Tribunale federale
Tribunal federal
{T 0/2}
6P.86/2006
6S.175/2006 /svc
Arrêt du 5 juillet 2006
Cour de cassation pénale
Composition
MM. les Juges Schneider, Président,
Wiprächtiger et Karlen.
Greffière: Mme Paquier-Boinay.
Parties
D.X.________,
recourant, représenté par Me Christine Sordet, avocate,
contre
Procureur général du canton de Genève,
case postale 3565, 1211 Genève 3,
Cour de cassation du canton de Genève,
case postale 3108, 1211 Genève 3.
Objet
6P.86/2006
Art. 9 Cst. (appréciation arbitraire des preuves),
6S.175/2006
Meurtre passionnel (art. 113 CP),
recours de droit public (6P.86/2006) et pourvoi en nullité (6S.175/2006) contre l'arrêt de la Cour de cassation du canton de Genève du 10 mars 2006.
Faits:
A.
Les familles Y.________ et X.________, toutes deux d'origine kurde, étaient en conflit depuis plusieurs années en raison de dissensions conjugales entre A.X.________ et M.Y.________. Ceux-ci s'étaient mariés en 1992 et se sont séparés à fin 2001 à la suite d'une dispute au cours de laquelle le mari a violemment frappé son épouse, qui, blessée, a dû être transportée à l'hôpital après avoir appelé à l'aide son père et son frère B.X.________.
Pendant toute la durée du mariage, A.X.-Y.________ a beaucoup souffert du caractère suspicieux, méprisant et agressif de son époux. Elle a souvent été menacée et a subi des violences de la part de son mari au point que les agents de police du quartier sont intervenus à de nombreuses reprises en raison de disputes au sein du couple et que B.X.________ a fréquemment été appelé au domicile des époux pour protéger sa soeur. De même, C.X.________, le père de A.X.-Y.________ a souvent tenté de raisonner son gendre. Le second frère de A.X.-Y.________, D.X.________, n'était pas partie prenante de ces disputes ou autres tensions.
Après la séparation des conjoints, M.Y.________ n'a plus commis d'agressions physiques à l'encontre de son épouse, mais il a continué à proférer des menaces à l'égard de sa femme et des épouses respectives des deux frères de celle-ci.
Dans la matinée du 23 novembre 2003, D.X.________ s'est rendu dans un restaurant self-service à Vernier où il devait retrouver son frère B.X.________. Sitôt entré dans l'établissement, il a aperçu M.Y.________, qui était attablé et qu'il n'avait plus vu depuis deux ans. Selon ses propres déclarations, D.X.________ s'est dirigé directement vers son beau-frère, auquel il a dit en turc «Bonjour M. M.Y.________, maintenant t'arrêtes tes conneries et t'arrêtes de nous emmerder». Il s'en est suivi un échange verbal au cours duquel D.X.________ a demandé s'il était vrai que M.Y.________ s'était rendu à deux reprises chez sa belle-soeur alors qu'elle était seule chez elle. D.X.________ admet en outre avoir injurié M.Y.________ et l'avoir traité de «fils de pute», à quoi ce dernier a rétorqué «ne m'insulte pas et de toute façon on verra si tu verras ton gamin». D.X.________, dont l'épouse était enceinte de six mois, s'est éloigné. Il a déclaré ultérieurement qu'il ne se sentait pas bien du tout et tremblait. Après être allé chercher un café, il s'est installé à une table, éloignée de celle de M.Y.________, où son frère l'a rejoint.
Quelques instants plus tard, D.X.________ s'est rendu au comptoir pour se servir un nouveau café. Il en a profité pour se saisir d'un couteau muni d'une lame d'une longueur de 11 centimètres environ, qu'il glissa dans le poche arrière de son pantalon.
Après s'être levé une troisième fois sous prétexte d'aller chercher du sucre, D.X.________ s'est dirigé vers la table de M.Y.________, lequel lui donna un coup de pied qui le fit trébucher. S'étant aussitôt relevé, il sortit le couteau de sa poche et le brandit en direction de son beau-frère. Voyant cela, B.X.________ a immédiatement tenté d'intervenir. Il s'en est suivi une rapide bousculade au cours de laquelle M.Y.________ tomba et D.X.________ se retrouva un genou à terre à côté de son adversaire. C'est alors que D.X.________ porta plusieurs coups de couteau à l'épaule, au cou et au thorax de M.Y.________, qui est décédé quelques minutes plus tard des suites de la blessure au thorax, qui a traversé le cartilage des côtes et atteint le coeur. D.X.________ est ensuite demeuré à proximité de sa victime et a déclaré au gérant de l'établissement qu'il fallait la laisser mourir car c'était le sort qu'elle méritait. Aux policiers, il a affirmé s'être emparé du couteau pour infliger une correction à M.Y.________, mais sans avoir l'intention de le tuer.
