciaire en vertu de la loi no 34/2004 (paragraphe 50 ci-dessus). Il explique que les intéressés auraient pu être exonérés des frais de justice afférents à une procédure interne et être assistés par un avocat aux frais de l'État. Par ailleurs, il expose que l'ordre juridique interne prévoit des solutions pour permettre aux jeunes de surmonter les obstacles qu'ils pourraient rencontrer pour accéder à la justice. Les enfants et les adolescents mineurs, précise-t-il, peuvent être représentés en justice par la ou les personnes exerçant l'autorité parentale (article 16 du code de procédure civile).
116. Aux yeux du gouvernement portugais, les considérations qui précèdent montrent que les requérants disposaient de plusieurs voies de recours internes accessibles et effectives, qu'ils n'ont toutefois pas épuisées, en méconnaissance de la règle énoncée à l'article 35 § 1 de la Convention.
h) Le gouvernement suisse
117. Le gouvernement suisse soutient que les requérants demandent essentiellement à la Cour de s'ériger en tribunal suprême de l'environnement, ce qu'elle ne saurait être, son rôle consistant à interpréter les droits et libertés consacrés par la Convention. Il est également d'avis qu'une judiciarisation des processus de maîtrise du changement climatique ne serait pas appropriée et soulèverait un certain nombre de difficultés du point de vue de la séparation des pouvoirs et du principe de subsidiarité.
i) Le gouvernement turc
118. Pour autant que les requérants cherchent à établir la juridiction ou la responsabilité de la Türkiye pour non-respect de la limite de 1,5 oC prévue par l'Accord de Paris, le gouvernement turc fait observer que son pays n'était partie à cet accord ni au moment des incendies qui se sont produits au Portugal en 2017, ni quand les requérants ont introduit leur requête auprès de la Cour. Il en déduit que la Türkiye ne pouvait pas avoir de responsabilités au titre de cet accord à l'époque des faits. Il ajoute que la Türkiye n'est pas partie à la Convention d'Aarhus et qu'elle n'est liée par aucun des instruments juridiques de l'Union européenne (UE). Il estime que la contribution historique de la Türkiye aux émissions de GES est négligeable. Selon lui, on ne peut pas dire que la Türkiye a la capacité matérielle d'action évoquée par les requérants en rapport avec une éventuelle juridiction extraterritoriale.
119. Le gouvernement turc argue que les requérants en l'espèce évoquent les effets graves et les dommages catastrophiques du changement climatique au lieu d'établir leur qualité de victimes individuelles, comme l'exige selon lui la jurisprudence de la Cour, et que leur requête relève donc d'une actio popularis.
B. Les requérants
1. Remarques générales
120. Les requérants soutiennent que la Convention est à même de répondre aux immenses défis que la menace existentielle liée au changement climatique représente selon eux pour la protection des droits de l'homme les plus fondamentaux, et que la présente affaire entre véritablement dans le champ des droits garantis par la Convention. Ils exposent qu'ils cherchent simplement à appliquer les principes bien établis qui découlent de la Convention aux circonstances exceptionnelles du changement climatique. Ils estiment que la protection effective de leurs droits résultant de la Convention face aux menaces du changement climatique passe nécessairement par là, d'autant plus que le Portugal (où ils résident) est l'un des pays d'Europe les plus touchés par le changement climatique.
2. Sur la juridiction
121. Selon les requérants, il ne fait aucun doute que la juridiction territoriale du Portugal est établie. Concernant les autres États défendeurs, les faits de la cause ne correspondraient effectivement à aucun des cas dans lesquels la Cour aurait établi l'existence d'une juridiction extraterritoriale. Il y aurait donc lieu d'examiner les principes sous-jacents de la notion de juridiction qui auraient été développés, en particulier, dans des affaires telles que Banković et autres (décision précitée), Al-Skeini et autres (arrêt précité) et H.F. et autres c. France (arrêt précité). Dans le cas d'espèce, la juridiction extraterritoriale serait établie en ce que, dans les circonstances exceptionnelles de la requête, les émissions des États défendeurs et/ou le manquement de ceux-ci à réglementer/limiter leurs émissions produiraient des effets en dehors de leur territoire et feraient ainsi entrer les requérants dans leur sphère de juridiction.
122. La juridiction extraterritoriale pourrait être établie dans des circonstances exceptionnelles lorsqu'il existerait un lien factuel et/ou juridique suffisant. Il serait donc constant que les actes des États accomplis ou produisant des effets en dehors de leur territoire puissent s'analyser en l'exercice par eux de leur juridiction (les requérants citent notamment M.N. et autres c. Belgique, décision précitée, § 113). Certes, à ce jour, ni les dommages environnementaux transfrontières ni le changement climatique ne feraient partie des circonstances exceptionnelles en question. Toutefois, la liste de ces exceptions ne serait pas exhaustive et serait susceptible d'évoluer (les requérants renvoient à Géorgie c. Russie (II), précité, § 114).
123. Les requérants arguent que la question essentielle qui se pose en l'espèce est celle de savoir s'il existe entre l'État et l'individu un lien suffisant pour faire conclure à l'existence d'un titre de juridiction. Ils soutiennent que pareille analyse repose sur un ensemble de facteurs - à considérer de manière cumulative - liés aux faits particuliers d'une affaire donnée. Ils estiment que les questions litigieuses de juridiction pourraient en l'espèce être examinées au stade de l'appréciation du fond, et qu'il importe de garder à l'esprit qu'ils n'allèguent l'existence d'un titre de juridiction que pour une série très limitée d'obligations positives de prendre des mesures relevant selon eux du pouvoir des États de réglementer et/ou limiter leurs émissions.
124. En ce qui concerne les facteurs permettant d'établir la juridiction des États défendeurs, les requérants soutiennent tout d'abord que les circonstances propres au changement climatique militent en faveur d'un constat de juridiction, que la Cour pourrait établir en limitant ce constat à l'espace juridique de la Convention. Ils considèrent que plusieurs arguments vont dans le sens d'un tel constat. Ils arguent, notamment, a) que le changement climatique revêt une dimension multilatérale et qu'il incombe à tous les États de prendre des mesures pour limiter le réchauffement planétaire, b) que la gravité des effets du changement climatique atteint déjà un niveau significatif et qu'elle atteindrait un niveau catastrophique si le réchauffement planétaire dépassait 1,5 oC, c) qu'ils n'ont eux-mêmes pas d'autre moyen de demander des comptes aux États défendeurs ou de prévenir les effets du changement climatique sur leurs droits découlant de la Convention, et d) que les États doivent prendre des mesures pour obtenir rapidement une forte réduction des émissions d'ici à 2030 pour que subsiste un espoir de maintenir le réchauffement planétaire à 1,5 oC et éviter les conséquences les plus graves pour leurs droits découlant de la Convention.
125. Deuxièmement, les requérants soutiennent que le fait de pouvoir introduire une requête contre le Portugal ne suffit pas en soi et ne pourrait avoir qu'une pertinence limitée. Ils allèguent en particulier qu'attendre que des requérants idoines de chaque État déposent des requêtes aux ambitions comparables pour vérifier les limites des obligations pesant sur leur État territorial en matière de changement climatique est fondamentalement incompatible avec la nécessité qu'il y a selon eux à agir rapidement pour réduire les émissions et clarifier la portée des obligations des États. Ils estiment en outre qu'il est nécessaire d'éviter un vide dans la protection des droits et libertés au sein de l'espace juridique de la Convention, et qu'il serait donc inapproprié selon eux de n'établir un titre de juridiction qu'à l'égard du Portugal compte tenu, d'une part, de la part relative des émissions de GES du Portugal et, d'autre part, de ce que la gravité des effets du changement climatique, les capacités d'adaptation et la vulnérabilité diffèrent d'un pays européen à l'autre.
126. Troisièmement, les requérants exposent qu'il existe entre les États défendeurs et eux-mêmes un lien suffisant pour faire conclure à l'existence d'un titre de juridiction. Selon eux, ce constat ne repose pas uniquement sur une conception causale de la juridiction. Il serait en effet fondé sur les circonstances propres au changement climatique et sur des facteurs de prévisibilité, de connaissance, de durée et de capacité. Le critère relatif à l'existence de « circonstances propres » s'appliquerait à la fois aux obligations matérielles et aux obligations procédurales. La Cour en aurait récemment admis la pertinence générale dans l'arrêt H.F. et autres c. France (précité). En l'espèce, les considérations relatives à ce critère se fonderaient sur les éléments suivants :
a) les États défendeurs exerceraient un contrôle sur les intérêts des requérants protégés par la Convention, et il s'agirait là du critère pertinent à prendre en compte.
b) Les émissions des États et un manquement de leur part à réglementer/limiter ces émissions contribueraient de manière significative au risque de réchauffement planétaire, et il existerait donc un lien de causalité entre les activités des États défendeurs et les effets subis par les requérants (ce que confirmerait, notamment, la décision rendue par le CRC dans l'affaire Sacchi et consorts ). En outre, eu égard aux effets sur les droits des requérants qui en découleraient et à la dimension multilatérale du changement climatique, l'État territorial et les États extraterritoriaux se trouveraient dans la même relation de causalité quant aux droits des requérants pour ce qui est du dommage pouvant être causé par leur manquement à prendre des mesures pour réduire les niveaux d'émissions et prendre des mesures d'atténuation.
c) Les effets allégués sur les droits des requérants auraient été prévisibles pour les États défendeurs et/ou connus d'eux ou envisagés par eux.
d) Les effets allégués sur les requérants seraient durables.
e) Les effets allégués sur les requérants résulteraient d'activités exercées sur les territoires et/ou sous le contrôle des États défendeurs.
f) La protection des intérêts des requérants commanderait que l'ensemble des États défendeurs prennent les mesures qui seraient en leur pouvoir pour réglementer/limiter leurs émissions.
g) Les règles pertinentes du droit international et les approches adoptées par d'autres organes internationaux de protection des droits de l'homme militeraient pour - et cadreraient avec - un constat d'existence d'une juridiction.
127. À l'audience, les requérants ont exposé les éléments qui justifiaient selon eux un constat de juridiction extraterritoriale. Ils ont ainsi avancé : a) que le changement climatique avait une dimension multilatérale (les États défendeurs contribueraient concrètement au changement climatique et les exposeraient en conséquence à un risque de dommages), b) que les États défendeurs exerçaient un contrôle en l'espèce (sur les émissions de GES et sur les intérêts des requérants protégés par la Convention), c) qu'il existait un lien de causalité entre la conduite des États défendeurs et les atteintes à leurs droits (les émissions de GES des États défendeurs contribueraient de manière significative à l'aggravation du changement climatique, et les effets des émissions de chaque État défendeur présenteraient tous le même lien de causalité avec les conséquences sur les droits des requérants), d) que la situation litigieuse était connue et prévisible (les États défendeurs auraient pu prévoir les effets du changement climatique sur les droits des requérants depuis maintenant plusieurs décennies), e) que la capacité était partagée entre les États (le Portugal n'aurait pas à lui seul la capacité de protéger les droits des requérants découlant de la Convention), f) qu'il était, d'une part, important d'assurer une protection effective des droits de l'homme, et, d'autre part, nécessaire d'éviter un vide juridique au sein de l'espace juridique de la Convention, et g) qu'il fallait garantir la cohérence de l'évolution du droit international quant au changement climatique et aux droits fondamentaux.
3. Sur l'épuisement des voies de recours internes
128. Les requérants soutiennent qu'ils ne sont pas tenus d'épuiser les voies de recours internes. Ils arguent en effet que soit les États défendeurs ne sont pas dotés de recours effectifs, soit certaines circonstances particulières les dispensent de cette obligation. Ils fondent leur argumentation sur les points suivants.
129. Premièrement, les requérants estiment que la Cour doit tenir compte du caractère particulier de leurs griefs, à savoir que les États défendeurs ont selon eux porté atteinte à leurs droits découlant des articles 2, 3, 8 et 14 de la Convention en manquant à réglementer et limiter leurs émissions de manière compatible avec la réalisation de l'objectif de 1,5 oC. Selon eux, les recours ne seraient donc effectifs et aptes à offrir un redressement que s'il existait des perspectives raisonnables a) que la juridiction interne recherche si les mesures et les objectifs de réduction des émissions des États défendeurs sont suffisants, de sorte que, si tous les États prenaient des mesures pareillement ambitieuses, le résultat serait compatible avec la réalisation de l'objectif de 1,5 oC, et b) que, dans le cas contraire, la juridiction interne ordonne aux États défendeurs de procéder aux réductions d'émissions nécessaires pour être compatibles avec la réalisation de cet objectif.
130. Deuxièmement, les requérants affirment que, dans les États défendeurs dotés d'une jurisprudence relative à des actions climatiques fondées sur les droits de l'homme ou à des actions comparables, les recours disponibles ne sont pas aptes à offrir un redressement effectif de leurs griefs ou n'offrent pas de perspectives raisonnables à cet égard. En particulier, ils exposent ce qui suit :
a) Ils n'auraient pas qualité pour agir dans des affaires climatiques fondées sur les droits de l'homme devant les juridictions britanniques et suisses ou devant la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), et ils n'auraient donc pas accès à des voies de recours devant ces juridictions. Dans d'autres systèmes juridiques, c'est à l'État défendeur qu'il appartiendrait de démontrer que les requérants ont qualité pour saisir les juridictions internes d'un grief semblable, nonobstant leur lieu de résidence.
b) Ils n'auraient pas de perspectives raisonnables de succès dans les États défendeurs où les juridictions internes auraient examiné au fond des affaires climatiques fondées sur les droits de l'homme mais auraient conclu que ces États soit n'avaient au regard de la Convention aucune obligation relativement au changement climatique, soit n'avaient manqué à aucune obligation à cet égard (les requérants citent à titre d'exemple l'Autriche, l'Irlande, la Norvège).
c) Dans les États défendeurs où des actions climatiques auraient formellement été couronnées de succès, les recours disponibles ne seraient pas à même de leur offrir un redressement. En effet, les conclusions des juridictions internes seraient limitées et insuffisantes pour répondre aux griefs spécifiques formulés par eux (les requérants citent à titre d'exemple l'Allemagne, la Belgique, la France, l'Irlande, les Pays-Bas et la République tchèque). En réalité, les voies de recours disponibles seraient un blanc-seing pour laisser le réchauffement dépasser de manière catastrophique la limite de 1.5o C.
En résumé, les requérants estiment que la jurisprudence de chacun des États défendeurs ayant eu à connaître d'affaires climatiques montre soit i) que les juridictions internes refuseraient tout simplement d'examiner les questions essentielles soulevées par la présente espèce en fondant leur décision sur un défaut de qualité pour agir, soit ii) qu'ils auraient peu de chances de succès, soit iii) que les recours disponibles ne suffiraient pas à redresser leurs griefs.
131. Troisièmement, les requérants considèrent que, dans les États défendeurs non dotés d'une jurisprudence relative à des affaires climatiques fondées sur les droits de l'homme ou à des actions équivalentes (au Portugal, notamment), il ne serait pas suffisamment sûr que les recours éventuels soient effectifs et accessibles. Ils exposent que l'existence de dispositions constitutionnelles larges qui en théorie sont aptes à fournir un recours effectif n'offre pas en pratique une certitude suffisante pour modifier cette analyse. Ils arguent en particulier qu'il n'existe au Portugal aucune jurisprudence relative au changement climatique et que l'objet de la jurisprudence citée par le gouvernement portugais concernant l'application de l'article 66 de la Constitution est éloigné de celui du cas d'espèce. Ils soutiennent en outre que la Constitution ne renferme que des dispositions larges et générales dans ce contexte. S'ils admettent qu'ils auraient été tenus de vérifier l'étendue de protections par ailleurs incertaines dans tel ou tel cas, ils estiment que pareille obligation serait inappropriée en l'espèce. Il soutiennent à cet égard i) qu'aucun nouveau recours particulier n'a été mis en place, ii) que des mesures de réduction des émissions doivent être adoptées d'urgence, de sorte que la protection effective de leurs droits serait compromise s'ils étaient tenus de vérifier l'étendue de la protection offerte dans chaque État défendeur, et iii) que même avec une mise à l'épreuve de cette protection, rien ne permet de supposer que des recours effectifs seraient disponibles, compte tenu du caractère nouveau des litiges climatiques et de l'ineffectivité des recours internes dans tous les autres États à ce jour. Ils considèrent que leur position sur la question de l'épuisement des voies de recours interne dans ce contexte s'inscrit en droite ligne de la jurisprudence de la Cour relative à l'article 35 § 1 de la Convention, eu égard en particulier au fait, disent-ils, que la question de l'épuisement des voies de recours internes doit être examinée à l'aune des circonstances de chaque cas particulier.
