Bundesgericht
Tribunal fédéral
Tribunale federale
Tribunal federal
1C_614/2023
Arrêt du 19 août 2024
Ire Cour de droit public
Composition
MM. les Juges fédéraux Kneubühler, Président,
Chaix et Haag.
Greffier : M. Kurz.
Participants à la procédure
1. A.A.________,
2. B.A.________,
3. C.________,
tous les trois représentés par Me Andrea von Flüe, avocat,
recourants,
contre
D.________ SA,
représentée par Me Serge Patek, avocat,
intimée,
Département du territoire de la République et canton de Genève, Office des autorisations de construire, Service des affaires juridiques, case postale 22, 1211 Genève 8.
Objet
Autorisation de construire; ordre de remise en conformité, amende administrative
recours contre l'arrêt de la Chambre administrative de la Cour de justice de la République et canton de Genève, du 10 octobre 2023
(ATA/1107/2023 - A-2935/2022-LDTR).
Faits :
A.
Le 5 mars 2020, le Département du territoire du canton de Genève (le département) a autorisé la transformation des 46 appartements situés du premier au quatrième étage de l'immeuble sis rue de X.________ à Genève, propriété de la société D.________ SA (ci-après: la propriétaire). Selon le préavis favorable de l'Office cantonal du logement et de la planification foncière (OCLPF) du 28 février 2020, les travaux de rénovation complète des cuisines et salles de bain, ainsi que le remplacement des canalisations en sous-sol ne devaient avoir "aucune incidence sur les loyers".
Dès le mois de janvier 2021, l'OCLPF est intervenu auprès de la propriétaire en relevant que des appartements avaient fait l'objet d'augmentations de loyer. La propriétaire a produit divers états locatifs, expliquant que certains baux avaient été résiliés et que les nouveaux loyers avaient été augmentés sur la base de l'adaptation aux loyers usuels du quartier. Il ne ressortait pas de l'autorisation de transformer que les loyers seraient contrôlés pendant une période déterminée en application de la loi genevoise sur les démolitions, transformations et rénovations de maisons d'habitation (LDTR, RS/GE L 5 20).
Par décision du 20 juillet 2022, le département a ordonné le rétablissement d'une situation conforme avec nouvel avis de fixation du loyer initial pour chaque appartement, et restitution du trop-perçu résultant des augmentations de loyer, soit 103'326 fr. au total. Une amende de 22'000 fr. a en outre été infligée.
B.
Par jugement du 9 mai 2023, le Tribunal administratif de première instance du canton de Genève (TAPI) a admis le recours formé par la propriétaire. L'autorisation de transformation (ainsi que le préavis de l'OCLPF, au contraire de préavis plus récents) empêchait que le prix des travaux soit répercuté sur les loyers, mais ne prévoyait pas un blocage des loyers pendant une certaine période, et n'interdisait donc pas une majoration fondée sur d'autres motifs. Dans un courriel du 29 juin 2018, l'OCLPF avait exclu un blocage des loyers et la proprié taire pouvait de bonne foi se fonder sur ce renseignement.
L'Association genevoise des locataires (ASLOCA) ainsi que C.________, B.A.________ et A.A.________ (anciens locataires d'appartements concernés ayant contesté le loyer initial devant les juridictions civiles) ont saisi la Chambre administrative de la Cour de justice Genevoise qui, par arrêt du 10 octobre 2023, a rejeté le recours, confirmant l'appréciation du TAPI.
C.
Agissant par la voie du recours en matière de droit public, A.A.________, B.A.________ et C.________ demandent au Tribunal fédéral d'annuler l'arrêt de la Chambre administrative, de constater l'irrecevabilité du recours formé par la propriétaire auprès du TAPI, de confirmer la décision du 20 juillet 2022 et de constater que celle-ci implique l'ordre d'établir de nouveaux avis de fixation de loyer initial et le remboursement du trop-perçu; subsidiairement, ils concluent au renvoi de la cause à la cour cantonale pour nouvelle décision concernant le montant de l'amende, plus généralement pour nouvelle décision.
La Chambre administrative persiste dans les considérants et le dispositif de son arrêt. Le département du territoire, par l'Office des autorisations de construire, s'en rapporte à justice tout en considérant que sa décision était bien fondée. D.________ SA conclut à l'irrecevabilité des conclusions nouvelles (irrecevabilité du recours au TAPI et constatation des mesures d'exécution) et au rejet du recours pour le surplus. Les recourants, puis l'intimée, ont ensuite persisté dans leurs conclusions.
Considérant en droit :
1.
Dirigé contre une décision finale (art. 90 LTF) prise en dernière instance cantonale (art. 86 al. 1 let. d LTF) dans le domaine du droit public (art. 82 let. a LTF), le recours est en principe recevable comme recours en matière de droit public selon les art. 82 ss LTF, aucune des exceptions prévues à l'art. 83 LTF n'étant réalisée.
1.1. Les recourants ont pris part à la procédure de recours devant la Cour de justice. Examinant la question de leur qualité pour recourir au regard de l'art. 89 al. 1 LTF (en application de l'art. 111 LTF), la cour cantonale a considéré qu'ils étaient touchés pour la première fois par l'arrêt du TAPI en tant que celui-ci annulait l'ordre d'établir de nouveaux avis de fixation de loyer initial et de rembourser le trop-perçu; toutefois, elle a laissé la question de la qualité pour recourir indécise, dès lors que celle-ci devait en tout cas être reconnue à l'Asloca.
Outre la participation à la procédure devant l'instance précédente (art. 89 al. 1 let. a LTF), la partie recourante doit également être particulièrement atteinte par l'acte attaqué et avoir un intérêt digne de protection à son annulation ou à sa modification. En l'occurrence, les recourants pourraient prétendre notamment à la restitution des montants perçus en trop en application directe de la décision du 22 juillet 2022. Ils ont donc qualité pour recourir à cet égard.
S'agissant en revanche de l'amende infligée par le département à l'intimée, les recourants se trouvent dans la même situation qu'un dénonciateur; les sanctions infligées en application de la LDTR tendent à obtenir le respect des dispositions de cette loi dans l'intérêt public, et nullement à protéger les intérêts privés des particuliers (cf. ATF 138 II 162 consid. 2.1.2; 135 II 145 consid. 6.1; 133 II 468 consid. 1 et 2). Dès lors que la décision du département leur permet de prétendre au remboursement des loyers payés en trop, l'amende prononcée par ailleurs ne leur procure aucun avantage particulier. La qualité pour recourir doit leur être déniée sur ce point et les conclusions élevées spécifiquement à ce propos - ch. 6 et 11 des conclusions du recours - sont irrecevables.
1.2. Les recourants concluent également à ce que soit constatée l'irrecevabilité du recours au TAPI, dès lors qu'il portait sur des mesures d'exécution de la décision du 5 mars 2020 entrée en force. Ils relèvent que selon l'art. 59 let. b de la loi genevoise sur la procédure administrative (LPA, RS/GE E 5 10), le recours n'est pas recevable contre les décisions d'exécution. Force est de constater avec l'intimée que les recourants n'ont pas soumis une telle conclusion à la cour cantonale. Présentée pour la première fois devant le Tribunal fédéral, elle est irrecevable en vertu de la règle claire de l'art. 99 al. 2 LTF.
2.
Se plaignant d'arbitraire dans l'établissement des faits, les recourants reprochent à la cour cantonale d'avoir laissé entendre que la décision du 5 mars 2020 ferait partie intégrante de celle du 20 juillet 2022 alors qu'elle ne fait que la rappeler. Huit points essentiels de ce rappel devraient être retenus.
2.1. Le Tribunal fédéral statue sur la base des faits établis par l'autorité précédente (art. 105 al. 1 LTF). Il ne peut s'en écarter que si ceux-ci ont été constatés de façon manifestement inexacte ou en violation du droit au sens de l'art. 95 LTF (art. 105 al. 2 LTF), et si la correction du vice est susceptible d'influer sur le sort de la cause (art. 97 al. 1 LTF). Le recourant qui soutient que les faits ont été établis d'une manière arbitraire au sens de l'art. 9 Cst. doit satisfaire au principe d'allégation (art. 106 al. 2 LTF), étant rappelé qu'en matière d'appréciation des preuves et d'établissement des faits, il n'y a arbitraire que lorsque l'autorité ne prend pas en compte, sans raison sérieuse, un élément de preuve propre à modifier la décision, lorsqu'elle se trompe manifestement sur son sens et sa portée, ou encore lorsque, en se fondant sur les éléments recueillis, elle en tire des constatations insoutenables (ATF 148 I 127 consid. 4.3).
2.2. L'arrêt attaqué reprend (consid. C.f) le contenu de la décision du 20 juillet 2022 et indique clairement que celle-ci se réfère à l'autorisation de transformer du 5 mars 2020. Les éléments relevés par les recourants y sont correctement rappelés: les travaux consistaient en une rénovation soumise à la LDTR; l'état locatif après travaux ne devrait pas changer, les travaux ne devant avoir aucune influence sur le montant des loyers; le chantier a été clôturé le 14 juillet 2021. Ce rappel de la décision du 20 juillet 2022 s'étend également à la considération - ici litigieuse - selon laquelle les loyers seraient bloqués durant trois ans et ne pouvaient être modifiés durant la période de contrôle.
Il n'y a dès lors aucune inexactitude dans le rappel des faits opéré par la cour cantonale et le grief doit pas conséquent être écarté.
3.
Les recourants se plaignent d'arbitraire dans l'application des art. 53 al. 1 let. a, 56 al. 1 let. c et 59 let. b LPA. Ils rappellent les deux objets de la décision du 20 juillet 2022, soit d'une part le rétablissement d'une situation conforme au droit (établissement d'un nouvel avis de fixation du loyer et remboursement du trop-perçu), et d'autre part le prononcé d'une amende. A les suivre, l'intimée n'était pas habilitée à remettre en cause, par le biais d'un recours dirigé contre cette décision d'exécution, les termes de l'autorisation du 5 mars 2020 entrée en force. Toujours de l'avis des recourants, celle-ci précisait qu'il s'agissait de travaux de rénovation et que les loyers étaient bloqués pour trois ans (période minimale selon l'art. 12 LDTR). Ils prétendent en définitive que le TAPI n'aurait pas dû entrer en matière sur le recours de l'intimée.
3.1. Le Tribunal fédéral ne revoit l'interprétation et l'application faite du droit cantonal que sous l'angle de l'arbitraire (ATF 147 I 433 consid. 4.2; 146 II 367 consid. 3.1.5). Une décision est arbitraire lorsqu'elle viole gravement une norme ou un principe juridique clair et indiscuté, ou lorsqu'elle contredit d'une manière choquante le sentiment de justice et d'équité. Le Tribunal fédéral n'a pas à déterminer quelle est l'interprétation correcte que l'autorité cantonale aurait dû donner des dispositions applicables; il doit uniquement examiner si l'interprétation qui a été faite est défendable. Si l'application de la loi défendue par l'autorité cantonale ne se révèle pas déraisonnable ou manifestement contraire au sens et au but de la disposition ou de la législation en cause, cette interprétation sera confirmée, même si une autre solution - éventuellement plus judicieuse - paraît possible (ATF 145 II 32 consid. 5.1; 145 I 108 consid. 4.4.1).
3.2. Selon l'art. 53 al. 1 let. a LPA, une décision est exécutoire lorsqu'elle ne peut plus être attaquée par réclamation ou par recours. L'art. 56 al. 1 let. c LPA prévoit que l'autorité peut, pour l'exécution de ses décisions, recourir à la privation d'avantages administratifs et autres contraintes ou sanctions administratives prévues par la loi. Enfin, selon l'art. 59 let. b LPA, le recours n'est pas recevable contre les mesures d'exécution des décisions.
Les recourants partent de la prémisse que la décision du 20 juillet 2022 serait une simple mesure d'exécution de l'autorisation accordée en mars 2020. Tel n'est pas le cas. On se trouve certes en présence d'une décision d'exécution non susceptible d'un recours lorsque celle-ci ne règle aucune question véritablement nouvelle non prévue par la décision antérieure et qu'elle n'emporte aucune nouvelle atteinte à la situation juridique de l'intéressé (THIERRY TANQUEREL, Manuel de droit administratif, 2ème éd. 2018, n° 1148 ss). Il faut encore que la décision de base n'ait pas été rendue en violation d'un droit fondamental inaliénable et imprescriptible et qu'elle ne soit pas nulle de plein droit (cf. ATF 147 IV 453 consid. 1.4.3). Une décision de mise en conformité (ordre de démolition ou de rétablissement d'un état conforme au droit) ne possède pas ces caractéristiques puisque, outre la conformité à la décision de base, elle porte sur des points nouveaux tels que le respect du principe de la proportionnalité, la protection de la bonne foi ou la prescription. Dès lors, une décision de remise en état constitue un acte attaquable, sauf si elle ne fait que confirmer une remise en état déjà valablement ordonnée (JEAN-BAPTISTE ZUFFEREY, Droit public de la construction, Berne 2024 n° 1034), ce qui n'est pas le cas en l'occurrence. Il en va de même du prononcé d'une sanction, dès lors que celui-ci a pour effet de créer une obligation nouvelle à la charge de l'administré, impliquant un examen, notamment, de l'illicéité et de la faute.
3.3. C'est dès lors sans aucun arbitraire que les instances précédentes ont considéré que la décision du 20 juillet 2022 pouvait faire l'objet d'un recours; l'argument tiré de l'irrecevabilité du recours cantonal doit être écarté. Pour le surplus, les recourants ne remettent pas en cause l'argumentation de fond retenue par la cour cantonale. Celle-ci n'apparaît au demeurant pas arbitraire dès que l'autorisation de transformer du 5 mars 2020 n'impose pas clairement un contrôle des loyers sur une durée déterminée, mais se borne à prévoir que les travaux ne pourront être répercutés sur les loyers, ce qui n'exclut nullement des augmentations ultérieures fondées sur d'autres motifs; l'intimée pouvait en outre se fonder de bonne foi sur les indications données sur ce point par l'autorité compétente.
4.
Sur le vu de ce qui précède, le recours est rejeté dans la mesure où il est recevable. Conformément à l'art. 66 al. 1 LTF, les frais judiciaires sont mis à la charge des recourants qui succombent. Ceux-ci verseront également une indemnité de dépens à l'intimée, qui obtient gain de cause avec l'assistance d'un avocat (art. 68 al. 2 LTF).
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce :
1.
Le recours est rejeté dans la mesure où il est recevable.
2.
Une indemnité de dépens de 4'000 fr. est allouée à l'intimée D.________ SA, à la charge solidaire des recourants.
3.
Les frais judiciaires, arrêtés à 4'000 fr. sont mis à la charge des recourants.
4.
Le présent arrêt est communiqué aux mandataires des parties, au Département du territoire de la République et canton de Genève et à la Chambre administrative de la Cour de justice de la République et canton de Genève.
Lausanne, le 19 août 2024
Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse
Le Président : Kneubühler
Le Greffier : Kurz