B.
Par arrêt du 2 mars 2005, la Cour d'assises genevoise a reconnu D.X.________ coupable de meurtre passionnel et l'a condamné à la peine de 2 ans et demi d'emprisonnement. Elle l'a en outre astreint à verser au fils mineur de la victime la somme de 30'000 fr. à titre de réparation du tort moral, les droits civils de celui-ci étant pour le surplus réservés, comme ceux des autres parties civiles.
C.
Statuant le 10 mars 2006 sur recours du Procureur général, la Cour de cassation du canton de Genève a annulé l'arrêt de la Cour d'assises, à laquelle elle a renvoyé la cause pour qu'elle statue à nouveau dans le sens des considérants.
La cour cantonale a considéré qu'elle n'avait pas à trancher la question de savoir s'il était arbitraire ou non d'avoir retenu l'existence d'un profond désarroi ainsi que celle d'une émotion violente car de toute manière ni l'un ni l'autre de ces états n'était excusable.
D.
D.X.________ forme un recours de droit public et un pourvoi en nullité contre cet arrêt. Il conclut, avec suite de dépens, principalement à l'annulation de l'arrêt attaqué et subsidiairement à ce qu'il soit autorisé à faire la preuve des faits allégués dans son recours ainsi que la preuve contraire des allégués de tout opposant.
Le recourant sollicite en outre l'assistance judiciaire ainsi que l'effet suspensif, lequel lui a été accordé par ordonnance du 24 mai 2006.
E.
Invité à présenter des observations, le Ministère public s'en est remis à l'appréciation du Tribunal fédéral concernant l'effet suspensif et l'assistance judiciaire ainsi que la recevabilité des recours. Pour le surplus, il a conclu à la confirmation du jugement entrepris.
Pour sa part, l'autorité cantonale a déclaré n'avoir pas d'observations à formuler et s'est référée aux considérants de son arrêt.
Le Tribunal fédéral considère en droit:
1.
Le Tribunal examine d'office et librement la recevabilité des recours qui lui sont soumis (ATF 130 II 65 consid. 1; 129 IV 216 consid. 1).
En l'espèce, les deux recours sont présentés dans des écritures distinctes, mais leur motivation est rigoureusement identique à l'exception du passage consacré, dans chacun des mémoires, aux conditions de recevabilité. Conformément à la jurisprudence, il y a lieu dans de telles circonstances d'étudier le recours du point de vue de chacune des voies de droit pour déterminer s'il contient des griefs admissibles dans le cadre de celle-ci répondant par ailleurs aux exigences de motivation et d'entrer en matière dans la mesure où tel est le cas (ATF 118 IV 293 consid. 2a p. 295).
I. Recours de droit public
2.
Saisi d'un recours de droit public, le Tribunal fédéral n'examine que les griefs d'ordre constitutionnel invoqués et suffisamment motivés dans l'acte de recours (art. 90 al. 1 let. b OJ; ATF 129 I 185 consid. 1.6 p. 189, 113 consid. 2. 1 p. 120; 125 I 71 consid. 1c p. 76). Le Tribunal fédéral n'entre pas non plus en matière sur les critiques de nature appellatoire (ATF 125 I 492 consid. 1b p. 495).
L'argumentation sur laquelle le recourant fonde son recours de droit public consiste en une série de critiques de nature appellatoire sur la base desquelles il soutient que l'arrêt attaqué viole l'art. 113 CP. Son mémoire ne mentionne en revanche aucune disposition ou principe de rang constitutionnel qui aurait été violé par l'autorité cantonale. Dans ces circonstances, l'autorité de céans ne peut pas entrer en matière sur le recours de droit public qui ne contient aucun grief répondant aux exigences de motivation posées par l'art. 90 al. 1 let. b OJ et doit donc être déclaré irrecevable.
3.
Comme le recours de droit public apparaissait d'emblée dénué de chances de succès, la requête d'assistance judiciaire doit être rejetée (art. 152 al. 1 OJ) et le recourant, qui succombe, en supportera les frais (art. 156 al. 1 OJ), dont le montant sera toutefois arrêté en tenant compte de sa situation financière.
II. Pourvoi en nullité
4.