132. Quatrièmement, les requérants, qui sont des enfants et des jeunes gens, considèrent que les obliger à épuiser les voies de recours internes dans chacun des États défendeurs reviendrait à leur imposer une charge déraisonnable, eu égard, selon eux, aux difficultés logistiques et financières que pareille entreprise entraînerait pour eux, à l'urgence de la question et à la gravité de la situation.
133. Cinquièmement, les requérants soutiennent que la compatibilité avec la Convention des mesures prises par les États défendeurs face au changement climatique est une question inédite et de portée supranationale qui appelle la Cour à fournir aux États contractants des indications sur leurs obligations en la matière, dans le respect du principe de subsidiarité et de la nature du contrôle exercé par elle. À leur avis, l'argument selon lequel la Cour se trouverait saisie d'une « avalanche » d'affaires se trouve affaibli par l'effet qui serait produit par ces indications.
134. Enfin, à titre subsidiaire, les requérants soutiennent que les raisons susmentionnées constituent des « circonstances particulières » qui les dispensent de la règle de l'épuisement des voies de recours internes.
4. Sur la qualité de victime
135. Les requérants estiment être des victimes effectives directement touchées par les manquements allégués des États défendeurs. Ils soutiennent que le changement climatique anthropique les a déjà exposés et continuera de les exposer à des dommages croissants. Ils considèrent en outre qu'ils sont aussi des victimes potentielles et qu'ils ont produit des éléments montrant de façon raisonnable et convaincante la probable survenue de violations qui les toucheraient personnellement. Ils arguent qu'avec l'accroissement du réchauffement planétaire, les dommages subis par eux s'aggraveront inéluctablement (a fortiori si le réchauffement devait dépasser 1,5 oC). Ils se disent exposés à des risques de préjudices supplémentaires (ils font référence à cet égard aux éléments présentés au paragraphe 26 ci-dessus). Ils allèguent qu'ils appartiennent à une catégorie spécifique de la population qui est particulièrement touchée par le changement climatique.
136. Les requérants plaident que la question de la qualité de victime pourrait être jointe au fond et qu'il existe un lien direct entre cette qualité et l'applicabilité des dispositions de la Convention. Pour autant que la question de la causalité se pose, ils estiment avoir établi un lien de cause à effet suffisant entre le changement climatique et les effets présents et futurs sur leurs droits aux fins de l'examen des questions relatives à la qualité de victime et à l'applicabilité, lien que la Cour devrait selon eux considérer en tenant compte de ce que la présente affaire concerne les obligations positives découlant pour les États de la Convention.
C. Les tiers intervenants
1. La Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe
137. La Commissaire argue que l'environnement et les droits de l'homme sont manifestement interdépendants et d'un environnement qui est malsain ou subit de toute autre manière les conséquences négatives d'une intervention humaine, et notamment du changement climatique, peuvent découler pour ceux qui y vivent des atteintes à leurs droits fondamentaux. Elle soutient que la dégradation de l'environnement, et le changement climatique en particulier, peut avoir des incidences sur le droit à la vie, le droit à la vie privée et familiale, le droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants, et l'interdiction de la discrimination. Elle estime que le changement climatique a aussi un fort impact sur un éventail de droits sociaux, économiques et culturels. Elle argue que les atteintes à l'environnement touchent les enfants de manière disproportionnée et que la communauté internationale l'a depuis longtemps reconnu. Elle considère que le changement climatique condamne de nombreux enfants à une vie difficile et que parce qu'ils ont rarement la possibilité de participer aux processus politiques de prise de décision, les jeunes ont souvent des possibilités limitées lorsqu'il s'agit de modifier le cours des événements en matière de changement climatique. Elle ajoute qu'un nombre croissant de jeunes souffrent d'angoisses existentielles et d'anxiété liée au climat.
138. La Commissaire voit dans le changement climatique une cause, et un résultat, particulièrement graves de la dégradation de l'environnement imputable à l'activité humaine. Elle soutient que ce phénomène a retenu l'attention des organes de défense des droits de l'homme en raison de ses lourds effets transfrontières sur la capacité des peuples à mener une vie sûre, saine et digne. Elle considère qu'il est essentiel que les jeunes touchés par le changement climatique soient entendus et aient accès à la justice. Dans quelques États membres, les juridictions saisies de contentieux climatiques auraient admis que le changement climatique emporte des violations des droits fondamentaux, ce qui serait positif. Toutefois, les victimes de violations des droits fondamentaux causées par le changement climatique seraient confrontées à de nombreux obstacles qui les empêcheraient de bénéficier de voies de recours effectives dans leurs pays respectifs. Pareille situation s'expliquerait par le fait que les juridictions et autres instances de recours au niveau interne auraient tendance à agir de manière isolée, en se concentrant sur le contexte national, appréciant les conséquences des instruments et politiques internes en matière de changement climatique sur leurs propres populations, et méconnaissant souvent leurs effets sur les personnes résidant ailleurs. Les juridictions internes exigeraient des États qu'ils répondent de leurs actes relativement à leurs engagements les moins contraignants en matière climatique. Le changement climatique serait un problème transnational qui exigerait des solutions transnationales cohérentes.
139. La Commissaire considère que, du fait de leur nature transfrontière, les violations des droits de l'homme liées au climat peuvent difficilement être attribuées à telle entité ou à tel État. Elle indique avoir déjà dit qu'il ne fallait pas négliger les conséquences de la pollution produite en Europe sur les droits fondamentaux des personnes qui vivent ailleurs. Elle ajoute qu'il en va de même en ce qui concerne la sphère de compétence de la Cour. Elle estime que, compte tenu du caractère mondial et transfrontière du changement climatique, les États parties ne peuvent pas laisser les émissions de GES se poursuivre sans prendre en considération leurs conséquences pour les droits des habitants d'autres États membres. Elle expose que cette idée, en particulier la nécessité d'intégrer les exportations de combustibles fossiles dans les contributions des États aux émissions, a été reprise par les défenseurs des droits de l'homme liés à l'environnement dans des discussions qu'elle a eues avec eux. Selon elle, il est déjà arrivé que des États soient tenus responsables de leurs niveaux d'émission dans un contexte international et transfrontière, en particulier lorsque ces niveaux étaient associés à la violation de traités internationaux[22].
140. La Commissaire considère que, compte tenu surtout du caractère transfrontière des violations, les victimes du changement climatique n'ont pas toujours accès à des recours internes, du moins à des recours effectifs et adéquats. Elle estime que si des individus s'adressent à la Cour, c'est précisément parce qu'ils ne peuvent obtenir justice dans leur pays. Pour elle, en effet, l'accès à la justice demeure une préoccupation essentielle car, argue-t-elle, sans redressement approprié la protection des droits de l'homme dans l'Europe d'aujourd'hui présenterait une grande faille. Selon la Commissaire, le changement climatique ne cadre pas avec les règles classiques du droit international, fondées sur la souveraineté territoriale et la juridiction nationale. Il s'agit à son avis d'un problème transfrontière qui appelle des solutions transfrontières. Pour elle, ce constat s'applique aussi aux répercussions sur les droits de l'homme des effets néfastes du changement climatique.
141. La Commissaire argue que sont apparus récemment des signes évidents que les efforts visant à protéger le droit fondamental à un cadre de vie propre, sain et durable doivent être accrus pour que ce droit existe dans la pratique et soit effectif. Elle renvoie, en particulier, à la résolution sur le droit à un environnement propre, sain et durable que l'Assemblée générale des Nations unies a adoptée le 28 juillet 2022 (document no A/RES/76/300) et à la recommandation CM/Rec(2022)20 sur les droits de l'homme et la protection de l'environnement que le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe a adoptée le 27 septembre 2022.
2. La Commission européenne
142. Au nom de l'Union européenne (« l'UE »), la Commission européenne fournit des précisions sur les principes qui régissent l'exécution, au niveau de l'UE, des obligations découlant pour celle-ci de l'Accord de Paris. Elle expose que la politique climatique de l'UE et le cadre législatif actuel, ainsi que l'évolution de l'acquis de l'UE, sont conformes aux obligations de l'UE résultant de l'Accord de Paris et vont même au-delà de celles-ci, tout en respectant pleinement les principes de précaution et d'équité intergénérationnelle. Pour la Commission européenne, le niveau de protection des droits de l'homme en matière environnementale au sein de l'Union européenne est équivalent à celui offert par la Convention.
3. Les Rapporteurs spéciaux des Nations unies sur les droits de l'homme et l'environnement, et sur les substances toxiques et les droits de l'homme
143. Les intervenants considèrent que la situation d'urgence climatique emporte divers effets négatifs sur la jouissance effective des droits de l'homme. Ils font observer que les enfants sont particulièrement vulnérables aux effets néfastes du changement climatique. Ils exposent que les dommages transfrontières à l'environnement peuvent faire naître des obligations extraterritoriales en matière de droits de l'homme pour l'État qui exerce un contrôle sur la source de ces dommages. Ils précisent que cette approche découle des pratiques de la Cour interaméricaine des droits de l'homme[23] et de divers organes de l'ONU[24]. Selon les intervenants, cette approche est particulièrement importante pour permettre l'entrée en jeu de l'obligation de rendre compte dans les litiges relatifs au changement climatique où se trouvent en cause des responsabilités étatiques individuelles et collectives.
4. Le réseau européen des institutions nationales des droits de l'homme (ENNHRI)
144. L'intervenant considère en particulier que, aux fins des articles 2 et 8 de la Convention, la juridiction au sens de l'article 1 englobe les atteintes au climat qui touchent le territoire d'un État contractant. Selon lui, il importe peu que ces atteintes soient aussi dues à des émissions provenant d'autres États et entités - car, soutient-il, les violations de la Convention peuvent être attribuables à plus d'un État -, ainsi qu'à des facteurs partiellement extérieurs à la juridiction de l'État concerné. Il expose qu'en droit international, chaque État peut être tenu pour responsable de la conduite qui lui est attribuable. Il ajoute qu'il ressort d'une jurisprudence émergeant aux niveaux national et international que les États peuvent avoir à rendre des comptes pour les dommages auxquels leurs émissions ou leurs politiques contribuent. Il estime que la juridiction d'un État englobe l'ensemble des émissions qui relèvent de son contrôle effectif, ou devrait, à tout le moins, englober les dommages territoriaux causés par la combustion d'émissions de combustibles fossiles extraits sur son sol. Il y voit une conséquence des spécificités de l'extraction de combustibles fossiles. Il estime que le fait de tenir compte, aux fins de l'article 1 de la Convention, des émissions de combustion exportées serait en phase avec le régime climatique de l'ONU, avec lequel l'interprétation de la Convention doit selon lui cadrer.
145. L'intervenant soutient que les spécificités du changement climatique pourraient justifier d'étendre au-delà du principe de territorialité une juridiction (au sens de l'article 1) fractionnée et adaptée. Il ajoute que, dans le cas de requêtes introduites par des requérants résidant dans des États contractants, l'extraterritorialité pourrait être établie. Il estime que se poserait la question de la contribution active de l'État à un dommage qui toucherait de manière raisonnablement prévisible des personnes se trouvant hors de ses frontières. Il expose qu'en vertu de ces principes, l'extraterritorialité aurait pour effet non pas de rendre la Convention universelle et sans limites, mais de la circonscrire à son espace juridique, et qu'elle pourrait ne concerner que certaines obligations spécifiques telles que l'obligation procédurale d'apprécier les conséquences des émissions relevant du contrôle effectif de l'État. Ainsi, observe-t-il, les États contractants ne pourraient pas échapper à l'obligation de répondre de violations des droits de l'homme survenant sur le territoire déjà couvert par la Convention. Il y voit comme autre conséquence la création entre les États contractants d'une unité et d'une conception commune des droits de l'homme dans le domaine du changement climatique. Il ajoute que, fondée sur le principe consistant à ne pas nuire (no-harm principle), la juridiction extraterritoriale serait limitée aux caractéristiques foncièrement transfrontières des émissions de GES et d'autres polluants. En bref, selon l'intervenant, la juridiction d'un État contractant serait établie dès lors que celui-ci aurait autorisé d'importantes émissions transfrontières de GES susceptibles de porter atteinte aux droits des personnes se trouvant sur le territoire d'autres États contractants.
146. Concernant la qualité de victime, l'intervenant estime que les enfants et les jeunes peuvent être affectés physiquement par les vagues de chaleur et les feux de forêt, mais qu'une atteinte à l'intégrité mentale telle que l'anxiété liée au climat pourrait suffire à montrer qu'ils sont directement touchés aux fins de l'article 34. Il déduit de la jurisprudence de la Cour qu'en toute hypothèse, il n'est pas nécessaire d'apporter des preuves médicales d'une atteinte à la santé causée par la pollution pour qu'un requérant puisse se voir reconnaître la qualité de victime et que la Cour puisse conclure à l'applicabilité de l'article 8. Il souligne que les enfants et les jeunes ont moins de possibilités que les adultes de défendre vigoureusement leurs propres intérêts et qu'ils dépendent tout particulièrement des tribunaux pour faire respecter leurs droits avant que le budget carbone final pertinent ne soit épuisé. À son avis, la certitude que des dommages climatiques sont latents et le fait qu'il soit possible de prévenir un réchauffement potentiellement irréversible plaident en faveur d'une interprétation non formaliste de l'article 34 propre à garantir l'effectivité des droits. L'intervenant estime que plusieurs éléments convaincants tendent à prouver que des dommages environnementaux surviendront à l'avenir, et qu'il est donc possible que les enfants soient également des victimes potentielles.
5. Save the Children International
147. L'intervenant affirme que les enfants constituent le groupe le plus vulnérable dans toute crise, y compris celle du changement climatique. Il estime que, eu égard à la gravité des conséquences de ce phénomène sur les enfants et à l'importance de leurs droits se trouvant en jeu, la Cour ne doit pas appliquer un critère excessivement exigeant à des questions telles que la recevabilité ou la charge et le niveau de preuve. Il est d'avis que l'intérêt supérieur et les droits matériels et procéduraux de l'enfant doivent primer dans le processus décisionnel et que ne pas y veiller serait contraire au droit international, notamment à la Convention. Il évoque une nécessité immédiate et profonde de protéger les droits de l'enfant, compte tenu du caractère systémique de la menace que représente le changement climatique et de ses effets négatifs de grande ampleur sur les plus vulnérables.
6. Climate Action Network Europe (CAN-E)
148. L'intervenant argue en particulier qu'il y a lieu de faire la distinction entre, d'une part, la juridiction relative aux effets transfrontières d'émissions provenant du territoire d'un État et, d'autre part, la juridiction afférente à des émissions provenant de territoires extérieurs qui sont attribuables à un État d'origine, telles que celles émanant de combustibles fossiles importés d'un autre État. Il estime que la Cour devrait envisager une autre catégorie de juridiction territoriale. Celle-ci, propose-t-il, reposerait sur un « régime de fait limité (qualified de facto regime) à l'origine de dommages transfrontières ». Il explique que cette notion renvoie à une situation où des ingérences de fait tirent leur origine de l'État responsable, peuvent être contrôlées par lui et entraînent des effets transfrontières graves, durables et prévisibles, et où l'État sur le territoire duquel ces effets se font sentir ne peut pas se protéger lui-même. Il ajoute qu'une telle conception de la juridiction pourrait être reconnue comme une composante de l'espace juridique de la Convention et de son ordre public européen. À titre subsidiaire, dit-il, l'article 1 de la Convention pourrait être interprété comme imposant l'existence d'une juridiction uniquement en présence d'obligations positives (et non d'obligations négatives).
149. L'intervenant considère que l'application des droits fondamentaux à des situations où des émissions sont causées à l'étranger se fait attendre. Il estime qu'en réalité il est indubitable que les émissions ont des incidences importantes sur les titulaires de droits individuels, que ceux-ci résident au sein de l'État responsable ou non. Il soutient que l'attribution à un État découle de ce que la plupart des activités émettrices font l'objet de régimes d'autorisation étatique. De ce point de vue, dit-il, la juridiction au sens de l'article 1 pourrait être établie soit dans le cadre du « régime de fait limité à l'origine de dommages transfrontières », soit au regard des émissions de l'État concerné.
150. L'intervenant observe que les recours nationaux permettant de se plaindre des mesures de lutte contre le changement climatique dans leur ensemble sont rares. Il estime qu'un bon moyen de procéder serait de viser la mise en place par les États d'objectifs globaux ambitieux de réduction des émissions de GES. Il expose que, lorsque de tels objectifs sont contenus dans un acte législatif, certains États, comme le Portugal notamment, offrent la possibilité de saisir directement les juridictions compétentes d'une demande de contrôle juridictionnel. Cependant, ajoute-t-il, l'accès à un tribunal est soumis à des conditions strictes relatives à la qualité pour agir et, dans la plupart des cas, il n'est possible qu'après épuisement d'autres voies de recours. Selon l'intervenant, les recours disponibles dans les ordres juridiques nationaux ne sont pas effectifs. D'après lui, il est fréquent que les gouvernements concernés contestent la recevabilité d'actions climatiques introduites au niveau national.
7. Le Consortium ETO, Amnesty International, le Centre d'études juridiques et sociales (Centro de Estudios Legales y Sociales), le Center for Transnational Environmental Accountability (« CTEA »), l 'Economic and Social Rights Centre (Hakijamii), FIAN International, la Great Lakes Initiative for Human Rights and Development (« GLIHD »), les professeurs Mark Gibney, Sigrun Skogly, Wouter Vandenhole et Jingjing Zhang, ainsi que les docteurs Gamze Erdem Türkelli, Nicolás Carillo-Santarelli, Jernej Letnar Černič, Tom Mulisa, Nicholas Orago et Sara Seck, et le groupe de recherche en droit et développement de l'université d'Anvers
151. Selon les intervenants, il est clair que les habitants d'un État contractant relèvent de la juridiction de celui-ci au sens de l'article 1 de la Convention. À leurs yeux, deux considérations militent en faveur de la conclusion selon laquelle les émissions de GES provenant d'autres Parties contractantes font aussi relever les habitants en question de la juridiction de ces Parties contractantes.
152. Les intervenants expliquent, premièrement, que le changement climatique soulève des questions singulières liées aux dommages transfrontières et à des préoccupations communes. Il s'agit, disent-ils, d'une situation dans laquelle les droits des plaignants relèvent de chacune des Parties contractantes pour autant que celles-ci autorisent des émissions de GES, ou des conduites aggravant les émissions dans d'autres États, émissions qui de manière prévisible causent des atteintes aux droits de l'homme tant au niveau interne qu'au-delà des frontières, de manière continue et sur le long terme. Pour les intervenants, si les requérants devaient être considérés comme relevant uniquement de la juridiction de l'État dans lequel ils résident, il en résulterait un vide dans la protection des droits de l'homme. Les intervenants exposent, deuxièmement, que l'application extraterritoriale de la Convention est étayée par une interprétation de la Convention conforme à l'évolution de la situation au niveau international.
8. Le Centre pour le droit international de l'environnement (« CIEL »), Greenpeace International et l'Union of Concerned Scientists
153. Les intervenants soulignent l'importance des engagements pris par les États au titre de la CCNUCC et de l'Accord de Paris ainsi que la nécessité pour les États de respecter la limite de réchauffement de 1,5 oC conformément à leurs obligations conventionnelles.
9. Le réseau international pour les droits économiques, sociaux et culturels (« ESCR-Net »)
154. L'intervenant insiste sur les effets de la crise du changement climatique sur les droits relatifs à un environnement sain et les droits économiques, sociaux et culturels connexes, ainsi que sur le droit à la vie. Il explique que le changement climatique touche de manière disproportionnée les personnes et les communautés marginalisées. Selon lui, les États ont l'obligation d'établir un cadre juridique pour prévenir les atteintes aux droits de l'homme résultant de dommages environnementaux et du changement climatique.
10. Le projet de recherche ALL-YOUTH et le groupe de recherche en droit public de l'université de Tampere
155. L'intervenant considère qu'il existe un consensus international quant à l'existence d'effets néfastes du changement climatique sur les droits de l'homme et que la Cour doit en tenir compte dans son examen de la présente requête. Il expose que le changement climatique touche très durement les populations des pays en développement et les enfants, et qu'il affectera les générations futures. Il estime que dans ce contexte les enfants et les jeunes se trouvent dans une situation de vulnérabilité. Il soutient que le changement climatique relève de la responsabilité extraterritoriale. À ses yeux, c'est la dissuasion du contournement des droits qui doit être la question centrale à cet égard. L'intervenant argue qu'un État pourrait voir sa responsabilité mise en jeu s'il causait sciemment un dommage transfrontière ou manquait à exercer un contrôle sur les entités privées qui mènent des activités extraterritoriales. Il est d'avis qu'en matière environnementale le seuil de responsabilité devrait être plus bas. Selon lui, la Cour devrait employer la technique de la « distinction » et appliquer sa jurisprudence actuelle sur la juridiction extraterritoriale dans le contexte nouveau du changement climatique.
11. La professeure Christel Cournil et Notre Affaire à Tous (« NAAT »)
level0 156. Les intervenants évoquent le principe voulant que la Convention soit interprétée en harmonie avec d'autres sources de droit international, principe qui à leurs yeux doit guider la Cour dans l'élaboration des principes relatifs aux obligations conventionnelles des États en matière de changement climatique. Ils estiment que, dans ce contexte, la marge d'appréciation des États est restreinte. Selon eux, la Cour doit rechercher si les États défendeurs ont adopté avec diligence les mesures territoriales et extraterritoriales nécessaires pour protéger les droits des requérants découlant des articles 2 et 8 de la Convention.
12. Our Children's Trust (« OCT »), Oxfam International et ses affiliés (« Oxfam »), le Centre for Climate Repair de l'université de Cambridge et le Centre for Child Law de l'université de Pretoria
157. Les intervenants considèrent que la Cour doit fonder ses décisions sur les données scientifiques les meilleures et les plus récentes disponibles, c'est-à-dire celles : qui offrent le plus haut niveau de qualité, d'objectivité et d'intégrité des informations, notamment statistiques ; qui s'appuient sur des éléments examinés par plusieurs pairs et accessibles au public ; qui documentent et exposent clairement les risques et les incertitudes des éléments scientifiques sur lesquels reposent leurs conclusions. Ils présentent un aperçu des données scientifiques qu'ils considèrent comme les meilleures disponibles dans le domaine de la science du climat. Ils soutiennent en particulier que, selon un consensus scientifique croissant, les enfants sont plus susceptibles qu'un adulte moyen de pâtir dans leur santé physique et mentale des effets produits par le changement climatique, tels que la mauvaise qualité de l'air et les vagues de chaleur.
II. APPRÉCIATION DE LA COUR
A. Questions préliminaires
1. La requête dirigée contre l'Ukraine
158. Le 18 novembre 2022, les requérants, invoquant « les circonstances exceptionnelles liées à la guerre en cours », ont informé la Cour de leur décision de retirer leur requête pour autant qu'elle concerne l'Ukraine. La lettre des requérants a été transmise au gouvernement ukrainien, qui a répondu qu'il laissait à la Cour le soin de tirer les conclusions qui s'imposaient en conséquence de la demande de retrait de la requête dirigée contre l'Ukraine que les requérants avaient formulée.
159. Pareille situation procédurale, dans laquelle un requérant n'entend plus maintenir sa requête contre l'État défendeur, appelle normalement une radiation de l'affaire du rôle conformément à l'article 37 § 1 a) de la Convention (voir, par exemple, Sandu et autres c. République de Moldova et Russie, nos 21034/05 et 7 autres, §§ 53-57, 17 juillet 2018), qui est ainsi libellé en ses parties pertinentes :
« 1. À tout moment de la procédure, la Cour peut décider de rayer une requête du rôle lorsque les circonstances permettent de conclure
a) que le requérant n'entend plus la maintenir ; (...)
(...)
Toutefois, la Cour poursuit l'examen de la requête si le respect des droits de l'homme garantis par la Convention et ses Protocoles l'exige.
(...) »
160. Tenant compte des motifs invoqués par les requérants en l'espèce et de ce que toutes les questions de caractère général soulevées par la présente requête seront suffisamment élucidées au cours de l'examen de la requête concernant les trente-deux États défendeurs restants, la Cour dit que conformément à l'article 37 § 1 a) de la Convention, la requête doit être rayée du rôle pour autant qu'elle concerne l'Ukraine.
2. La requête dirigée contre la Fédération de Russie
161. La Fédération de Russie n'est plus membre du Conseil de l'Europe depuis le 16 mars 2022[25] et elle n'est plus partie à la Convention depuis le 16 septembre 2022[26]. Après le dessaisissement de l'affaire au profit de la Grande Chambre, le gouvernement défendeur n'a pas présenté d'observations. Se pose donc la question de la compétence de la Cour pour connaître de la présente requête dirigée contre la Russie et celle des conséquences de la non-participation du Gouvernement à la procédure.
162. Sur la première question, la Cour a indiqué qu'en vertu de l'article 58 de la Convention, elle demeurait compétente pour traiter les requêtes dirigées contre la Fédération de Russie concernant les actes et omissions susceptibles de constituer une violation de la Convention qui surviendraient jusqu'au 16 septembre 2022 (Fedotova et autres c. Russie [GC], nos 40792/10 et 2 autres, §§ 71-72, 17 janvier 2023). Néanmoins, elle considère que dans les cas où la requête porte sur une question présentant un élément de continuité, une « situation continue » perdurant au-delà de la date de cessation relève de sa compétence temporelle pour la seule partie survenue avant la date en question (Pivkina et autres c. Russie (déc.), nos 2134/23 et 6 autres, § 61, 6 juin 2023).
163. Dès lors, étant donné que dans le cas d'espèce, les faits sur lesquels se fondent les violations de la Convention alléguées par les requérants sont antérieurs au 16 septembre 2022, la Cour est compétente pour en connaître. Cependant, tout grief concernant la situation postérieure à cette date est incompatible ratione temporis avec l'article 35 § 3 de la Convention pour autant qu'il concerne la Fédération de Russie et doit être rejeté en application de l'article 35 § 4.
164. Concernant la non-participation à la procédure devant la Grande Chambre, le fait que le Gouvernement n'ait pas communiqué ses observations peut être considéré comme une manifestation de son intention de s'abstenir de prendre part à l'examen de la présente requête. En pareil contexte, la Cour a dit que la cessation de la qualité de membre du Conseil de l'Europe d'une Partie contractante n'exonère pas celle-ci de son obligation de coopérer avec la Cour. Cette obligation perdure tant que la Cour demeure compétente pour traiter les requêtes concernant les actes ou omissions susceptibles de constituer une violation de la Convention (Géorgie c. Russie (II) (satisfaction équitable) [GC], no 38263/08, § 21 et 27, 28 avril 2023 ; voir aussi Svetova et autres c. Russie, no 54714/17, §§ 29-31, 24 janvier 2023). La Cour demeurant compétente pour connaître de la requête comme expliqué au paragraphe 163 ci-dessus, le fait que le gouvernement défendeur ne participe pas à la procédure ne saurait constituer un obstacle à son examen (article 44C § 2 du règlement).
B. Observations liminaires concernant les points de droit soulevés devant la Cour
165. Pour commencer, la Cour renvoie aux considérations générales qu'elle a formulées dans l'affaire Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres (arrêt précité, §§ 410-422) sur la question du changement climatique envisagé sous l'angle de la Convention, plus particulièrement sur le fait que si sa jurisprudence existante peut être utile jusqu'à un certain point en ce qui concerne les litiges relatifs au changement climatique, les questions juridiques soulevées par le changement climatique présentent d'importantes différences avec celles qui ont été traitées jusqu'à aujourd'hui dans les affaires environnementales, et elles appellent donc un examen spécifique par la Cour.
166. La présente requête a été introduite par un groupe de jeunes individus qui se plaignent des effets présents et des graves effets futurs du changement climatique, attribuables selon eux à leur propre pays, le Portugal, et à trente-deux autres États. Les intéressés allèguent qu'aux fins de leur grief relatif au changement climatique, ils relèvent de la juridiction de tous ces États au sens de l'article 1 de la Convention. Avant de saisir la Cour, ils n'ont porté leur situation à l'attention des autorités d'aucun des États défendeurs, pas plus qu'ils n'ont tenté d'exercer une quelconque voie de recours dans l'un ou l'autre de ces États. Au lieu de cela, ils ont directement introduit devant la Cour une requête dans laquelle ils exposent en détail, d'une part, ce qu'ils considèrent comme des défauts et défaillances à l'égard d'un devoir de protection contre le changement climatique qui incomberait aux États défendeurs et, d'autre part, les effets néfastes sur les populations qu'ils attribuent à ces manquements. Ils demandent à la Cour de statuer en première instance sur toutes ces questions.
167. La Cour commencera par examiner les questions relatives à la juridiction. Son examen se limitera à la juridiction des États concernant les effets néfastes du changement climatique, et il ne portera pas sur les questions éventuelles de juridiction extraterritoriale, comme celles qui pourraient se poser, par exemple, dans le contexte de dommages environnementaux transfrontières plus localisés. Elle se penchera ensuite, le cas échéant, sur l'épuisement des voies de recours internes. Elle se prononcera alors, à l'aune des conclusions auxquelles elle sera parvenue au sujet de la juridiction et de l'épuisement des voies de recours internes, sur la nécessité de trancher la question de la qualité de victime à la lumière des principes généraux énoncés à cet égard dans l'arrêt Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres (précité, §§ 487-488).
C. Sur la juridiction
1. Principes généraux
168. Les principes généraux qui ressortent de la jurisprudence de la Cour en matière de juridiction ont été résumés de la manière suivante (M.N. et autres c. Belgique, décision précitée, §§ 96-109) :
« 96. La Cour rappelle que l'article 1er de la Convention limite son champ d'application aux « personnes » relevant de la « juridiction » des États parties à la Convention.
97. L'exercice par l'État défendeur de sa « juridiction » est une condition sine qua non pour que celui-ci puisse être tenu pour responsable des actes ou omissions à lui attribuables qui sont à l'origine d'une allégation de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention ( Al-Skeini et autres [ c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 130, CEDH 2011], et Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie [GC], no 36925/07, § 178, 29 janvier 2019). La question de savoir si cet État est effectivement responsable des actes ou omissions à l'origine des griefs des requérants au regard de la Convention est une question distincte et relève du fond de l'affaire ( Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), 23 mars 1995, §§ 61 et 64, série A no 310, et Güzelyurtlu et autres , précité, § 197).
98. En ce qui concerne le sens à donner à la notion de « juridiction » au sens de l'article 1er de la Convention, la Cour a souligné que, du point de vue du droit international public, la compétence juridictionnelle d'un État est principalement territoriale ( Güzelyurtlu et autres , précité, § 178 ; voir aussi Banković et autres [ c. Belgique et autres (déc.) [GC], no 52207/99, §§ 59-61, CEDH 2001-XII]). Elle est présumée s'exercer normalement sur l'ensemble du territoire de l'État concerné ( Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 139, CEDH 2004-II).
99. Conformément à l'article 31 § 1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, la Cour a interprété les termes « relevant de leur juridiction » en prenant comme point de départ le sens ordinaire devant être attribué à ces termes et en tenant compte du contexte ainsi que de l'objet et du but de la Convention. Or, si le droit international n'exclut pas un exercice extraterritorial de sa juridiction par un État, les éléments ordinairement cités pour fonder pareil exercice (nationalité, pavillon, notamment) sont en règle générale définis et limités par les droits territoriaux souverains des autres États concernés ( Banković et autres , précité, §§ 56 et 59).
100. Cette conception territoriale de la juridiction des États parties trouve un appui dans les travaux préparatoires de la Convention ( Banković et autres , décision précitée, §§ 19-21 et 63). En effet, le texte rédigé par la commission des affaires juridiques et administratives de l'Assemblée consultative du Conseil de l'Europe prévoyait initialement, dans ce qui allait devenir l'article 1er de la Convention, que les « États membres s'engage[aie]nt à garantir à toute personne résidant sur leur territoire les droits (...) ». Les termes « résidant sur leur territoire » ont toutefois été remplacés par les termes « relevant de leur juridiction », car la notion de résidence a été considérée comme trop restrictive et susceptible de différentes interprétations selon les législations nationales.
101. Cela étant, la Cour a reconnu que, par exception au principe de territorialité, des actes des États parties accomplis ou produisant des effets en dehors de leur territoire pouvaient s'analyser en l'exercice par eux de leur juridiction au sens de l'article 1er de la Convention. Il s'agit là d'une jurisprudence bien établie (voir, parmi d'autres, Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 314, CEDH 2004-VII, Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, § 64, CEDH 2010, Al-Skeini et autres , précité, § 131, et Güzelyurtlu et autres , précité, § 178).
102. Dans chaque cas, c'est au regard des faits particuliers de l'affaire qu'a été appréciée l'existence de circonstances exceptionnelles justifiant de conclure à un exercice extraterritorial par l'État concerné de sa juridiction ( Banković et autres , décision précitée, § 61, Al-Skeini et autres , précité, § 132, Hirsi Jamaa et autres [c. Italie [GC], no 27765/09, § 172 ; CEDH 2012], et Catan et autres c. République de Moldova et Russie [GC], nos 43370/04 et 2 autres, § 103, CEDH 2012 (extraits)).
103. Le principe en vertu duquel la juridiction d'un État partie est limitée à son propre territoire connaît une exception quand cet État exerce un contrôle effectif sur une zone située en dehors de son territoire. L'obligation d'assurer dans une telle zone le respect des droits et libertés garantis par la Convention découle du fait de ce contrôle, qu'il s'exerce directement, par l'intermédiaire des forces armées de l'État ou par le biais d'une administration locale subordonnée (pour un résumé de jurisprudence relative à ces situations, voir Al-Skeini et autres , précité, §§ 138-140 et 142 ; pour des applications plus récentes de cette jurisprudence, voir Catan et autres , précité, §§ 121-122, Chiragov et autres c. Arménie [GC], no 13216/05, § 186, CEDH 2015, Mozer c. République de Moldova et Russie [GC], no 11138/10, §§ 110-111, 23 février 2016, et Sandu et autres c. République de Moldova et Russie , nos 21034/05 et 7 autres, §§ 36-38, 17 juillet 2018).
104. La Commission puis la Cour ont aussi conclu à l'exercice extraterritorial par un État de sa juridiction quand il fait usage, dans une zone située hors de son territoire, de prérogatives de puissance publique telles que le pouvoir et la responsabilité s'agissant du maintien de la sécurité ( X et Y c. Suisse [nos 7289/75 et 7349/76 , décision de la Commission du 14 juillet 1977, Décisions et rapports (DR) 9], Drozd et Janousek c. France et Espagne , 26 juin 1992, §§ 91-98, série A no 240, Gentilhomme, Schaff-Benhadji et Zerouki c. France , nos 48205/99 et 2 autres, § 20, 14 mai 2002, Al-Skeini et autres , précité, §§ 143-150, et Al-Jedda c. Royaume-Uni [GC], no 27021/08, §§ 75-96, CEDH 2011).
105. Ensuite, le recours à la force par des agents d'un État opérant hors de son territoire peut, dans certaines circonstances, faire passer sous la juridiction de cet État toute personne se retrouvant sous le contrôle de ces agents (pour un résumé de jurisprudence relative à ces situations, voir Al-Skeini et autres , précité, § 136). Il en est allé ainsi dans le cas de personnes remises entre les mains d'agents de l'État à l'extérieur de ses frontières ( Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 91, CEDH 2005-IV). De même, la juridiction extraterritoriale a été admise à raison d'actes par des agents de l'État qui, à travers un contrôle sur des lieux, des bâtiments, un aéronef ou un navire où des personnes étaient détenues, exerçaient un pouvoir et un contrôle physiques sur celles-ci ( Issa et autres c. Turquie , no 31821/96, §§ 72-82, 16 novembre 2004, Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni (déc.), no 61498/08, §§ 86-89, 30 juin 2009, Medvedyev et autres , précité, §§ 62-67, Hirsi Jamaa et autres , précité, §§ 76-82, et Hassan c. Royaume-Uni [GC], no 29750/09, §§ 75-80, CEDH 2014).
106. Ainsi que la Cour l'a rappelé dans l'arrêt Al-Skeini et autres (précité, § 134), la juridiction d'un État partie peut en outre naître des actes ou omissions de ses agents diplomatiques ou consulaires quand ceux-ci, au titre de leurs fonctions, exercent à l'étranger leur autorité à l'égard de ressortissants de cet État ou de leurs biens ( X c. Allemagne , [no 1611/62, décision de la Commission du 25 septembre 1965, Annuaire 8], X c. Royaume-Uni , décision de la Commission du 15 décembre 1977, no 7547/76, DR 12, p. 75, et S. c. Allemagne , no 10686/83, décision de la Commission du 5 octobre 1984, DR 40, p. 294) ou quand ils exercent un pouvoir et un contrôle physiques sur certaines personnes ( M. c. Danemark , [no 17392/90, décision de la Commission du 14 octobre 1992, DR 73,] p. 193).
107. Enfin, des circonstances particulières d'ordre procédural ont pu justifier l'application de la Convention en raison d'événements qui ont eu lieu en dehors du territoire de l'État défendeur. Ainsi, à propos d'une procédure civile en dommages-intérêts initiée par les requérants devant les juridictions italiennes sur le fondement du droit national, en raison du décès de leurs proches à la suite de frappes aériennes conduites par l'alliance de l'OTAN contre la République fédérale de Yougoslavie, la Cour a estimé que, malgré le caractère extraterritorial des faits à l'origine de l'action, cette procédure relevait de la juridiction de l'Italie, laquelle était dès lors tenue de garantir, dans le cadre de celle-ci, le respect des droits protégés par l'article 6 de la Convention ( Markovic et autres c. Italie (déc.), no 1398/03, 12 juin 2003, et Markovic et autres , précité, §§ 49-55). Plus récemment, s'agissant de décès survenus en dehors du territoire de l'État défendeur, la Cour a considéré que le fait pour celui-ci d'avoir entamé une enquête pénale au titre de ces faits établissait à l'égard des proches de la victime un lien juridictionnel aux fins de l'article 1er de la Convention entraînant l'obligation pour cet État de satisfaire aux exigences procédurales de l'article 2 ( Güzelyurtlu et autres , précité, § 188).
108. En revanche, dans l'affaire Abdul Wahab Khan [ c. Royaume-Uni (déc.), no 11987/11, 28 janvier 2014], la Cour a rejeté l'argument tiré de la procédure initiée par le requérant, ressortissant pakistanais se trouvant au Pakistan, devant la Commission britannique spéciale de recours en matière d'immigration en vue de contester la décision de révocation de son autorisation de séjour au Royaume-Uni. La Cour a considéré qu'à défaut d'autres critères de rattachement, le fait pour le requérant d'avoir initié cette procédure ne suffisait pas à établir la juridiction du Royaume-Uni s'agissant du risque allégué par le requérant de subir au Pakistan des traitements contraires à l'article 3 de la Convention ( Abdul Wahab Khan , décision précitée, § 28).
109. À titre de comparaison, la Cour souligne qu'il y a lieu de distinguer les affaires précitées de celles dans lesquelles les faits présentent des éléments d'extranéité mais qui ne concernent pas l'extraterritorialité au sens de l'article 1er de la Convention. Ainsi en est-il des affaires qui concernent, sous l'angle de l'article 8, des décisions prises à l'égard de personnes, étrangères ou non, se trouvant en dehors des frontières de l'État défendeur mais dans lesquelles la question de la juridiction de cet État n'a pas été mise dans le débat, étant donné qu'un lien de rattachement résultait d'une vie de famille ou d'une vie privée préexistante que cet État avait le devoir de protéger ( Nessa et autres c. Finlande (déc.), no 31862/02, 6 mai 2003, Orlandi et autres c . Italie , no 26431/12 et 3 autres, 14 décembre 2017, et Schembri c. Malte (déc.), no 66297/13, 19 septembre 2017). »
169. Dans l'affaire M.N. et autres c. Belgique (décision précitée, §§ 112-113), qui concernait le traitement par les autorités belges de demandes de visa introduites par les requérants à l'étranger, la Cour a déclaré sans équivoque que « [l]a seule circonstance que des décisions prises au niveau national ont eu un impact sur la situation de personnes résidant à l'étranger n'est pas davantage de nature à établir la juridiction de l'État concerné à leur égard en dehors de son territoire ». Pour déterminer si la Convention s'applique, la Cour doit rechercher s'il existait des « circonstances exceptionnelles » justifiant de conclure à l'égard des requérants à un exercice extraterritorial par l'État concerné de sa juridiction. Il s'agit principalement d'une question de fait, qui exige de la Cour qu'elle explore la nature du lien entre les requérants et l'État défendeur, et qu'elle détermine si ce dernier a effectivement exercé son autorité ou son contrôle sur les requérants. Dans l'affaire M.N. et autres c. Belgique, la Cour a estimé qu'en introduisant les demandes de visa auprès des autorités belges à l'étranger, les requérants ne pouvaient pas créer un lien juridictionnel avec la Belgique.
170. La Grande Chambre a récemment clarifié dans plusieurs affaires interétatiques les principes généraux pertinents en matière de juridiction extraterritoriale. Dans l'arrêt Géorgie c. Russie (II) (précité, §§ 113-114), la Cour a expliqué que sa jurisprudence relative à la notion de juridiction extraterritoriale a évolué depuis la décision qu'elle a rendue dans l'affaire Banković et autres (décision précitée) : elle a en effet indiqué, notamment, que les droits découlant de la Convention peuvent être « fractionnés et adaptés » (voir aussi Al-Skeini et autres, précité, § 137). De plus, elle a énoncé un certain nombre de critères d'exercice de la juridiction extraterritoriale d'un État, qui doit demeurer une circonstance exceptionnelle. Les deux principaux critères qu'elle a énoncés à cet égard sont le « contrôle effectif » de l'État sur un territoire (modèle spatial de juridiction) et « l'autorité et le contrôle d'un agent de l'État » sur des individus (modèle personnel de juridiction) (Géorgie c. Russie (II), précité, § 115).
171. Dans l'affaire Ukraine et Pays-Bas c. Russie (décision précitée, §§ 547-550, 555, 559-560 et 565-575), la Cour a développé de la manière suivante la question de la juridiction extraterritoriale :
« 547. Les organes de la Convention ont élaboré un cadre pour l'interprétation et l'application de l'article 1 de la Convention. Les principes pertinents ont évolué dans l'optique d'assurer la protection effective des droits de l'homme dans un contexte largement régional. Leur formation a précédé l'élaboration des AREFII [Articles sur la responsabilité de l'État pour fait internationalement illicite, 2001], lesquels ont été adoptés en 2001 seulement et ont intégré la jurisprudence antérieure des organes de la Convention aux fins de la formulation des règles pertinentes du droit international.
548. La jurisprudence de la Cour démontre que l'appréciation de la question de savoir si la juridiction d'un État défendeur au sens de l'article 1 est en jeu dans le cas de griefs portant sur des faits qui se sont produits hors des frontières officielles du territoire dudit État peut impliquer des considérations relatives à la juridiction ratione loci ou ratione personae, voire les deux. Lorsque l'argument principal consiste à dire que l'État défendeur a exercé un contrôle effectif sur une zone, la question qui se pose est, essentiellement, celle de savoir si l'on peut considérer que la zone en question relève de la juridiction ratione loci de l'État défendeur, avec tous les droits et responsabilités y afférents, alors même qu'elle se situe hors de ses frontières territoriales. Lorsque l'argument consiste plutôt à dire que les victimes étaient placées sous l'autorité et le contrôle d'un agent de l'État sur un territoire que l'État en question ne contrôlait pas, la principale question sera celle de savoir si l'État défendeur exerçait une juridiction ratione personae .
549. Même dans des cas où il est établi que les violations alléguées se sont produites dans une zone se trouvant sous le contrôle effectif de l'État défendeur (et relevaient donc de sa juridiction ratione loci ), la responsabilité de celui-ci pour des manquements à la Convention ne sera engagée que s'il dispose aussi de la juridiction ratione personae . Cela signifie que les actes ou les omissions litigieux doivent avoir été commis par des autorités de l'État ou être autrement attribuables à l'État défendeur.
550. Selon la jurisprudence constante de la Cour, les questions d'attribution et de responsabilité de l'État défendeur au regard de la Convention pour les actes dénoncés doivent être examinées au stade du fond (voir, pour un exemple récent, Ukraine c. Russie (Crimée) [(déc.) [GC], nos 20958/14 et 38334/18 , § 266, 16 décembre 2020] et les références qui y figurent). Il importe toutefois de préciser que cela concerne la question, qui se pose en matière de preuve, de savoir si l'acte ou l'omission dénoncé était en fait attribuable à un agent de l'État, comme il est allégué. Cela n'exclut pas que l'on recherche, dès le stade de la recevabilité, si telle ou telle personne ou entité pouvait être considérée comme un agent de l'État, de sorte que les faits dont l'examen au fond démontrerait ultérieurement qu'ils ont été commis par elle seront susceptibles d'engager la responsabilité de l'État en question (voir, par exemple, l'approche retenue dans la décision de la Commission du 26 mai 1975 dans l'affaire Chypre c. Turquie , no 6780/74 et no 6950/75, Décisions et rapports D.R. 2, p.p. 125, 151, ainsi que le rapport ultérieur, précité, p. 32, § 84).
(...)
iii) Exception à la territorialité : en dehors des frontières souveraines d'un État
555. En ce qui concerne la juridiction extraterritoriale, selon la jurisprudence constante de la Cour, les actes des États contractants accomplis ou produisant des effets en dehors de leur territoire peuvent s'analyser en l'exercice par eux de leur juridiction au sens de l'article 1 de la Convention.
(...)
β) Les critères d'établissement de la juridiction
559. Face à une allégation relative à l'existence d'une juridiction extraterritoriale dans une situation donnée, la Cour recherchera eu égard aux faits particuliers de la cause si des circonstances exceptionnelles justifient de conclure à un exercice extraterritorial par l'État concerné de sa juridiction ( M.N. et autres c. Belgique (déc.) [GC], no 3599/18, §§ 101-102, 5 mai 2020). Les deux principaux critères sont le contrôle effectif exercé par l'État sur une zone (modèle territorial de juridiction, ou juridiction ratione loci ) et l'autorité et le contrôle d'un agent de l'État sur des individus (modèle personnel de juridiction, ou juridiction ratione personae ) ( Géorgie c. Russie (II), précité, § 115). Un autre critère peut se révéler pertinent dans les affaires relatives à l'obligation procédurale découlant de l'article 2 : il s'agit de la notion de lien juridictionnel entre l'État défendeur et les proches de la victime dans les circonstances de l'espèce. Ces critères seront examinés tour à tour ci-dessous.
‒ Le contrôle effectif sur une zone
560. Le premier type de situation qui peut faire naître, dans des cas exceptionnels, une juridiction extraterritoriale est celui dans lequel un État contractant exerce un contrôle effectif sur une zone située en dehors de son territoire national, souvent par suite d'une action militaire, légale ou non. (...)
‒ L'autorité et le contrôle d'un agent de l'État
565. Le second type de situation qui peut faire naître, dans des cas exceptionnels, une juridiction extraterritoriale est celui dans lequel on constate une autorité ou un contrôle exercé par un agent de l'État sur la victime ( Géorgie c. Russie (II) , précité, §§ 117-124).
566. La juridiction d'un État partie peut naître des actes ou des omissions de ses agents diplomatiques ou consulaires lorsque, dans l'exercice de leurs fonctions officielles, ceux-ci exercent à l'étranger leur autorité à l'égard des ressortissants de cet État ou de leurs biens, ou dès lors que ces agents exercent un pouvoir et un contrôle physiques sur autrui ( Al-Skeini et autres , § 134, et M.N. et autres c. Belgique , §§ 106 et 117-119, tous deux précités).
567. La Cour a aussi expliqué qu'un État pouvait exercer une juridiction extraterritoriale lorsque, en vertu du consentement ou de l'invitation du gouvernement local concerné, il exerçait par l'intermédiaire de ses agents ou d'autres personnes placées sous ses ordres et sa supervision directe des prérogatives de puissance publique qui sont normalement exercées par ce gouvernement ( Al-Skeini et autres , précité, §§ 135 et 144-147, et Jaloud c. Pays-Bas [GC], no 47708/08, § 139, 149 et 152, CEDH 2014).
568. Enfin, la jurisprudence de la Cour établit que, dans certaines circonstances, le recours à la force par des agents d'un État opérant hors de son territoire peut faire passer sous la juridiction de cet État, au sens de l'article 1, toute personne se retrouvant ainsi sous le contrôle de ceux-ci ( Al-Skeini et autres , § 136, Géorgie c. Russie (II) , § 117, [tous deux précités] et Carter [ c. Russie , no 20914/07, §§ 126-130, 150 et 158-161, 21 septembre 2021]). Le contenu exact de cette exception a fait l'objet de moult analyses et discussions dans la jurisprudence de la Cour (voir, pour un exemple très récent, Géorgie c. Russie (II) , §§ 117-124 et 130-136, et Carter , §§ 126-130, tous deux précités). Il apparaîtrait qu'elle englobe deux scénarios distincts mais susceptibles de se recouper.
569. Premièrement, elle couvre l'exercice par des agents de l'État d'un pouvoir et d'un contrôle physiques sur la victime ou sur le bien en question ( Al-Skeini et autres , précité, § 136). Cette situation englobe à l'évidence des cas dans lesquels l'individu est en garde à vue ( Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 91, CEDH 2005-IV). Elle peut aussi couvrir des cas dans lesquels la liberté d'aller et venir ou d'agir est soumise à une forme moindre de restriction (voir, par exemple, Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, § 67, CEDH 2010).
570. Deuxièmement, elle couvre des actes de violences isolés et spécifiques impliquant un élément de proximité ( Géorgie c. Russie (II) , §§ 130-132, et Carter , §§ 129-130, tous deux précités). Ainsi, la Cour a constaté l'existence d'une juridiction lorsque des agents de l'État avaient battu ou tiré des coups de feu sur des individus en dehors du territoire de l'État en question (voir, par exemple, Isaak c. Turquie (déc.), no 44587/98, 28 septembre 2006, et Andreou [ c. Turquie (déc.), no 45653/99, 3 juin 2008]) ainsi que dans le cas d'un homicide extrajudiciaire ciblé perpétré sur une personne par des agents de l'État sur le territoire d'un autre État contractant dans un contexte autre que des opérations militaires ( Carter , précité, §§ 129-130) . La Cour a expliqué que la responsabilité, en pareille hypothèse, découlait du fait que l'article 1 de la Convention ne saurait être interprété comme autorisant un État contractant à perpétrer sur le territoire d'un autre État des violations de la Convention qu'il ne pourrait pas commettre sur son propre territoire. Dans l'affaire Carter , elle a ajouté que des violations ciblées des droits fondamentaux d'un individu perpétrées par un État contractant sur le territoire d'un autre État contractant portaient atteinte à l'effectivité de la Convention dans son rôle à la fois de gardien de la protection des droits de l'homme et de garant de la paix, de la stabilité et de l'état de droit en Europe ( ibidem, précité, § 128).
571. Dans toutes les affaires d'exercice de l'autorité et d'un contrôle par un agent de l'État, dès lors qu'une juridiction est établie, il s'agit d'une juridiction personnelle à l'égard de la victime. En pareil cas, l'article 1 de la Convention fait alors peser sur l'État en question l'obligation de reconnaître à cette personne les droits et libertés qui sont pertinents dans sa situation. En ce sens, les droits découlant de la Convention peuvent par conséquent être fractionnés et adaptés ( Al-Skeini et autres , § 137, et Carter , § 126, tous deux précités) ; le rejet de cette proposition dans la décision Banković et autres , (précitée, § 75) ne correspond donc plus à l'approche appliquée par la Cour sur le terrain de l'article 1 de la Convention.
572. Par contraste avec les constats qu'elle a dressés dans des affaires de contrôle effectif sur une zone, la Cour a en de nombreuses occasions conclu à l'existence d'une juridiction personnelle au sens de l'article 1 de la Convention en dehors de l'espace juridique de la Convention (voir, parmi d'autres exemples, Öcalan , Medvedyev et autres , Al-Skeini et autres et Jaloud , tous précités).
‒ Le « lien juridictionnel » lié à l'obligation procédurale découlant de l'article 2
573. La Cour a récemment précisé comment il convenait d'aborder la question de la juridiction dans les cas où le décès était survenu hors du territoire de l'État contractant dont les obligations procédurales découlant de l'article 2 étaient invoquées ( Güzelyurtlu et autres , §§ 188-190, Géorgie c. Russie (II) , § 330, tous deux précités, et Hanan c. Allemagne [GC], no 4871/16, §§ 132-133, 16 février 2021). Dans ce contexte, elle a souligné que l'obligation procédurale que recelait l'article 2 de mener une enquête effective était devenue une obligation distincte et indépendante, qui pouvait être considérée comme une obligation détachable résultant de l'article 2 et pouvant s'imposer à l'État même lorsque le décès était survenu en dehors de sa juridiction ( Güzelyurtlu et autres , précité, § 189). En pareils cas, la question qui se pose est celle de savoir s'il existe un lien juridictionnel aux fins de l'article 1 de la Convention.
574. Si les autorités d'enquête ou les organes judiciaires d'un État contractant ouvrent au sujet d'un décès qui s'est produit en dehors de la juridiction dudit État leur propre enquête pénale ou leurs propres poursuites en vertu de leur droit interne, cela peut en soi suffire à établir un lien juridictionnel entre l'État en question et les proches de la victime qui saisissent ultérieurement la Cour (voir Güzelyurtlu et autres , précité, § 188, tel qu'affiné dans l'arrêt Hanan , précité, § 135).
575. Lorsque pareilles enquête ou poursuites n'ont pas été ouvertes dans un État contractant, des circonstances propres à l'espèce peuvent entraîner l'existence d'un lien juridictionnel en relation avec l'obligation procédurale d'enquêter que recèle l'article 2. Il n'est pas possible de dresser une liste exhaustive de ces circonstances puisqu'elles dépendront nécessairement des spécificités de chaque cause et qu'elles pourront varier considérablement d'une affaire à l'autre ( Güzelyurtlu et autres , précité, § 190). La Cour a observé des « circonstances propres » qui se sont révélées suffisantes pour faire naître un lien juridictionnel dans un certain nombre d'affaires (voir, par exemple, Güzelyurtlu et autres , §§ 191-196, Géorgie c. Russie (II) , §§ 331-132, et Hanan , §§ 137-142, tous précités). »
172. La Grande Chambre a encore développé son analyse de la question de la juridiction dans l'arrêt H.F. et autres c. France (précité), où elle a eu à connaître, sous l'angle des articles 3 de la Convention et 3 § 2 du Protocole no 4, du refus implicite des autorités françaises de rapatrier des femmes de nationalité française qui se trouvaient, après la chute de l'« État islamique », détenues avec leurs jeunes enfants dans des camps sous contrôle kurde dans le nord-est de la Syrie, et du refus des juridictions françaises d'établir l'existence d'un titre de juridiction lorsque les proches des intéressées ont contesté la décision des autorités françaises. Elle a estimé qu'il importait de distinguer l'article 3 de la Convention, pour lequel elle a conclu que la France n'exerçait pas sa juridiction au titre de l'article 1 de la Convention (paragraphe 176 ci-dessous), de l'article 3 § 2 du Protocole no 4, pour lequel elle a conclu à l'existence d'un titre de juridiction eu égard à la nature très particulière de cette disposition (paragraphe 175 ci-dessous).
173. En particulier, on peut noter que la Cour a évoqué la question de l'existence de « circonstances propres » à l'espèce susceptibles d'emporter exercice par un État contractant de sa juridiction en dehors de ses propres frontières, question qui doit être tranchée à l'aune des faits de la cause. Dans l'arrêt précité, la Cour a examiné les aspects suivants : le « contrôle » de la France sur la zone dans laquelle les proches des requérants se trouvaient détenus, le lien juridictionnel découlant de l'ouverture des procédures internes, et, enfin, le « lien de rattachement » à l'État (nationalité et compétence diplomatique ou consulaire) au regard de chacune des dispositions en jeu (ibidem, § 190).
174. Ayant conclu que la France n'exerçait aucun « contrôle effectif » sur le territoire en question ni aucun « contrôle » sur les membres de la famille des requérants, et que l'ouverture d'une procédure au niveau interne n'avait pas établi la juridiction de la France, la Cour s'est penchée sur la question de savoir si « des circonstances exceptionnelles tenant au lien de nationalité qui uni[ssait] les proches des requérants à l'État défendeur ainsi qu'à la compétence diplomatique alléguée de ce dernier à leur égard pour les protéger des traitements subis (...) emport[aient] sa compétence ratione loci pour examiner les requêtes » (ibidem, §§ 192, 196-197).
175. Sur le grief tiré de l'article 3 § 2 du Protocole no 4, la Cour, eu égard à la nature spécifique de cette disposition, a conclu qu'outre le lien de rattachement juridique entre l'État et ses nationaux, d'autres circonstances particulières à l'affaire étaient de nature à établir la juridiction de l'État défendeur au sens de cette disposition à l'égard des requérants (ibidem, §§ 212-214). En particulier, elle a suivi le raisonnement suivant (références omises) :
« 213. Dans la présente espèce, elle estime que doivent être prises en compte, outre le lien de rattachement juridique entre l'État et ses nationaux, les circonstances particulières suivantes qui sont liées à la situation des camps du nord-est syrien. Premièrement, les requérants ont effectué plusieurs demandes officielles de retour et d'assistance auprès des autorités nationales aux fins d'enjoindre à l'État défendeur de remplir leurs proches du droit qu'ils tirent de cette disposition (...). Deuxièmement, ces demandes ont été formulées sur le fondement des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l'Europe, alors que la vie et l'intégrité physique de leurs proches étaient menacées de manière réelle et immédiate tant du point de vue des conditions de vie et de sécurité dans les camps, considérées comme incompatibles avec le respect de la dignité humaine (...), que de la situation d'extrême vulnérabilité dans laquelle ils se trouvaient, compte tenu de leur âge, s'agissant des enfants (...), et de leur santé. Troisièmement, compte tenu des modalités et de la durée de leur détention, les intéressés ne sont pas en mesure de quitter les camps, ou un autre lieu où ils seraient détenus au secret, pour rejoindre le territoire national sans l'assistance des autorités françaises, se trouvant dans l'impossibilité matérielle de rejoindre la frontière française ou une autre frontière étatique de laquelle ils seraient remis à ces autorités (...). La Cour note, enfin, que les autorités kurdes ont indiqué leur volonté de remettre les femmes détenues de nationalité française et leurs enfants aux autorités nationales (...) »
176. En ce qui concerne le grief de violation de l'article 3, la Cour a dit à l'inverse que les circonstances de la cause n'étaient pas de nature à faire relever les requérants de la juridiction de l'État défendeur. Les parties de son raisonnement pertinentes aux fins de la présente affaire sont les suivantes (ibidem, §§ 199-203) :
« 199. (...) la Cour considère que la seule invocation par les requérants de la capacité opérationnelle de rapatriement de la France, au titre de l'exercice normal de sa compétence personnelle fondée sur la nationalité au sens du droit international public ou au titre d'une forme de contrôle ou d'autorité qu'elle n'aurait pas exercée, à tort, dans le cas de leurs proches, ne suffit pas à caractériser l'existence d'une circonstance exceptionnelle de nature à déclencher un lien juridictionnel extraterritorial. (...)
200. Premièrement, la seule circonstance que des décisions prises au niveau national ont eu un impact sur la situation de personnes résidant à l'étranger n'est pas de nature à établir la juridiction de l'État concerné à leur égard en dehors de son territoire ( M.N. et autres c. Belgique , décision précitée, § 112).
201. Deuxièmement, si les requérants soutiennent que le refus de rapatrier leurs proches a été opposé en toute connaissance de cause de leur situation et que les opérations de rapatriement effectuées par la France entre 2019 et 2021 démontrent l'exercice d'un contrôle et d'une autorité sur ses ressortissants détenus dans les camps syriens, la Cour relève que ni le droit interne (...) ni le droit international, qu'il s'agisse du droit coutumier relatif à la protection diplomatique et consulaire (...) ou des résolutions du Conseil de sécurité (...), n'impose à l'État d'agir en faveur de ses ressortissants et de les rapatrier. (...)
202. Troisièmement, à supposer qu'il faille admettre, comme les requérants, que la situation dans laquelle se trouvent leurs proches ne relève pas des situations classiques en matière de protection diplomatique et consulaire, définies et limitées par les droits territoriaux souverains des États de résidence, et que seule la France vers laquelle ils se sont tournés est susceptible de leur porter assistance, la Cour considère que ces circonstances ne sont pas de nature à établir la juridiction de cet État à leur égard. (...)
203. En définitive, la Cour est d'avis que les requérants ne peuvent pas valablement soutenir que la seule décision des autorités françaises de ne pas rapatrier leurs proches a pour résultat de les placer dans le champ d'application de la juridiction de l'État français s'agissant des traitements subis dans les camps syriens sous contrôle kurde. Une telle extension du champ d'application de la Convention ne trouve aucun appui dans la jurisprudence (...) »
2. Application au cas d'espèce des principes et considérations qui précèdent
177. La Cour examinera tour à tour les critères relatifs à la notion de juridiction qui sont exposés ci-dessus afin de déterminer si la juridiction des États défendeurs peut être établie en l'espèce.
a) Sur la juridiction territoriale
178. Tous les requérants résident au Portugal et relèvent par conséquent de la juridiction territoriale de cet État, lequel doit donc, en vertu de l'article 1 de la Convention, répondre de toute atteinte aux droits et libertés protégés par la Convention dans le chef des intéressés dès lors que l'atteinte en question lui est attribuable (Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, §§ 311-312, CEDH 2004-VII). Ce point n'est pas contesté par les gouvernements défendeurs (paragraphe 77 ci-dessus). Toutefois, le gouvernement portugais soutient que la question de la juridiction doit être traitée séparément de celle de sa responsabilité effective quant aux violations alléguées de la Convention (paragraphe 110 ci-dessus). La Cour partage cette analyse. La question de la responsabilité est un point distinct, à analyser, s'il y a lieu, dans le cadre de l'examen au fond du grief (Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), 23 mars 1995, § 61, série A no 310 ; Géorgie c. Russie (II), précité, § 162 ; et Ukraine et Pays-Bas c. Russie, précité, § 549).
179. Quant aux autres États défendeurs, les requérants n'allèguent pas (paragraphe 121 ci-dessus) relever de leur juridiction territoriale, et il n'y aurait d'ailleurs aucune base permettant d'établir pareille juridiction à l'égard des intéressés.
180. Les requérants arguant plutôt que la juridiction des autres États défendeurs peut être établie sur le fondement des principes relatifs à la juridiction extraterritoriale, la Cour se tourne à présent vers cette question, qu'elle examinera à la lumière des critères pertinents découlant de la Convention, en tenant compte de ce que les griefs soulevés par les requérants concernent des manquements allégués, de la part des États défendeurs, aux obligations positives matérielles qui leur incombent en vertu des articles 2, 3 et 8 de la Convention.
b) Sur la juridiction extraterritoriale
i. Contrôle effectif sur une zone
181. Rien n'indique que l'un quelconque des États défendeurs ait, de quelque manière que ce soit, exercé un contrôle effectif sur une zone située en dehors de son territoire national de sorte que sa juridiction ratione loci se trouverait établie à l'égard des requérants.
ii. Autorité et contrôle d'un agent de l'État
182. Eu égard aux situations dans lesquelles s'applique habituellement le critère d'« autorité et de contrôle d'un agent de l'État » (voir le paragraphe 171 ci-dessus, où est citée la décision Ukraine et Pays-Bas c. Russie, §§ 565-572), lequel présuppose l'existence d'une forme d'autorité ou de contrôle sur la victime alléguée (ibidem, § 571), on ne saurait considérer que l'un quelconque des États défendeurs ait exercé sur les requérants une autorité ou un contrôle au sens de la jurisprudence de la Cour relative à l'article 1. La juridiction ne peut donc être établie sur ce fondement.
iii. Lien juridictionnel découlant de l'existence d'une obligation procédurale sous l'angle de l'article 2
183. Eu égard à la nature du grief soulevé par les requérants (paragraphes 13 et 180 ci-dessus) et à la manière dont la Cour a interprété la notion de lien juridictionnel découlant de l'obligation procédurale d'enquêter conformément à l'article 2 (voir le paragraphe 171 ci-dessus, où est citée la décision Ukraine et Pays-Bas c. Russie, décision précitée, §§ 573-575), il apparaît clairement que ce critère ne permet pas d'établir l'existence d'un titre de juridiction pour les États défendeurs. La question de savoir si et dans quelle mesure l'introduction d'une procédure devant les juridictions internes compétentes pourrait potentiellement permettre d'établir un lien juridictionnel ne se pose pas en l'espèce, les requérants n'ayant engagé de démarches en ce sens dans aucun des États défendeurs.
iv. Existence de « circonstances propres » pertinentes de nature à établir la juridiction des États défendeurs
184. La Cour rappelle d'emblée qu'elle a toujours rejeté l'idée que le fait qu'une décision prise au niveau national a eu un impact sur la situation d'un individu se trouvant à l'étranger puisse être en soi de nature à établir la juridiction de l'État concerné à l'égard de l'intéressé. Ce constat est valable non seulement pour les décisions prises par les autorités (M.N. et autres c. Belgique, décision précitée, §§ 112-113), mais aussi lorsqu'il est allégué que l'État a la capacité de prendre une décision ou une mesure ayant un impact sur la situation du requérant à l'étranger (H.F. et autres c. France, précité, § 202).
185. Si l'existence de certaines « circonstances propres » peut conduire la Cour à conclure qu'un État a exercé sa juridiction extraterritoriale dans un cas donné, il apparaît clairement, a contrario, que les griefs que les requérants formulent en l'espèce ne cadrent avec aucune des affaires antérieures dans lesquelles les circonstances de la cause ont donné lieu à un constat d'exercice par l'État défendeur de sa juridiction extraterritoriale. Rien dans la jurisprudence existante de la Cour ne peut servir de fondement à un constat d'exercice par les États défendeurs (autres que le Portugal, qui exerce sa juridiction territoriale) de leur juridiction extraterritoriale.
186. Dans leurs observations, cependant, les requérants invoquent des « circonstances exceptionnelles » et des « circonstances propres » à l'appui de leur thèse selon laquelle la Cour devrait établir l'exercice par les États défendeurs d'une juridiction extraterritoriale à leur égard dans le contexte spécifique du changement climatique (paragraphes 121- 126 ci-dessus).
187. En l'espèce, les requérants invoquant l'existence de « circonstances exceptionnelles » au sens de la jurisprudence M.N. et autres c. Belgique (décision précitée, § 113 ; paragraphe 122 ci-dessus) pour soutenir qu'ils relèvent de la juridiction extraterritoriale des États défendeurs, il est important de rappeler que, comme il a été expliqué au paragraphe 169 ci-dessus, la Cour n'a pas conclu, dans l'affaire M.N. et autres c. Belgique, à un exercice extraterritorial par l'État défendeur de sa juridiction.
188. Par ailleurs, en posant dans la décision M.N. et autres c. Belgique la question de l'existence de « circonstances exceptionnelles », la Cour ne visait pas à poser un critère distinct d'exercice de la juridiction. Elle expliquait, dans le contexte spécifique de cette affaire, où les requérants entendaient s'appuyer sur l'existence supposée d'une combinaison de liens matériels et procéduraux avec la Belgique, que lorsqu'elle recherche l'existence de « circonstances exceptionnelles », elle doit « s'interroger sur la nature du lien entre les requérants et l'État défendeur, et (...) déterminer si celui-ci a effectivement exercé son autorité ou son contrôle sur eux » (M.N. et autres c. Belgique, décision précitée, §§ 102 et 113). En d'autres termes, cet exercice d'appréciation revient en définitive à trancher la question de l'exercice effectif par l'État défendeur de son autorité ou de son contrôle sur les requérants, conformément à la jurisprudence établie.
189. La Cour a exposé dans l'arrêt Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres (précité, § 422) les raisons pour lesquelles les affaires relatives au changement climatique présentent plusieurs caractéristiques spécifiques qui les distinguent des affaires environnementales « classiques ». Elle a aussi expliqué pourquoi ces affaires soulèvent des problématiques distinctes et exigent de la Cour qu'elle fasse évoluer sa jurisprudence actuelle de manière à déterminer l'approche pouvant être suivie face aux effets néfastes du changement climatique sur la jouissance des droits protégés par la Convention.
190. La Cour recherchera donc la présence de motifs propres à justifier, comme les requérants le défendent dans leurs observations, une évolution de la jurisprudence existante relative à la juridiction extraterritoriale, en tenant compte des circonstances exceptionnelles et des circonstances propres invoquées par les intéressés.
191. La Cour admet les éléments suivants exposés par les requérants concernant le changement climatique.
192. Premièrement, les États exercent un contrôle ultime sur les activités publiques et privées émettrices de GES qui sont menées sur leur territoire. À cet égard, ils ont pris au regard du droit international certains engagements, dont ceux énoncés dans l'Accord de Paris, qu'ils ont transposés dans leurs lois et politiques internes ainsi que par la voie des contributions déterminées au niveau national (CDN) qu'ils ont établies en vertu de l'Accord de Paris. De plus, ainsi que la Cour l'a dit dans l'arrêt Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres (précité, § 544-554), la Convention impose aux États certaines obligations positives en matière de changement climatique.
193. Deuxièmement, il existe un lien causal, quoique complexe et multifactoriel, entre les activités privées et publiques émettrices de GES qui sont menées sur le territoire d'un État et leurs effets délétères sur les droits et le bien-être des populations résidant hors des frontières de cet État et exclues de son processus démocratique. Le changement climatique est un phénomène global, et chaque État porte sa part de responsabilité face aux défis mondiaux posés par le changement climatique et a un rôle à jouer dans la recherche de solutions appropriées.
194. Troisièmement, le changement climatique est un problème véritablement existentiel pour l'humanité, ce qui le distingue d'autres situations de causalité. L'extraction ou la combustion de quantités plus importantes de combustibles fossiles où que ce soit dans le monde, au-delà des niveaux pouvant être compensés par les puits naturels de carbone (émissions nulles), se traduiront inévitablement par une hausse des concentrations de GES dans l'atmosphère et, partant, par une aggravation des effets du changement climatique au niveau planétaire.
195. Néanmoins, la Cour estime que ces considérations ne peuvent en elles-mêmes ni servir de fondement à la création par voie d'interprétation judiciaire d'un motif inédit d'établissement de la juridiction extraterritoriale ni justifier un élargissement des motifs existants. Elle va à présent examiner les autres arguments sur lesquels les requérants se fondent pour justifier un élargissement de la juridiction territoriale.
196. Premièrement, les requérants semblent avancer que, compte tenu de la gravité des effets du changement climatique sur leurs droits conventionnels, la question de l'existence d'un titre de juridiction devrait dépendre de la teneur des obligations positives qu'ils voudraient que la Cour impose aux États (paragraphes 123- 124 ci-dessus).
197. La Cour a admis que dans le cadre de l'examen de la question de savoir si la juridiction extraterritoriale d'un État peut être établie ou non, les droits découlant de la Convention peuvent, dans une certaine mesure, être « fractionnés et adaptés » (paragraphe 170 ci-dessus). Dans le même temps, elle a toujours dit que pour qu'une violation alléguée relève de sa compétence telle qu'énoncée à l'article 19 de la Convention, qui lui donne pour mission « d'assurer le respect des engagements [contractés par] les Hautes Parties contractantes », elle doit dans un premier temps établir que les circonstances litigieuses de l'affaire relèvent de la juridiction d'une Haute Partie contractante, comme l'exige l'article 1. C'est la raison pour laquelle elle a qualifié la juridiction au sens de l'article 1 de condition sine qua non et expliqué que la question de savoir si un grief relève de la juridiction de l'État défendeur est une question préliminaire qui doit être tranchée avant que les allégations matérielles puissent être examinées sur le fond (Ukraine et Pays-Bas c. Russie, décision précitée, § 506, avec les références qui y sont citées).
198. De plus, rien dans la jurisprudence de la Cour ne permet d'étayer la thèse selon laquelle les obligations incombant à un État en vertu d'un article donné de la Convention ou relativement à un problème particulier relevant de la Convention (quels qu'en soit le sérieux ou la gravité allégués) commanderaient à l'État en question d'appliquer la Convention à l'égard d'individus qui ne relèvent pas de sa juridiction (voir, mutatis mutandis, Abdul Wahab Khan c. Royaume-Uni (déc.), no 11987/11, § 26, 28 janvier 2014). La Cour estime qu'il n'est pas possible de considérer que les obligations positives qu'il est proposé d'imposer aux États en matière de changement climatique puissent être un motif suffisant pour conclure à l'exercice par l'État de sa juridiction à l'égard de personnes qui se trouvent hors de son territoire, ou hors de son autorité et son contrôle.
199. Il est important aussi de noter qu'en l'espèce, il n'existe entre les requérants et les États défendeurs (hormis le Portugal) aucun lien ou facteur de rattachement particulier de nature à permettre à la Cour de considérer qu'il appartenait aux États de s'acquitter des obligations positives susceptibles de leur incomber en tenant dûment compte de la situation particulière des requérants. À cet égard, la Cour rappelle que la juridiction d'un État ne peut être établie au seul motif que l'État en question a la capacité de prendre une décision ou des mesures ayant une incidence sur la situation du requérant à l'étranger (paragraphe 184 ci-dessus).
200. Par ailleurs, le fait que les requérants soient citoyens de l'Union européenne en conséquence de leur nationalité portugaise ne peut servir à établir un lien juridictionnel entre eux et les vingt-six États défendeurs qui sont également membres de l'Union européenne (à l'exception du Portugal, où ils résident). Pareille approche, qui va contre la nature et l'effet de la citoyenneté européenne telle que prévue par le droit de l'Union européenne et interprétée par la CJUE, reviendrait à exiger des États qu'ils s'acquittent d'obligations matérielles découlant de la Convention même lorsqu'ils n'exercent leur « contrôle », au sens de la jurisprudence de la Cour, ni sur le territoire - qui pourrait en principe être situé n'importe où - où les requérants subissent les effets allégués du changement climatique, ni sur les requérants eux-mêmes (voir, mutatis mutandis, H.F. et autres c. France, précité, § 198).
201. Deuxièmement, en ce qui concerne la thèse des requérants exposée aux paragraphes 124 et 125 ci-dessus, il convient tout d'abord de préciser que la Convention n'a pas été conçue pour assurer une protection générale de l'environnement en tant que tel et que d'autres instruments internationaux et législations internes sont spécifiquement adaptés lorsqu'il s'agit de traiter cet aspect particulier (Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres, précité, § 445). Par ailleurs, les requérants arguent que la Cour devrait établir la juridiction extraterritoriale des États défendeurs de façon à faciliter l'introduction de contentieux de plus grande ampleur en matière de changement climatique et à leur permettre d'agir eux-mêmes plutôt que de laisser des « requérants idoines de chaque État déposer des requêtes aux ambitions comparables ». Or admettre pareil argument reviendrait à s'écarter de manière radicale de la logique qui sous-tend le système de protection de la Convention, lequel repose principalement et fondamentalement sur les principes de la juridiction territoriale et de la subsidiarité.
202. Les requérants arguent également que l'efficacité d'une requête dirigée seulement contre le Portugal n'aurait été que limitée, et qu'ils n'ont aucun autre moyen d'obtenir que les États défendeurs répondent des effets du changement climatique sur leurs droits conventionnels (paragraphes 124 c) et 125 ci-dessus). La Cour rappelle toutefois qu'il ne faut pas confondre la question de la juridiction et celle de la responsabilité, qui constitue un élément distinct sur lequel la Cour doit se pencher, le cas échéant, lors de l'examen au fond du grief (paragraphe 178 ci-dessus). De plus, elle fait observer que si le changement climatique est sans conteste un phénomène global qui devrait être traité au niveau mondial par l'ensemble des États, chaque État a sa propre part de responsabilité s'agissant de prendre des mesures pour faire face au changement climatique, et l'adoption de ces mesures n'est pas déterminée par une action (ou omission) particulière de tout autre État (Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres (précité, § 442). Cette approche cadre avec celle adoptée par la Cour dans des affaires où les violations alléguées de droits protégés par la Convention engageaient la responsabilité conjointe de plusieurs États, chacun d'entre eux pouvant avoir à rendre des comptes à raison de sa part de responsabilité dans la violation en question (voir, par exemple, Razvozzhayev c. Russie et Ukraine et Udaltsov c. Russie, nos 75734/12 et 2 autres, § 160, 19 novembre 2019). Il n'y a donc aucun risque que les requérants se trouvent dans un vide juridique relativement à la protection de leurs droits garantis par la Convention, ni que l'un ou l'autre des États défendeurs bénéficie d'une impunité dans ce contexte. Il importe également de souligner qu'il existe un processus international de grande envergure, placé sous l'égide des Nations unies, en vertu duquel les États peuvent traiter de la question des responsabilités d'autres États en matière de changement climatique.
203. Partant, la thèse des requérants consistant à dire que le Portugal n'a qu'une responsabilité limitée - en tant qu'État territorial - en ce qui concerne le changement climatique ne saurait être considérée comme une base permettant de conclure à l'exercice par les trente-et-un autres États de leur juridiction en l'espèce.
204. Troisièmement, les arguments des requérants exposés au paragraphe 126 ci-dessus reposent sur des facteurs de prévisibilité, de connaissance, de durée et de capacité des États dans le domaine du changement climatique. Les intéressés plaident que le critère à appliquer pour établir l'existence d'un titre de juridiction devrait être celui du « contrôle sur les intérêts des requérants protégés par la Convention ». Ils évoquent également la dimension multilatérale du changement climatique ainsi que l'évolution récente du droit international. La Cour examinera ces arguments l'un après l'autre, en tenant compte du lien étroit qui existe entre eux.
205. En ce qui concerne le critère du « contrôle sur les intérêts des requérants protégés par la Convention », il ressort de la jurisprudence établie de la Cour que la notion de juridiction extraterritoriale au sens de l'article 1 de la Convention exige un contrôle sur la personne elle-même et non sur ses intérêts en tant que tels (Ukraine et Pays-Bas c. Russie, décision précitée, § 571). Hormis les affaires particulières relatives aux cas d'homicide volontaire, par des agents de l'État, relevant de l'article 2, rien dans la jurisprudence de la Cour ne vient accréditer la thèse selon laquelle le critère de « contrôle sur les intérêts protégés par la Convention » pourrait servir de fondement à l'établissement de la juridiction extraterritoriale d'un État ; et la Cour considère que la portée de la juridiction extraterritoriale ne peut être ainsi élargie. Admettre cette thèse reviendrait en effet à s'écarter radicalement des principes établis relativement à l'article 1.
206. En particulier, établir l'exercice par un État de sa juridiction extraterritoriale au regard du contrôle sur les intérêts d'une personne rendrait gravement imprévisible l'étendue des obligations découlant de la Convention. Compte tenu de la dimension multilatérale du changement climatique, que les requérants eux-mêmes reconnaissent, pratiquement toute personne subissant où que ce soit dans le monde des effets néfastes du changement climatique pourrait être considérée comme relevant de la juridiction, au sens de l'article 1 de la Convention, de n'importe quelle Partie contractante relativement aux actes et omissions de celle-ci dans le cadre de la lutte contre le changement climatique. Pareille position ne pourrait s'accorder avec la Convention (Géorgie c. Russie (II), précité, § 134). L'idée (paragraphes 145 et 148 ci-dessus) qu'une telle extension de la juridiction pourrait se limiter à l'espace juridique de la Convention - alors que les requérants n'ont dirigé leur action que contre certains des États contractants - n'est pas plus convaincante. Compte tenu de la nature du changement climatique, et notamment de ses causes et de ses effets, étendre la juridiction extraterritoriale sur le fondement de ce critère serait artificiel et difficile à justifier (voir à titre de comparaison, dans un autre contexte, Al-Skeini et autres, précité, § 142).
207. Il est important également de noter que, si les sources d'émissions de GES ne sont pas limitées à des activités spécifiques pouvant être qualifiées de dangereuses et ne peuvent généralement pas être localisées ou circonscrites à des installations spécifiques à l'origine d'effets néfastes, elles se trouvent principalement dans certains secteurs - industrie, énergie, transports, logement, bâtiment, agriculture - et sont liées aux activités humaines élémentaires exercées sur un territoire donné. Ainsi, la lutte contre le changement climatique au moyen de la réduction des émissions de GES à la source relève en premier lieu de l'exercice de la juridiction territoriale. À l'inverse, les effets néfastes des émissions de GES sont le résultat d'un enchaînement d'effets qui est non seulement complexe, mais aussi plus imprévisible d'un point de vue spatiotemporel, et ils sont donc particulièrement diffus, ce qui rend difficile l'établissement des contributions respectives aux effets néfastes des émissions à l'étranger. La portée du titre de juridiction extraterritoriale dont les requérants demandent l'établissement se trouverait, en pratique, dépourvue de limites identifiables (voir aussi Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres, précité, § 417).
208. En résumé, étendre la juridiction extraterritoriale des Parties contractantes - au sein de l'espace juridique de la Convention ou en dehors de celui-ci - en appliquant dans le domaine du changement climatique le critère proposé de « contrôle sur les intérêts des requérants protégés par la Convention » se traduirait pour les États par un niveau d'incertitude intenable. Toute action accomplie dans le cadre de certaines des activités humaines élémentaires mentionnées ci-dessus, ou tout manquement à gérer les effets négatifs potentiels de ces activités sur le changement climatique, pourrait donner lieu à l'établissement de la juridiction extraterritoriale d'un État à l'égard des intérêts de personnes se trouvant hors de son territoire et n'ayant aucun lien particulier avec lui. Plus important encore, souscrire aux arguments des requérants reviendrait à étendre de manière illimitée la juridiction extraterritoriale des États en vertu de la Convention et leurs responsabilités en vertu de la Convention pour en faire relever des personnes pouvant se trouver à peu près n'importe où dans le monde. Une telle approche aurait pour effet d'ériger la Convention en traité mondial sur le changement climatique. La Cour ne trouve dans le texte de la Convention aucun élément qui permette d'étendre la portée de la Convention de la manière demandée par les requérants.
209. En ce qui concerne l'évolution des autres instruments internationaux invoquée par les requérants, la Cour note que si la notion de juridiction aux fins de l'article 1 de la Convention doit passer pour refléter la conception de ce terme en droit international public (Ukraine c. Russie (Crimée), décision précitée, § 344), d'autres instruments de droit international peuvent offrir une protection différente de celle offerte par la Convention. En toute hypothèse, lorsqu'elle s'acquitte de la tâche qui lui incombe en vertu de l'article 19 de la Convention, la Cour n'est pas liée par les interprétations faites d'instruments analogues par d'autres organes, les dispositions de ces autres instruments internationaux ou le rôle des organes chargés d'en contrôler l'application pouvant être différents des dispositions de la Convention et du rôle de la Cour (voir, par exemple, sur l'interprétation des dispositions matérielles, Camaño Valle c. Espagne, no 43564/17, §§ 53-54, 11 mai 2021, et les affaires qui y sont citées).
210. La Cour s'est penchée sur la question de l'éventuelle pertinence du préambule de la CCNUCC, dans lequel il est énoncé que les États « ont le devoir de faire en sorte que les activités exercées dans les limites de leur juridiction ou sous leur contrôle ne causent pas de dommage à l'environnement dans d'autres États ou dans des régions ne relevant d'aucune juridiction nationale ». Elle a aussi pris en considération les articles 1 et 2 des Articles sur la prévention des dommages transfrontières résultant d'activités dangereuses[27], lesquels s'appliquent aux dommages transfrontières, notion qu'ils définissent comme « un dommage causé sur le territoire ou en d'autres lieux placés sous la juridiction ou le contrôle d'un État autre que l'État d'origine ». Elle a aussi pris note de l'approche suivie par la Cour interaméricaine dans son avis consultatif et par le CRC dans la décision Sacchi et consorts (paragraphes 59 et 63 ci-dessus).
211. Toutefois, elle estime que ces éléments ne permettent pas d'établir la juridiction extraterritoriale des États au regard de la Convention de la manière et pour les motifs proposés par les requérants.
212. D'abord, la CCNUCC et le projet d'articles précité sont d'une nature fondamentalement différente de celle de la Convention, qui est un instrument de protection des droits de l'homme et qui n'a pas été spécifiquement conçu pour offrir une protection générale de l'environnement. Ensuite, ils ont été conçus principalement pour régir les relations entre États, tandis que la Convention déborde le cadre de la simple réciprocité entre États contractants. En sus d'un réseau d'engagements synallagmatiques bilatéraux, elle crée des obligations objectives en matière de droits fondamentaux (Loizidou, précité, § 70). Enfin, s'ils mentionnent la question des « dommages » ou « préjudices » subis hors des frontières d'un État, les documents précités ne semblent pas suggérer que de tels « dommages » ou « préjudices » fassent naître un lien juridictionnel entre l'individu les ayant subis et l'État d'où ils proviennent. Ils établissent d'ailleurs une distinction claire entre l'activité à l'origine du dommage ou préjudice, exercée sur un territoire relevant de la juridiction d'un État, et ses effets, qui se produisent sur un territoire relevant de la juridiction d'un autre État. La Cour relève que la Cour interaméricaine, dans son avis consultatif, et le CRC, dans l'affaire Sacchi et consorts (paragraphes 59 et 63 ci-dessus), se sont appuyés sur une vision différente de la notion de juridiction, vision qu'elle-même n'a pas reconnue dans sa jurisprudence (Géorgie c. Russie (II), précité, § 124).
213. Au vu des considérations qui précèdent, sans perdre de vue ni l'évolution juridique continue qui s'opère aux niveaux national et international, ni les mesures prises à l'échelle mondiale face au changement climatique, ni l'enrichissement constant des connaissances scientifiques concernant ce phénomène et ses effets sur les individus, la Cour conclut qu'il n'existe dans la Convention aucun fondement propre à justifier qu'elle étende, par voie d'interprétation judiciaire, la juridiction extraterritoriale des États défendeurs de la manière demandée par les requérants.
c) Conclusion
214. Il découle de ce qui précède que la juridiction territoriale est établie en ce qui concerne le Portugal (paragraphe 178 ci-dessus), et qu'aucun titre de juridiction ne peut être établi en ce qui concerne les autres États défendeurs (paragraphe 213 ci-dessus). Dès lors, le grief que les requérants dirigent contre les autres États défendeurs doit être déclaré irrecevable en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
D. Sur l'épuisement des voies de recours internes
1. Principes généraux
215. Les principes généraux relatifs à l'épuisement des voies de recours internes ont été énoncés dans l'arrêt Vučković et autres c. Serbie ((exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014 ; voir aussi Gherghina c. Roumanie (déc.) [GC], no 42219/07, §§ 83-89, 9 juillet 2015, et Communauté genevoise d'action syndicale (CGAS) c. Suisse [GC], no 21881/20, §§ 138-146, 27 novembre 2023) :
« 69. Le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revêt, et c'est primordial, un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l'homme. La Cour a la charge de surveiller le respect par les États contractants de leurs obligations découlant de la Convention. Elle ne doit pas se substituer aux États contractants, auxquels il incombe de veiller à ce que les droits et libertés fondamentaux consacrés par la Convention soient respectés et protégés au niveau interne. La règle de l'épuisement des recours internes se fonde sur l'hypothèse, reflétée dans l'article 13 de la Convention, avec lequel elle présente d'étroites affinités, que l'ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. Elle est donc une partie indispensable du fonctionnement de ce mécanisme de protection.
70. Les États n'ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d'avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Les personnes désireuses de se prévaloir de la compétence de contrôle de la Cour relativement à des griefs dirigés contre un État ont donc l'obligation d'utiliser auparavant les recours qu'offre le système juridique de celui-ci (voir, parmi beaucoup d'autres, Akdivar et autres c. Turquie , 16 septembre 1996, § 65, Recueil [ des arrêts et décisions ] 1996 -IV ). La Cour ne saurait trop souligner qu'elle n'est pas une juridiction de première instance ; elle n'a pas la capacité, et il ne sied pas à sa fonction de juridiction internationale, de se prononcer sur un grand nombre d'affaires qui supposent d'établir les faits de base ou de calculer une compensation financière - deux tâches qui, par principe et dans un souci d'effectivité, incombent aux juridictions internes (voir la décision Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99 [et 7 autres], § 69, CEDH 2010, dans laquelle la Cour a cité les principes exposés de manière détaillée aux paragraphes 66 à 69 de l'arrêt Akdivar et autres , dont les éléments pertinents en l'espèce sont rappelés ci-après).
71. L'obligation d'épuiser les recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d'obtenir réparation des violations qu'ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l'effectivité et l'accessibilité voulues ( Akdivar et autres , précité, § 66).
72. L'article 35 § 1 impose aussi de soulever devant l'organe interne adéquat, au moins en substance (voir, par exemple, Castells c. Espagne , 23 avril 1992, § 32, série A no 236, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, §§ 144 et 146, CEDH 2010, et Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 37, CEDH 1999-I)) et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs que l'on entend formuler par la suite à Strasbourg ; il commande en outre l'emploi des moyens de procédure propres à empêcher une violation de la Convention ( Akdivar et autres , précité, § 66). Une requête ne satisfaisant pas à ces exigences doit en principe être déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes (voir, par exemple, Cardot c. France , 19 mars 1991, § 34, série A no 200, et Thiermann et autres c. Norvège (déc.), no 18712/03, 8 mars 2007).
73. Cependant, comme indiqué précédemment, rien n'impose d'user de recours qui ne sont ni adéquats ni effectifs. De plus, selon les « principes de droit international généralement reconnus », certaines circonstances particulières peuvent dispenser le requérant de l'obligation d'épuiser les recours internes qui s'offrent à lui. La règle de l'épuisement des recours internes ne s'applique pas non plus lorsqu'est prouvée l'existence d'une pratique administrative consistant en la répétition, avec la tolérance officielle de l'État, d'actes interdits par la Convention, de sorte que toute procédure serait vaine ou inefficace ( Akdivar et autres , précité, § 67).
74. Pour pouvoir être jugé effectif, un recours doit être susceptible de remédier directement à la situation incriminée et présenter des perspectives raisonnables de succès ( Balogh c. Hongrie , no 47940/99, § 30, 20 juillet 2004, et Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006-II). Cependant, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d'un recours donné qui n'est pas de toute évidence voué à l'échec ne constitue pas une raison propre à justifier la non-utilisation du recours en question ( Akdivar et autres , précité, § 71, et Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 70, 17 septembre 2009).
75. Dès lors qu'il existe au niveau national un recours permettant aux juridictions internes d'examiner, au moins en substance, le grief de violation d'un droit protégé par la Convention, c'est ce recours qui doit être exercé ( Azinas [c. Chypre [GC], no 56679/00, § 38, CEDH 2004-III]). Il ne suffit pas, le cas échéant, que le requérant ait exercé sans succès un autre recours qui était susceptible d'aboutir à l'infirmation de la mesure litigieuse pour des motifs étrangers au grief de violation d'un droit protégé par la Convention. C'est le grief tiré de la Convention qui doit avoir été exposé au niveau national pour que l'on puisse conclure à l'épuisement des « recours effectifs ». Il serait contraire au caractère subsidiaire du mécanisme de la Convention qu'un requérant, négligeant un argument possible au regard de la Convention, puisse devant les autorités nationales invoquer un autre moyen pour contester une mesure, et par la suite introduire devant la Cour une requête fondée sur l'argument tiré de la Convention ( Van Oosterwijck c. Belgique , 6 novembre 1980, §§ 33-34, série A no 40, et Azinas , précité, § 38).
76. Cela étant, la Cour a fréquemment souligné qu'il faut appliquer la règle de l'épuisement des recours internes avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif ( Ringeisen c. Autriche , 16 juillet 1971, § 89, série A no 13, et Akdivar et autres , précité, § 69). Il serait par exemple trop formaliste d'exiger des intéressés qu'ils usent d'un recours que même la juridiction suprême du pays ne les obligeait pas à exercer ( D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, §§ 117 et 118, CEDH 2007-IV).
77. En ce qui concerne la charge de la preuve, il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu'en pratique à l'époque des faits. Une fois cela démontré, c'est au requérant qu'il revient d'établir que le recours évoqué par le Gouvernement a en fait été employé ou bien que, pour une raison quelconque, il n'était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause, ou encore que certaines circonstances particulières dispensaient l'intéressé de l'exercer ( Akdivar et autres , précité, § 68, Demopoulos et autres , décision précitée, § 69, et McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 107, 10 septembre 2010). »
2. Application au cas d'espèce des principes qui précèdent
216. La Cour a conclu que les présents griefs sont irrecevables en ce qui concerne les États défendeurs autres que le Portugal, les requérants ne relevant pas de leur juridiction. Partant, la question de l'épuisement des voies de recours internes ne se pose plus qu'à l'égard du Portugal, celui-ci étant le seul État défendeur dont la juridiction est établie relativement aux griefs soulevés par les requérants (paragraphe 214 ci-dessus). La Cour examinera donc en particulier la question de savoir s'il existait au Portugal, à l'égard des griefs des requérants, des voies de recours effectives que les intéressés devaient exercer (paragraphes 217- 227 ci-dessous).
217. Il n'est pas contesté que les requérants n'ont exercé aucune voie de droit au Portugal pour faire valoir leurs griefs. Les intéressés arguent à cet égard que la seule existence d'une disposition constitutionnelle de portée générale (ce qui était selon eux le cas au Portugal et dans d'autres États) ne peut ouvrir une voie de recours effective offrant un degré de certitude suffisant. Ils affirment également qu'aucune des voies de recours internes éventuellement disponibles ne serait effective dans leur cas (paragraphe 131 ci-dessus).
218. La Cour ne peut admettre ces arguments, eu égard aux voies de recours offertes par le système juridique interne.
219. À cet égard, il apparaît non seulement que le droit à un cadre de vie sain et écologiquement équilibré est explicitement reconnu dans la Constitution (article 66), mais encore que les juridictions internes peuvent directement appliquer et faire respecter cette disposition constitutionnelle (paragraphes 40 et 52 ci-dessus). Le système juridique portugais offre également la possibilité d'engager une actio popularis par laquelle le demandeur (sans avoir à démontrer l'existence d'un intérêt direct le concernant) peut demander l'adoption par les autorités publiques d'une certaine conduite en matière, notamment, de protection de l'environnement et de la qualité de vie, catégories explicitement citées dans la loi pertinente (paragraphe 41 ci-dessus ; voir aussi, au paragraphe 40 ci-dessus, l'article 52 de la Constitution).
220. Dans ce contexte, il convient de noter que le paragraphe premier de l'article 7 de la loi no 19/2014 (cadre de la politique environnementale) garantit à chacun le droit à une protection pleine et effective de ses droits et intérêts en matière environnementale, et que le second paragraphe de ce même article offre la possibilité d'engager une actio popularis (paragraphe 44 ci-dessus). En outre, la loi sur le climat reconnaît que le changement climatique est une situation d'urgence, et elle garantit à chacun le droit à l'« équilibre climatique », c'est-à-dire le droit à être protégé contre les effets du changement climatique ainsi que la possibilité d'exiger des entités de droit public et privé qu'elle se conforment aux devoirs et obligations qui leur incombent en matière climatique (paragraphe 49 ci-dessus).
221. Par ailleurs, le droit constitutionnel à un cadre de vie sain et écologiquement équilibré mentionné ci-dessus est considéré comme relevant d'un droit général de la personnalité. Le Gouvernement expose, sans être sérieusement démenti par les requérants, que ce droit peut être défendu dans le cadre d'une action civile, qui peut mener à la prise de mesures propres à prévenir la menace alléguée ou à atténuer les effets du préjudice déjà causé (paragraphes 114 c) et 42- 43 ci-dessus ; voir aussi le paragraphe 52 a) ci-dessus).
222. De plus, le droit interne prévoit la possibilité d'introduire un recours en responsabilité civile extracontractuelle contre l'État afin d'obtenir une indemnisation au titre des préjudices ou dommages découlant d'actes ou omissions illicites de l'État (paragraphe 45 ci-dessus). Un régime de responsabilité environnementale a été créé par le décret-loi no 147/2008, qui s'applique aux dommages environnementaux (paragraphe 48 ci-dessus).
223. Le système juridique portugais offre également la possibilité d'introduire un recours administratif dans le cadre duquel il peut être demandé aux juridictions administratives de contraindre l'administration à adopter des mesures concernant, notamment, l'environnement et la qualité de vie (paragraphes 46 et 52 b) ci-dessus).
224. La Cour prend note du système complet de recours qui existe dans l'ordre juridique national, et elle relève qu'il ressort de la jurisprudence interne que, comme le Gouvernement l'affirme (paragraphe 113 ci-dessus), les contentieux environnementaux sont désormais une réalité dans le système juridique interne, bien que les juridictions internes n'aient pas encore statué sur une affaire portant spécifiquement sur le changement climatique (paragraphe 52 ci-dessus).
225. Enfin, sur l'allégation des requérants consistant à dire que l'accès aux voies de recours est difficile et que leur effectivité s'en trouve mise à mal (paragraphe 131 ci-dessus), la Cour note que le système juridique portugais prévoit à la fois des mécanismes pour que les personnes qui n'en ont pas les moyens puissent bénéficier d'une représentation juridique (paragraphes 43 et 50 ci-dessus) et des voies de recours effectives pour se plaindre de la durée d'une procédure (Valada Matos das Neves, précité, § 101). Quoi qu'il en soit, selon la jurisprudence de la Cour, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d'un recours donné qui n'est pas de toute évidence voué à l'échec ne constitue pas une raison valable pour justifier la non-utilisation du recours en question (paragraphe 208 ci-dessus, citant l'arrêt précité Vučković et autres, § 74, et les références qui s'y trouvent citées).
226. Au vu de ce qui précède, et eu égard à l'ensemble des circonstances de la cause, la Cour ne saurait considérer qu'il existât des motifs particuliers propres à dispenser les requérants de l'obligation d'épuiser les voies de recours internes selon les règles et procédures disponibles prescrites par le droit national. S'ils avaient satisfait à cette exigence, les intéressés auraient offert aux juridictions internes la possibilité que la règle de l'épuisement a pour finalité de ménager aux États, à savoir celle de trancher la question de la compatibilité avec la Convention de mesures nationales ou d'omissions faisant grief ; et s'ils avaient ensuite porté leurs griefs devant la Cour, celle-ci aurait pu statuer en tenant compte des conclusions factuelles et juridiques de ces juridictions, ainsi que de l'appréciation faite par elles. Les intéressés n'ont donc pas fait le nécessaire pour permettre aux juridictions internes de jouer leur rôle fondamental dans le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention, celui de la Cour revêtant un caractère subsidiaire par rapport au leur (voir, en comparaison, Vučković et autres, précité, § 90 ; voir aussi Communauté genevoise d'action syndicale (CGAS), précité, § 164).
227. Il s'ensuit donc que le grief dirigé par les requérants contre le Portugal est irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes et doit être rejeté en vertu de l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
228. Enfin, la Cour juge qu'il est difficile d'admettre la vision de la subsidiarité que défendent les requérants et qui consiste à dire que la Cour devrait statuer sur la question du changement climatique avant que les juridictions des États défendeurs n'aient eu la possibilité de le faire (paragraphe 133 ci-dessus). Pareille position est tout-à-fait contraire au principe de subsidiarité qui sous-tend le système de la Convention tout entier, et plus spécifiquement à la règle de l'épuisement des voies de recours internes (paragraphe 208 ci-dessus, citant l'arrêt Vučković et autres, §§ 69-70). Ainsi qu'elle l'a expliqué dans la décision Demopoulos et autres (précitée, § 69), la Cour n'est pas une juridiction de première instance ; elle n'a pas la capacité, et il ne sied pas à sa fonction de juridiction internationale, de se prononcer sur un grand nombre d'affaires qui supposent d'établir les faits de base, tâche, qui, par principe et dans un souci d'effectivité, incombe aux juridictions internes (paragraphe 208 ci-dessus, citant l'arrêt Vučković et autres, § 70 in fine).
E. Sur la qualité de victime
229. La Cour relève que la situation individuelle des requérants souffre d'un fort manque de clarté, qui complique l'examen de la question de savoir si les intéressés remplissent les conditions énoncées dans l'arrêt Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres (précité, §§ 487-488) pour se voir reconnaître la qualité de victime.
230. De l'avis de la Cour, ce manque de clarté peut s'expliquer, en particulier, par le manquement des requérants à leur obligation d'épuiser les voies de recours internes, condition de recevabilité intimement liée à la question de la qualité de victime, en particulier s'agissant de mesures générales telles que celles qui concernent le changement climatique. Il n'en demeure pas moins, en tout état de cause, que la requête est irrecevable pour les motifs énoncés aux paragraphes 214 et 227 ci-dessus. Dans ces circonstances, la Cour n'examinera pas plus avant la question de savoir si les requérants peuvent prétendre à la qualité de victime en vertu de l'article 34 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Zambrano c. France (déc.), no 41994/21, § 47, 21 septembre 2021).
F. Conclusion
231. Dans l'appréciation qu'elle a développée ci-dessus, la Cour a formulé les constats suivants :
1) La requête dirigée doit être rayée du rôle de la Cour pour autant qu'elle concerne l'Ukraine, en vertu de l'article 37 § 1 a) de la Convention.
2) Sur la requête introduite contre la Fédération de Russie, pour autant que les faits qui se trouvent à l'origine des allégations de violations de la Convention sont antérieurs au 16 septembre 2022, la Cour est compétente pour en connaître. Cependant, tout grief concernant la situation postérieure à cette date est incompatible ratione temporis avec l'article 35 § 3 de la Convention et doit être rejeté en application de l'article 35 § 4.
3) Les requérants relèvent de la juridiction du Portugal, et non de celle des autres États défendeurs. Dès lors, leur requête doit être déclarée irrecevable en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention pour autant qu'elle concerne ces autres États.
4) Le grief dirigé par les requérants contre le Portugal est irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes et doit être rejeté en vertu de l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
5) La Cour n'examinera pas la question de la qualité de victime des requérants aux fins des différentes dispositions de la Convention invoquées par les intéressés.


Disposition

Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,
1. Décide de rayer la requête du rôle pour autant qu'elle concerne l'Ukraine.
2. Déclare la requête irrecevable pour le surplus .
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l'homme, à Strasbourg, le 9 avril 2024.
Soren Prebensen Síofra O'Leary
Adjoint à la greffière Présidente
ANNEXE
Liste des participants à l'audience du 27 septembre 2023
Pour les Gouvernements
Les représentants dont le nom apparaît en caractères gras se sont exprimés devant la Cour.
1. Portugal
1. M. R. Matos , agent
2. Mme A. Garcia Marques
3. Mme J. Veloso, cheffe du département du changement climatique, Agence portugaise pour l'environnement, conseillères
2. Autriche
1. Mme B. Ohms, agente suppléante
3. Belgique
1. Mme I. Niedlispacher, agente
2. M. H. Kevers
3. Mme L. Chanet
4. Mme S. Thys, conseillers
4. Bulgarie
1. Mme I. Stancheva-Chinova, agente
2. Mme V. Hristova, agente
5. Suisse
1. M. A. Chablais, agent
2. Mme M. Beeler-Sigron, conseillère
6. Chypre
1. Mme T. Christodoulidou, agente
2. Mme L. Cariolou, conseillère
7. La République tchèque
1. M. P. Konůpka, agent
2. Mme J. Martinková, conseillère
8. Allemagne
1. M. H-J. Behrens, agent
2. Mme N. Wenzel, agente
3. Mme K. Mellech, conseillère
9. Danemark
1. M. A. R. Jacobsen, ministère danois des Affaires étrangères
2. Mme E. Mariendal, ministère danois du Climat, de l'Énergie et de l'Approvisionnement
10. Espagne
1. M. A. Brezmes Martínez de Villarreal, agent
2. M. L. Vacas Chalfoun, coagent
11. Estonie
1. M. T. Kolk, agent
2. Mme H-B. Sillar
3. Mme T. Nymann, conseillères
12. Finlande
1. Mme K. Oinonen, agente
2. Mme K. Anttonen
3. Mme P. Rämä, conseillères
13. France
1. M. T. Stehelin, coagent
2. Mme P. Reparaz
3. Mme Ch. Blondel, conseillères
14. Royaume-Uni
1. Mme S. Macrory, agente
2. M. S. Swaroop KC, conseil
3. Mme P. Nevill, conseillère
4. Mme V. Bennett, ministère de l'Énergie, de la Sécurité et du Zéro net, conseillère
15. Grèce
1. Mme V. Pelekou, conseillère juridique de l'État
2. Mme A. Magrippi, conseillère
16. Croatie
1. Mme Š. Stažnik, agente
2. M. D. Adesola Bankole, conseiller
17. Hongrie
1. M. Z. Tallódi, agent
2. M. D. Oravecz, de la mission permanente de la Hongrie auprès du Conseil de l'Europe
18. Irlande
1. Mme C. Donnelly, conseil
2. M. D. Fennelly, conseil
3. M. B. Lysaght, agent
4. M. P. Rooney, conseiller
19. Italie
1. M. L. D'Ascia - Avocat de l'État, agent
2. Mme L. Chiussi Curzi
3. M. A. Dinisi, conseillers
20. Lituanie
1. Mme K. Bubnytė-Širmenė, agente
21. Luxembourg
1. Mme C. Wiseler, agente
3 Mme R. Spoto
4. M. D. Siry, conseillers
22. Lettonie
1. Mme E. L. Vītola, agente suppléante
23. Malte
1. M. J. Vella, agent
24. Pays-Bas
1. M. V. de Graaf , agent suppléant
2. M. F. Tan
3. Mme M. Duin, conseillers
25. Norvège
1. Mme H. Busch, agente par intérim
2. Mme A. Rostrup Gabrielsen, conseillère principale, ministère du Climat et de l'Environnement
3. M. D. Erlend Henriksen, directeur général adjoint, ministère du pétrole et l'énergie
4. M. G. Osterman Thengs, conseillers
26. Pologne
1. M. J. Sobczak, agent
27. Roumanie
1. Mme O.-F. Ezer, agente
2. M. S.-A. Purza, coagent
3. Mme A.-M. Bărbieru, coagente
4. M. I. Jinga, ambassadeur, représentant permanent de la Roumanie auprès du Conseil de l'Europe
28. La Fédération de Russie , ce Gouvernement n'a pas participé à l'audience
29. La République slovaque
1. Mme M. Bálintová, agente
2. Mme E. Vančová, conseillère
30. Slovénie
1. Mme B. Jovin Hrastnik, agente
2. Mme T. Mihelič Žitko, agente
3. M. H. Hartman, coagent
4. Mme A. Kerševan, conseillère
31. Suède
1. Mme E. Hammarskjöld, agente
2. M. D. Gillgren, conseiller
3. Mme A. Uppfeldt, conseillère
32. Türkiye
1. M. H. Ali Açikgül , coagent
2. M. A. Müşerref Yakişik
3. Mme F. Yildirim
4. Mme E. Ünal, conseillers
33. Ukraine , ce Gouvernement n'a pas participé à l'audience.
Pour les requérants
Les noms des personnes qui se sont exprimées pour le compte des requérants apparaissent en caractères gras.
(a) Représentants des requérants :
1. Mme A. Macdonald KC, conseil
2. Mme A. Sander, conseil
3. M. L. Tattersall
4. M. J. Jackson
5. M. P. Clark
6. M. R. Reynolds, conseillers
(b) Requérants
1. Mme C. Duarte Agostinho
2. Mme C. dos Santos Mota
3. M. M. Duarte Agostinho
4. Mme S. dos Santos Oliveira
5. M. A. dos Santos Oliveira
6. Mme M. Duarte Agostinho
Pour les tiers
Les noms des personnes qui se sont exprimées pour le compte des tiers apparaissent en caractères gras.
1 . Bureau de la Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe :
1. Mme D. Mijatović , Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe
2. M. A. Mancewicz
3. M. M. Birker, conseillers
2. Commission européenne :
1. M. D. Calleja Crespo , directeur général du service juridique, Commission européenne
2. Mme K. Talabér-Ritz
3. Mme M. Carpus-Carcea, conseillères
3. ENNHRI :
1. Mme A. Matheson Mestad , directrice de l'institution norvégienne des droits de l'homme, conseil
2. Mme K. Sulyok, présidente du groupe de travail de l'ENNHRI sur la crise climatique et les droits de l'homme
3. Mme H. C. Braenden, conseillère
4. M. P. W. Dawson, conseiller
10.
Observation générale no 36 sur l'article 6 (droit à la vie), 3 septembre 2019, doc. ONU CCPR/C/GC/36.
11.
Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Observation générale no 24 (2017) sur les obligations des États en vertu du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels dans le contexte des activités des entreprises, 10 août 2017, doc. ONU E/C.12/GC/24.
12.
Observation générale no 26 (2023) sur les droits de l'enfant et l'environnement, mettant l'accent en particulier sur les changements climatiques, 23 août 2023, doc. ONU RC/C/GC/26.
13.
Sacchi et consorts c. Argentine, 22 septembre 2021, doc. ONU CRC/C/88/D/104/2019.
14.
En vertu du Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l'enfant établissant une procédure de présentation de communications, 19 décembre 2011, doc. ONU A/RES/66/138.
15.
Fondation Marangopoulos pour les Droits de l'Homme (FMDH) c. Grèce, no 30/2005 , 6 décembre 2006.
16.
Observation générale no 3 sur la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (article 4), 12 décembre 2015.
17.
Cour interaméricaine des droits de l'homme, State Obligations in relation to the environment in the context of the protection and guarantee of the rights to life and to personal integrity: Interpretation and scope of Articles 4(1) and 5(1) in relation to Articles 1(1) and 2, avis consultatif OC-23/17 du 15 novembre 2017 sur l'environnement et les droits de l'homme.
18.
Ordonnance du premier sénat (24 mars 2021) - 1 BvR 2656/18 DE:BVerfG:2021:rs20210324.1bvr265618.
19.
Dans la première série d'observations, le gouvernement croate a pour l'essentiel présenté les mêmes observations que celles formulées par les autres Gouvernements dans les observations communes, mais sous une forme quelque peu différente. De même, le gouvernement hongrois a souscrit aux observations communes mais a adopté un point de vue différent sur certaines des questions cruciales, qui sont exposées séparément aux paragraphes 93- 95 ci-dessous. Dans la deuxième série d'observations, les gouvernements croate et hongrois ont soumis les mêmes observations communes que les autres Gouvernements.
20.
Convention sur l'accès à l'information, la participation du public au processus décisionnel et l'accès à la justice en matière d'environnement, Nations unies, Recueil des traités, vol. 2161, p. 447. Cette Convention a été adoptée à Aarhus (Danemark) le 25 juin 1998 et est entrée en vigueur le 30 octobre 2001.
21.
État des Pays-Bas c. Stichting Urgenda, 20 décembre 2019, NL: HR: 2019: 2007.
22.
La Commissaire renvoie au Comité européen des droits sociaux, Fondation Marangopoulos pour les Droits de l'Homme (FMDH) c. Grèce, décision du 6 décembre 2006, § 203, et Conclusions XV-2 (2001), Italie, article 11 § 3.
23.
Les intervenants renvoient à l'avis consultatif OC-23/17 (précité) de la Cour interaméricaine des droits de l'homme.
24.
Les intervenants renvoient aux documents suivants : Comité des droits de l'homme, Observation générale n° 36 sur l'article 6 : droit à la vie, CCPR/C/GC/36, distr. 3 septembre 2019, et HCDH, Five UN human rights treaty bodies issue a joint statement on human rights and climate change, « Joint Statement on « Human Rights and Climate Change » » (16 septembre 2019).
25.
Résolution CM/Res(2022)2 du Comité des Ministres sur la cessation de la qualité de membre de la Fédération de Russie du Conseil de l'Europe (16 mars 2022).
26.
Résolution de la Cour européenne des droits de l'homme sur les conséquences de la cessation de la qualité de membre du Conseil de l'Europe de la Fédération de Russie à la lumière de l'article 58 de la Convention européenne des droits de l'homme, 22 mars 2022.
27.
Projet d'articles sur la prévention des dommages transfrontières résultant d'activités dangereuses, UN Doc. A/RES/56/82 (2001), UN Doc A/56/10, 10/08/2001.
2.
Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, A/RES/48/189, 1992 (version consolidée) ; Accord de Paris, 12 décembre 2015, Nations unies, Recueil des Traités, vol. 3156.
3.
Rapport spécial du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) sur les conséquences d'un réchauffement planétaire de 1,5 °C (2018) ; Climate Analytics, « Climate Impacts in Portugal » (dernière mise à jour : 31 juillet 2020) ; Programme des Nations unies pour l'environnement, « Rapport 2019 sur l'écart entre les besoins et les perspectives en matière de réduction des émissions » et « Lessons from a decade of emissions gap assessments », 2019 ; OCDE, AIE World Energy Balances 2019.
4.
GIEC, « Changement climatique 2021 : Les bases scientifiques physiques ». Contribution du Groupe de travail I au sixième Rapport d'évaluation du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (« GTI RE6 »).
5.
Les requérants citent notamment : Programme des Nations unies pour l'environnement, « Emissions Gap Report 2022 » ; Climate Action Tracker, CAT rating methodology: Modelled domestic pathways ; rapport d'expertise de William Hare et autres intitulé « Achieving the 1.5°C Limit of the Paris Agreement: An Assessment of the Adequacy of the Mitigation Measures and Targets of the Respondent States in Duarte Agostinho v. Portugal and 32 other States » (Climate Analytics, 7 janvier 2022).
6.
Accord de Paris, 12 décembre 2015, Recueil des traités des Nations unies, vol. 3156.
7.
Les requérants citent, notamment, le rapport du GIEC, « Changement climatique 2022 : Impacts, adaptation et vulnérabilité ». Contribution du Groupe de travail II au sixième rapport d'évaluation du GIEC (« GTII RE6 »).
8.
Les requérants citent, en particulier : gouvernement portugais, Direction générale de la santé, Division de la santé environnementale et de la santé au travail, « Plan d'urgence pour les températures extrêmes - Module Chaleur » (en portugais, mai 2015).
9.
Caroline Hickman et al., « Climate anxiety in children and young people and their beliefs about government responses to climate change: a global survey » (2021), 5 Lancet Planetary Health.