Bundesgericht
Tribunal fédéral
Tribunale federale
Tribunal federal
8C_559/2024
Arrêt du 12 février 2025
IVe Cour de droit public
Composition
Mme et MM. les Juges fédéraux Viscione, Présidente,
Maillard et Métral.
Greffier : M. Ourny.
Participants à la procédure
Caisse nationale suisse d'assurance en cas d'accidents (CNA), Division juridique,
Fluhmattstrasse 1, 6002 Lucerne,
recourante,
contre
A.________,
représenté par Me Clio Herrmann,
intimé.
Objet
Assurance-accidents (révision; rente d'invalidité),
recours contre l'arrêt de la Cour de justice de la République et canton de Genève du 21 août 2024 (A/2936/2023 - ATAS/632/2024).
Faits :
A.
A.a. Le 2 mars 1998, A.________ (ci-après aussi: l'assuré), né en 1964, a fait une chute d'une hauteur de douze mètres sur un chantier, ce qui a entraîné des fractures des deux calcanéums et du scaphoïde du poignet gauche ainsi qu'une disjonction sacro-iliaque à droite. La Caisse nationale suisse d'assurance en cas d'accidents (CNA), qui a pris en charge le cas, a octroyé à l'assuré une rente fondée sur un taux d'invalidité de 100 % à compter du 1
er septembre 2002, en se fondant notamment sur une expertise du docteur B.________, spécialiste en psychiatrie et psychothérapie mandaté par l'assurance-invalidité, qui avait fait état d'une incapacité totale de travail en raison de troubles psychopathologiques complexes principalement narcissiques. De son côté, l'assurance-invalidité a alloué à l'intéressé une rente entière d'invalidité dès le 1
er mai 1998.
A.b. Dans le cadre d'une procédure de révision, l'Office de l'assurance-invalidité pour les assurés résidant à l'étranger (OAIE) a, par décision du 17 décembre 2019, supprimé le droit de l'assuré à la rente d'invalidité. Par décision du 25 août 2020, la CNA, qui avait également initié une procédure de révision, a supprimé la rente d'invalidité avec effet au 1
er octobre 2020. Statuant le 25 octobre 2021, le Tribunal administratif fédéral a annulé la décision de l'OAIE du 17 décembre 2019 et renvoyé la cause à cet office afin qu'il mette en oeuvre une expertise et rende une nouvelle décision.
L'OAIE a confié une expertise pluridisciplinaire (en rhumatologie, médecine interne générale, neurologie et psychiatrie) au centre d'expertise CEMEDEX. La CNA s'est jointe au mandat d'expertise. Par décision du 28 juin 2023, l'OAIE a maintenu le droit de l'assuré à une rente entière d'invalidité.
Par décision sur opposition du 12 juillet 2023, la CNA a admis la poursuite du versement à l'assuré d'une rente fondée sur un taux d'invalidité de 100 % jusqu'au 31 mars 2023 et lui a accordé une rente fondée sur un taux de 14 % dès le 1
er avril 2023, motif pris qu'à compter de cette date, le trouble de la personnalité narcissique avait disparu.
B.
L'assuré a déféré la décision sur opposition du 12 juillet 2023 à la Chambre des assurances sociales de la Cour de justice de la République et canton de Genève. Par arrêt du 21 août 2024, la cour cantonale a admis le recours et dit que l'assuré avait droit à une rente fondée sur un taux d'invalidité de 100 % au-delà du 31 mars 2023.
C.
La CNA interjette un recours en matière de droit public contre cet arrêt, en concluant à sa réforme dans le sens de la confirmation de sa décision sur opposition du 12 juillet 2023. L'intimé conclut principalement au rejet du recours et à la confirmation de l'arrêt cantonal. À titre subsidiaire, il conclut à l'annulation de la décision sur opposition précitée, en tant qu'elle porte sur l'octroi d'une rente fondée sur un taux d'invalidité de 14 % dès le 1
er avril 2023, et à l'allocation d'une rente fondée sur un taux de 44 % à compter de cette date. La juridiction cantonale et l'Office fédéral de la santé publique ont renoncé à se déterminer.
Considérant en droit :
1.
Le recours est dirigé contre un arrêt final (art. 90 LTF) rendu en matière de droit public (art. 82 ss LTF) par une autorité cantonale de dernière instance (art. 86 al. 1 let. d LTF). Il a été déposé dans le délai (art. 100 LTF) et la forme (art. 42 LTF) prévus par la loi. Il est donc recevable.
2.
2.1. Le litige porte sur la révision, à partir du 1
er avril 2023, de la rente fondée sur un taux d'invalidité de 100 % allouée par la recourante à l'intimé depuis le 1
er septembre 2002.
2.2. Dès lors qu'il s'agit d'une procédure concernant l'octroi de prestations en espèces de l'assurance-accidents, le Tribunal fédéral n'est pas lié par les faits établis par la juridiction précédente (art. 105 al. 3 LTF).
3.
3.1. L'arrêt entrepris expose de manière complète les dispositions légales et les principes jurisprudentiels applicables notamment à l'allocation de prestations de l'assurance-accidents (art. 6 ss LAA) et à l'appréciation des rapports médicaux (ATF 137 V 210 consid. 1.3.4; 135 V 465 consid. 4.4; 134 V 231 consid. 5.1; 125 V 351 consid. 3; cf. aussi ATF 145 V 97 consid. 8.5; 143 V 124 consid. 2.2.2; 142 V 58 consid. 5.1). Il suffit d'y renvoyer.
3.2. On ajoutera qu'en vertu de l'art. 17 al. 1 LPGA (RS 830.1; dans sa teneur en vigueur depuis le 1
er janvier 2022, applicable ratione temporis au cas d'espèce [cf. ATF 150 V 323 consid. 4.2; 150 II 390 consid. 4.3; 148 V 397 consid. 3.2]), la rente d'invalidité est, d'office ou sur demande, révisée pour l'avenir, à savoir augmentée, réduite ou supprimée, lorsque le taux d'invalidité de l'assuré subit une modification d'au moins 5 points de pourcentage (let. a), ou atteint 100 % (let. b). Tout changement important des circonstances propre à influencer le taux d'invalidité, et donc le droit à la rente, peut motiver une révision. La rente peut ainsi être révisée non seulement en cas de modification sensible de l'état de santé, mais aussi lorsque celui-ci est resté en soi le même, mais que ses conséquences sur la capacité de gain ont subi un changement important. Tel est le cas lorsque la capacité de travail s'améliore grâce à l'accoutumance ou à une adaptation au handicap. En revanche, une simple appréciation différente d'un état de fait qui, pour l'essentiel, est demeuré inchangé n'appelle pas une révision au sens de l'art. 17 al. 1 LPGA (ATF 147 V 167 consid. 4.1; 144 I 103 consid. 2.1; 141 V 9 consid. 2.3; 134 V 131 consid. 3).
4.
4.1. En l'espèce, les juges cantonaux ont examiné si, comme le soutenait la recourante, l'état de santé de l'intimé avait connu une amélioration notable justifiant de retenir une pleine capacité de travail d'un point de vue psychiatrique dès le 1
er avril 2023. À cet égard, ils ont observé qu'en mars 2001, les maîtres de stage d'un centre d'intégration professionnelle ainsi qu'un médecin avaient estimé que les capacités sociales de l'intimé étaient incompatibles avec un emploi dans le circuit économique normal. Le docteur B.________, mandaté par l'assurance-invalidité, avait indiqué dans son rapport d'expertise du 29 juin 2001 que l'intimé souffrait de troubles psychopathologiques complexes, principalement narcissiques, et qu'il n'était pas apte à reprendre le travail. Cet expert avait relevé des éléments borderline, tels que la fugue, la rage, l'impulsivité, la toxicomanie, les aspects caractériels et la relation du tout ou rien. Dans son rapport d'expertise du 6 juin [recte: mars] 2023, la doctoresse C.________, spécialiste en psychiatrie et psychothérapie pour CEMEDEX, avait quant à elle retenu les diagnostics de troubles mentaux et du comportement liés à l'utilisation de dérivés du cannabis, ainsi que d'autres troubles spécifiés [recte: précisés] de la personnalité et du comportement chez l'adulte. Tout en reconnaissant la présence d'éléments persécutifs, d'une certaine psychorigidité, de croyances au surnaturel, d'une méfiance en début d'examen et d'éléments du registre de la mégalomanie, cette seconde experte s'était prononcée en défaveur de la reconnaissance d'un trouble de la personnalité, tel que retenu par son confrère en 2001. Selon elle, il n'y avait pas et il n'y avait jamais eu d'incapacité de travail sur le plan psychiatrique.
4.2. Selon les premiers juges, l'évaluation de la doctoresse C.________ s'apparentait à une appréciation divergente d'un même état de fait, ce d'autant que celle-ci mentionnait une absence d'évolution de l'état de santé. Aussi, rien ne justifiait une réévaluation de la capacité de travail. Les différents traits de personnalité relevés par le docteur B.________ étaient toujours présents. L'intimé avait persisté dans la mise en oeuvre de son autoguérison, repris la consommation de stupéfiants et semblait toujours présenter une certaine difficulté et de l'impulsivité dans les relations sociales. L'absence de survenue d'un conflit ouvert avec un ancien voisin à l'étranger n'apparaissait pas lié à la diminution de son impulsivité, mais à l'intervention de tiers. De la version qu'il avait donné de cet événement à la doctoresse C.________, il ressortait en outre un certain détachement vis-à-vis d'autrui et un manque de reconnaissance envers ceux qui lui avaient apporté leur soutien, ce qui démontrait également un manque d'empathie. Le tribunal cantonal a ajouté que le fait que l'intimé se montrait dorénavant ouvert à une psychothérapie n'était pas déterminant, puisque le docteur B.________ et la doctoresse C.________ se rejoignaient sur la nécessité d'un tel suivi, sans toutefois en faire dépendre leurs conclusions relatives à la capacité de travail. Le dossier ne permettait pas non plus de considérer que l'intimé se serait adapté à son handicap psychique au point de justifier une révision du droit à la rente. Ses conditions de vie - en particulier une très grande solitude - le mettaient à l'abri de situations problématiques avec autrui en raison de ses traits de personnalité dysfonctionnels. La persistance d'une incompatibilité psychique et sociale à la reprise du travail ne pouvait qu'être confirmée. La cour cantonale en a conclu que la recourante n'était pas fondée à procéder à une révision du droit à la rente au motif d'une modification de l'état de santé psychique. L'absence de modification notable de l'état de santé au plan somatique n'était, à juste titre, pas contestée par la recourante.
5.
5.1. Se plaignant d'une violation de l'art. 17 al. 1 LPGA, la recourante soutient que le raisonnement de l'instance précédente est en contradiction avec les faits au dossier. Elle souligne que dans son expertise de 2001, le docteur B.________ a fait état d'un caractère narcissique, égocentrique et revendicateur, ainsi que d'éléments borderline, conduisant à un diagnostic de personnalité narcissique totalement incapacitant, une possible évolution favorable étant toutefois réservée. La recourante expose qu'à l'inverse, la doctoresse C.________ a notamment décrit une humeur euthymique, une absence de retrait social, une bonne entente avec les voisins ou encore une meilleure capacité au contrôle que durant la jeunesse, ce qui l'a amenée à exclure toute limitation fonctionnelle en lien avec l'accident du 2 mars 1998. Selon la recourante, les deux expertises permettent de constater objectivement une évolution très favorable de la personnalité de l'intimé, lequel n'est plus centré sur lui-même mais a su réorganiser sa vie autour de la gestion de ses douleurs et mène désormais une existence faite de peu de moyens financiers et de plaisirs simples. En outre, rien n'indiquerait qu'il ait manifesté un manque de reconnaissance et d'empathie envers les personnes qui l'ont soutenu lors de son altercation avec un ancien voisin. Ses prétendues difficultés dans les relations sociales seraient également infirmées par les pièces au dossier, les experts de CEMEDEX ayant indiqué qu'il avait des amis - ou à tout le moins de bonnes connaissances - à l'étranger, qu'il entretenait une relation d'entraide avec des voisins et qu'il avait maintenu le contact avec des amis en Suisse par le biais des réseaux sociaux. La recourante estime que l'expertise de CEMEDEX, plus singulièrement son volet psychiatrique, permet d'objectiver un changement clair de la situation clinique, sous la forme de la disparition du trouble narcissique et des traits de la personnalité (impulsivité, manque d'empathie et difficultés dans les relations sociales), ces atteintes n'étant plus incapacitantes depuis le 1
er avril 2023 au plus tard.
5.2. Dans son écriture, la recourante se livre à sa propre appréciation médicale, en comparant les expertises du docteur B.________ et de la doctoresse C.________ pour en déduire que l'état de santé de l'intimé a évolué très favorablement entre 2001 et 2023 et qu'il dispose désormais d'une pleine capacité de travail sur le plan psychique. Ce faisant, elle perd de vue que c'est la tâche du médecin - et non de l'assureur ou du juge - de porter un jugement sur l'état de santé, en particulier d'indiquer dans quelle mesure celui-ci a évolué et pour quelles activités l'assuré est incapable de travailler (ATF 140 V 193 consid. 3.2; 125 V 256 consid. 4). Or la doctoresse C.________ a sans ambiguïté constaté que l'état de santé de l'intimé n'avait pas évolué du point de vue psychiatrique, l'assuré étant apte à travailler à 100 % depuis mars 1998 déjà. Dans leur évaluation consensuelle, les experts de CEMEDEX ont également souligné l'absence d'évolution sur ce plan. Comme retenu à juste titre par la cour cantonale, la doctoresse C.________ a apprécié de manière divergente une situation médicale ne s'étant pas modifiée de manière sensible, en se distançant du diagnostic posé en 2001 par le docteur B.________ et en estimant, contrairement à celui-ci, que l'intimé avait une capacité de travail complète depuis mars 1998. Les extraits des rapports d'expertise cités hors de leur contexte par la recourante ne permettent pas d'admettre l'existence d'un motif de révision au sens de l'art. 17 al. 1 LPGA. En particulier, le fait que l'intimé accomplisse quelques heures par semaine des travaux de jardinerie et de conciergerie pour son logeur à l'étranger, sans contrepartie en espèces, ne permet pas de constater une modification notable de son état de santé ni d'admettre qu'il aurait recouvré une capacité de travail qu'il pourrait mettre en valeur dans une activité salariée. Le fait qu'il ait réorganisé sa vie autour de la gestion de ses douleurs ne permet pas davantage de constater qu'il ne serait plus exclusivement centré sur lui-même, contrairement à ce que soutient la recourante. Celle-ci conteste les difficultés dans les relations sociales mises en évidence par les premiers juges et fait valoir que l'intimé a des amis à l'étranger, "voire à tout le moins de bonnes connaissances qu'il rencontre et avec qui il échange", qu'il entretient une relation d'entraide avec ses voisins et qu'il a gardé des contacts avec des amis en Suisse par le biais des réseaux sociaux. Toutefois, à l'époque de l'expertise établie par le docteur B.________ déjà, l'intimé aidait les personnes âgées de son immeuble et passait ses soirées chez des amis. Il reste que comme l'ont relevé à juste titre les juges cantonaux, l'intimé vit en réalité depuis plusieurs années de manière solitaire, ce qui le met en grande partie à l'abri de situations problématiques avec autrui. Celles-ci surviennent néanmoins, comme en atteste l'incident l'ayant opposé à un individu "voulant en découdre avec lui". Si l'intimé semble satisfait de n'avoir pas répondu physiquement, il n'en reste pas moins que cet incident faisait suite à une remarque de sa part à l'individu en question et que d'autres personnes présentes ont dû s'interposer "pour le protéger". Enfin, les circonstances qui ont pu, à l'époque, conduire le docteur B.________ à constater un trouble de la personnalité narcissique paraissent toujours présentes, l'intimé ayant notamment exposé qu'une personne au sein de l'assurance-invalidité souhaitait sa mort afin de ne plus lui verser de rente. La doctoresse C.________ réfute ce diagnostic en soulignant que le trouble de la personnalité aurait dû apparaître durant l'enfance ou l'adolescence déjà et que l'assuré a pu travailler durant 17 ans en milieu ordinaire, puis se reconstruire une vie à la suite d'un accident majeur. Cette argumentation traduit toutefois davantage une divergence d'appréciation diagnostique que le constat d'une amélioration de l'état de santé depuis la précédente expertise, étant précisé dans ce contexte que si l'intimé s'est certes reconstruit une vie après l'accident, celle-ci reste manifestement à la limite de la marginalité.
5.3. Vu ce qui précède, les premiers juges ont nié à juste titre une modification notable des circonstances pertinentes depuis la décision d'octroi de rente, de sorte que le motif de révision invoqué par la recourante ne peut pas être retenu. Il s'ensuit que le recours, mal fondé, doit être rejeté.
6.
La recourante, qui succombe, supportera les frais judiciaires (art. 66 al. 1 LTF). L'intimé a droit à des dépens à la charge de la recourante (art. 68 al. 2 LTF).
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce :
1.
Le recours est rejeté.
2.
Les frais judiciaires, arrêtés à 800 fr., sont mis à la charge de la recourante.
3.
La recourante versera à l'intimé la somme de 3'000 fr. à titre de dépens pour la procédure devant le Tribunal fédéral.
4.
Le présent arrêt est communiqué aux parties, à la Chambre des assurances sociales de la Cour de justice de la République et canton de Genève et à l'Office fédéral de la santé publique.
Lucerne, le 12 février 2025
Au nom de la IVe Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse
La Présidente : Viscione
Le Greffier : Ourny