4.1 En vertu de l'art. 268 ch. 1 PPF, le pourvoi en nullité au Tribunal fédéral est recevable contre les jugements qui ne peuvent pas donner lieu à un recours de droit cantonal pour violation du droit fédéral. Selon la jurisprudence, on entend par jugements non seulement ceux qui statuent sur l'ensemble de la cause, mais aussi les décisions préjudicielles et incidentes qui tranchent des questions préalables de droit fédéral. En conséquence, le pourvoi en nullité est recevable contre une décision préjudicielle ou incidente émanant d'une autorité cantonale de dernière instance, lorsque cette dernière s'est prononcée définitivement sur un point de droit fédéral déterminant, sur lequel elle ne pourra pas revenir (ATF 129 IV 179 consid. 1.1; 128 IV 34 consid. 1a p. 36; 128 I 177 consid. 1.2.1; 119 IV 168 consid. 2a p. 170 et les arrêts cités).
En l'espèce, l'arrêt de la Cour de cassation genevoise renvoie la cause à la Cour d'assises pour qu'elle admette que le recourant n'a pas agi dans un état de profond désarroi ni sous l'emprise d'une émotion violente que les circonstances rendaient excusable. Or, conformément à l'art. 356 CPP/GE, les considérants de droit de l'arrêt rendu par la Cour de cassation lient la juridiction à laquelle la cause est renvoyée. Ainsi, l'arrêt attaqué tranche de manière définitive une question qui relève du droit fédéral. Le pourvoi en nullité est donc recevable sous l'angle de l'art. 268 ch. 1 PPF.
4.2 Saisi d'un pourvoi en nullité, le Tribunal fédéral contrôle l'application du droit fédéral (art. 269 PPF) sur la base d'un état de fait définitivement arrêté par l'autorité cantonale (cf. art. 273 al. 1 let. b et 277bis al. 1 PPF). Le raisonnement juridique doit donc être mené sur la base des faits retenus dans la décision attaquée, dont le recourant ne peut s'écarter sous peine d'irrecevabilité (ATF 126 IV 65 consid. 1 p. 66 s.).
5.
Le recourant invoque une violation de l'art. 113 CP. Selon lui, la Cour de cassation genevoise a fait une application erronée de cette disposition en refusant d'admettre qu'il avait agi sous le coup d'une émotion violente et d'un profond désarroi que les circonstances rendaient excusables.
Le meurtre passionnel est une forme privilégiée d'homicide intentionnel (ATF 119 IV 202 consid. 2a p. 204), qui se caractérise par le fait que l'auteur "a tué alors qu'il était en proie à une émotion violente que les circonstances rendaient excusable, ou qu'il était au moment de l'acte dans un état de profond désarroi" (art. 113 CP).
Tandis que l'émotion violente suppose que l'auteur réagisse de façon plus ou moins immédiate à un sentiment soudain qui le submerge, le profond désarroi vise un état d'émotion qui mûrit pendant une longue période progressivement, couve pendant longtemps jusqu'à ce que l'auteur soit complètement désespéré et ne voie d'autre issue que l'homicide (FF 1985 II 1035 s.; ATF 119 IV 202 consid. 2a p. 203 s.; 118 IV 233 consid. 2a p. 235 s.).
Pour admettre le meurtre passionnel, il ne suffit pas de constater que l'auteur se trouvait dans un état de profond désarroi, il faut encore que son état ait été rendu excusable par les circonstances (ATF 119 IV 202 consid. 2a p. 203 s.; 118 IV 233 consid. 2a p. 235 s.). Ce n'est pas l'acte commis qui doit être excusable, mais l'état dans lequel se trouvait l'auteur. On doit garder à l'esprit que le profond désarroi est l'aboutissement d'un lent mûrissement. Il est donc possible, s'agissant d'une évolution progressive pendant une longue période, que plusieurs causes, plus ou moins difficiles à établir, concourent à provoquer l'état de l'auteur. On peut imaginer notamment un jeu d'actions et de réactions, par exemple dans le cadre d'un conflit conjugal (ATF 119 IV 202 consid. 2a p. 203 s.).
Le plus souvent, l'état de l'auteur est rendu excusable par le comportement blâmable de la victime à son égard. Il peut cependant l'être aussi par le comportement d'un tiers ou des circonstances objectives. La jurisprudence n'a pas exclu que dans certaines circonstances le caractère excusable du profond désarroi résulte, avec l'écoulement du temps, de l'état dans lequel se trouvait l'auteur. L'application de l'art. 113 CP est réservée à des circonstances dramatiques dues principalement à des causes échappant à la volonté de l'auteur et qui s'imposent à lui (ATF 119 IV 202 consid. 2a p. 203 s.). En outre, pour que son état soit excusable, l'auteur ne doit pas être responsable ou principalement responsable de la situation conflictuelle qui le provoque (cf. ATF 118 IV 233 consid. 2b p. 238).
En l'espèce, l'autorité cantonale a laissée indécise la question de savoir s'il était arbitraire ou non d'avoir retenu l'existence d'un profond désarroi ainsi que d'une violente émotion car elle a considéré que ni l'un ni l'autre de ces états n'était excusable.
Déterminer si l'on se trouve ou non en présence d'un profond désarroi ou d'une émotion violente excusables est une question de droit qui peut être librement examinée dans le cadre d'un pourvoi en nullité, sur la base des faits retenus dans la décision attaquée (art. 277bis al. 1 PPF; ATF 119 IV 202 consid. 2a p. 205; 118 IV 233 consid. 2a p. 238 et les références citées).
Pour savoir si le caractère excusable d'un profond désarroi ou d'une émotion violente peut être retenu, il faut procéder à une appréciation objective des causes de ces états et déterminer si un homme raisonnable, de la même condition que l'auteur et placé dans la même situation, se trouverait facilement dans un tel état (ATF 107 IV 105 consid. 2b/bb p. 106; Corboz, Les infractions en droit suisse, vol. I, Berne 2002, p. 40 s., nos 13, 14 et 20 ad art. 113 CP).
Il convient à cet égard de tenir compte de la condition personnelle de l'auteur, notamment des mœurs et valeurs de sa communauté d'origine, de son éducation et de son mode de vie, en écartant les traits de caractère anormaux ou particuliers, tels qu'une irritabilité marquée ou une jalousie maladive, qui ne peuvent être pris en considération que dans l'appréciation de la culpabilité (ATF 108 IV 99 consid. 3b p. 102; 107 IV 105 consid. 2b/bb p. 106, 161 consid. 2 p. 162; Corboz, op. cit., loc. cit.; Rehberg/Schmid/Donatsch, Strafrecht III, 8ème éd., Zurich 2003, nos 4.12 et 4.2 p. 10 ss.; Stratenwerth, Bes. Teil I, 6ème éd., Berne 2003, p. 32 s., § 1 n° 30).
En l'espèce, il convient donc de se demander si un homme raisonnable de la même condition que le recourant placé dans la même situation familiale que lui aurait été plongé dans un état émotionnel propre à altérer sa faculté de juger correctement la situation et de se maîtriser. L'état émotionnel du recourant au moment des faits est imputable au climat généré par le grave conflit conjugal opposant sa soeur à son beau-frère ainsi qu'aux menaces proférées par celui-ci à l'encontre de son épouse et de celle du recourant. Dans ces circonstances, on peut comprendre aisément que le fait de se retrouver face-à-face avec son beau-frère qu'il n'avait plus rencontré depuis deux ans, l'altercation qui s'en est suivie et surtout les menaces à peine voilées dirigées contre l'épouse du recourant et leur enfant à naître aient provoqué chez le recourant une réaction assez vive. On ne saurait toutefois considérer une telle situation comme suffisamment dramatique pour amener un homme raisonnable à commettre un homicide, d'autant plus que la dispute qui a précédé les faits a été causée en premier lieu par le recourant puisque c'est lui qui, à deux reprises, s'est approché de son beau-frère. C'est dès lors sans violer le droit fédéral que l'autorité cantonale a considéré que le recourant ne pouvait pas être condamné en application de l'art. 113 CP.
6.
Le pourvoi doit ainsi être rejeté. On ne saurait toutefois dire qu'il était d'emblée dénué de chances de succès, de sorte que la requête d'assistance judiciaire du recourant, dont l'indigence est par ailleurs suffisamment établie, est admise (art. 152 al. 1 OJ). En conséquence, il ne sera pas perçu de frais afférents au pourvoi en nullité et une indemnité sera allouée à la mandataire du recourant pour ce recours.
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:
I. Concernant le recours de droit public
1.
Le recours de droit public est irrecevable.
2.
La requête d'assistance judiciaire est rejetée.
3.
Un émolument judiciaire de 800 fr. est mis à la charge du recourant.
II. Concernant le pourvoi en nullité
4.
Le pourvoi en nullité est rejeté.
5.
La requête d'assistance judiciaire est admise.
6.
Il n'est pas perçu de frais.
7.
La Caisse du Tribunal fédéral versera à la mandataire du recourant une indemnité de 2'000 fr.
III. Communication
8.
Le présent arrêt est communiqué en copie à la mandataire du recourant, au Procureur général et à la Cour de cassation du canton de Genève.
Lausanne, le 5 juillet 2006
Au nom de la Cour de cassation pénale
du Tribunal fédéral suisse
Le président: La greffière: