Bundesgericht
Tribunal fédéral
Tribunale federale
Tribunal federal
1C_145/2024
Arrêt du 20 juin 2024
Ire Cour de droit public
Composition
MM. les Juges fédéraux Kneubühler, Président,
Müller et Merz,
Greffière : Mme Arn.
Participants à la procédure
1. A.________,
2. B.________,
3. C.________,
4. D.________,
5. E.________,
tous représentés par Me Raphaël Mahaim, avocat,
recourants,
contre
1. Boris Schepard,
Tribunal de première instance de la République et canton du Jura,
chemin du Château 9, case postale, 2900 Porrentruy 1,
2. F.________ SA,
intimés.
Objet
Permis de construire pour la transformation d'une installation de communication mobile; récusation,
recours contre l'arrêt du Tribunal cantonal de la République et canton du Jura, Cour administrative, du 5 février 2024
(ADM 132 / 2023).
Faits :
A.
Par décision rendue le 31 mars 2023, le Conseil communal de Delémont a octroyé à F.________ SA un permis de construire portant sur un projet de transformation d'une installation de communication mobile existante avec de nouvelles antennes sur la parcelle n° 101 de la commune de Delémont, et a rejeté une opposition collective. Onze personnes (ci-après: les requérants) ont recouru le 16 mai 2023 devant le Tribunal de première instance de la République et canton du Jura (ci-après: le Tribunal de première instance) contre cette décision. La conduite de la procédure de première instance est effectuée par le juge administratif Boris Schepard.
B.
Le 11 décembre 2023, les requérants ont demandé la récusation du juge Boris Schepard, au motif qu'ils venait de découvrir que celui-ci avait été, jusqu'à son élection comme magistrat, avocat dans l'étude G.________ qui représentait la Municipalité de Delémont, soit l'une des parties intimées, et que le magistrat avait potentiellement pu avoir connaissance du dossier en qualité d'avocat au sein de l'étude G.________
Cette demande a été transmise à la Cour administrative du Tribunal cantonal de la République et canton du Jura (ci-après: le Tribunal cantonal) par le juge administratif, comme objet de sa compétence. Invité à prendre position sur la requête, le juge administratif a conclu le 19 décembre 2023 au rejet de la demande de récusation; il a en substance nié avoir eu connaissance du dossier en cause et estime la demande de récusation tardive, puisque l'identité du juge en charge du dossier est connue depuis le 22 mai 2023.
Dans une prise de position spontanée du 8 janvier 2024, les requérants précisent qu'ils ont pris connaissance de l'activité du juge au sein de l'Étude G.________ début décembre 2023 lors de la consultation du profil LinkedIn du magistrat. Ils relèvent qu'en travaillant pendant huit ans au sein de l'étude, il est très vraisemblable qu'il ait noué un lien d'amitié d'une certaine intensité avec ses anciens collègues qui représentent l'autorité dans la procédure de recours.
Le 18 janvier 2024, Me G.________, avocat de la Municipalité de Delémont dans la procédure de recours a relevé notamment que le juge administratif avait travaillé en tant que collaborateur salarié au sein de son étude jusqu'au 30 juin 2021. Il précise qu'ils ont entretenu des rapports purement professionnels; aucun lien d'amitié, ni aucun lien personnel particulier ne les a liés, ni ne les lient à ce jour. Ils n'ont jamais pratiqué d'activités de loisirs ensemble; ils n'ont jamais cessé de se vouvoyer et ne connaissent pas leur famille respective.
C.
Par arrêt du 5 février 2024, le Tribunal cantonal a déclaré irrecevable la demande de récusation pour cause de tardiveté. À titre subsidiaire, il a considéré que les motifs invoqués n'imposaient pas la récusation du juge intimé.
D.
Par mémoire du 7 mars 2024, A.________, B.________, C.________ et D.________ (ci-après: les recourants) forment un recours en matière de droit public par lequel ils demandent la réforme de l'arrêt attaqué en ce sens que la demande de récusation du 11 décembre 2023 dirigée contre le juge administratif Boris Scheppard est admise. À titre subsidiaire, ils concluent au renvoi de la cause pour nouvelle décision dans le sens des considérants.
L'autorité précédente se réfère aux considérants de son arrêt et conclut au rejet du recours. La Municipalité n'entend pas participer à la procédure, ni prendre position sur cette demande de récusation. F.________ SA s'en remet à justice. Le juge intimé ne s'est pas prononcé.
Considérant en droit :
1.
Conformément aux art. 82 let. a et 92 al. 1 LTF , une décision prise en dernière instance cantonale relative à la récusation d'un juge dans une procédure administrative peut faire immédiatement l'objet d'un recours en matière de droit public, malgré son caractère incident. Les recourants, déboutés de leur demande de récusation, ont qualité pour agir en vertu de l'art. 89 al. 1 LTF. Il y a donc lieu d'entrer en matière.
2.
Les recourants se plaignent d'une constatation manifestement inexacte des faits.
2.1. Le Tribunal fédéral statue en principe sur la base des faits établis par l'autorité précédente (art. 105 al. 1 LTF), sous réserve des cas prévus à l'art. 105 al. 2 LTF. Selon l'art. 97 al. 1 LTF, la partie recourante ne peut critiquer la constatation de faits que si ceux-ci ont été établis en violation du droit au sens de l'art. 95 LTF ou de manière manifestement inexacte, c'est-à-dire arbitraire, et pour autant que la correction du vice soit susceptible d'influer sur le sort de la cause. Conformément à l'art. 106 al. 2 LTF, la partie recourante doit expliquer de manière circonstanciée en quoi ces conditions seraient réalisées. À défaut, il n'est pas possible de tenir compte d'un état de fait divergent de celui qui est contenu dans l'acte attaqué (ATF 145 I 26 consid. 1.3; 142 III 364 consid. 2.4; 139 II 404 consid. 10.1).
2.2. Les recourants reprochent à la cour cantonale d'avoir omis de constater qu'ils avaient allégué que le juge intimé avait oeuvré en qualité d'avocat au sein de l'étude G.________ de mars 2013 jusqu'à son entrée en fonction au Tribunal de première instance en juillet 2021 et que la cour cantonale avait ainsi ignoré, dans son examen, la durée de la relation professionnelle antérieure (8 ans) et le temps écoulé entre la fin des rapports professionnels et le début de la procédure judiciaire litigieuse.
En l'occurrence, le Tribunal cantonal a bien constaté que le juge intimé avait travaillé en tant qu'avocat au sein de l'étude G.________ à Delémont de 2013 jusqu'à sa prise de fonction au Tribunal de première instance en juillet 2021 (cf. arrêt attaqué consid. 3.2). En réalité, en reprochant à l'instance précédente d'avoir ignoré ces éléments, les recourants critiquent l'appréciation juridique des faits. Il s'agit d'une question de droit qui sera examinée avec le fond.
Les recourants critiquent également le fait que la cour cantonale n'aurait pas retenu qu'ils avaient affirmé, dans leur détermination du 8 janvier 2024, que le juge intimé aurait dû se récuser spontanément, sur la base de l'art. 40 al. 1 de la loi cantonale de procédure et de juridiction administrative et constitutionnelle du 30 novembre 1978 (Code de procédure administrative; RS/JU 175.1). Les recourants ne démontrent cependant pas, et on ne voit pas d'emblée, en quoi un complément de l'arrêt sur ce point serait susceptible d'influer sur le sort de la cause.
Les recourants reprochent encore à l'instance précédente de ne pas avoir retenu que l'étude G.________ constituerait une petite structure, composées que de trois avocats. Il est douteux que cet élément de fait soit recevable, dès lors qu'il est allégué de manière purement appellatoire par les recourants. Quoi qu'il en soit, cet élément n'apparaît pas décisif dans le cas d'espèce pour les motifs exposés ci-dessous (consid. 3.3).
Enfin, les recourants font grief à la cour cantonale de ne pas avoir constaté que Me G.________ était intervenu dans le dossier pour le compte de la Municipalité de Delémont en juin 2022 (cf. lettre du 17 juin 2022 dans laquelle Me G.________ informe le Tribunal de première instance qu'il a été chargé de défendre les intérêts de la Municipalité), soit 11 mois après la fin de la collaboration entre cet avocat et le juge intimé en juillet 2021. Cet élément n'apparaît pas déterminant dès lors que cette procédure (CA_1) n'était alors pas dirigée par le juge intimé. Il n'y a dès lors pas lieu de compléter l'arrêt entrepris sur ce point.
2.3. Le grief de constatation manifestement inexacte et incomplète des faits soulevé par les recourants doit être rejeté dans la mesure où il est recevable.
3.
Sur le fond, les recourants font valoir que le juge intimé aurait dû se récuser. Ils se plaignent d'une violation des art. 30 Cst. et 39 al. 1 let. h du Code cantonal de procédure administrative.
3.1.
3.1.1. La garantie d'un tribunal indépendant et impartial, telle qu'elle résulte de l'art. 6 par. 1 CEDH et de l'art. 30 al. 1 Cst., permet, indépendamment du droit de procédure cantonal, de demander la récusation d'un juge dont la situation ou le comportement est de nature à susciter des doutes quant à son impartialité. Elle vise à éviter que des circonstances extérieures à l'affaire puissent influencer le jugement en faveur ou au détriment d'une partie. Elle n'impose pas la récusation seulement lorsqu'une prévention effective est établie, car une disposition interne de la part du juge ne peut guère être prouvée; il suffit que les circonstances donnent l'apparence d'une prévention et fassent redouter une activité partiale du magistrat; cependant, seules les circonstances objectivement constatées doivent être prises en compte, les impressions purement individuelles n'étant pas décisives (ATF 144 I 159 consid. 4.3; 137 I 227 consid. 2.1). Le risque de prévention ne saurait en effet être admis trop facilement, sous peine de compromettre le fonctionnement normal des tribunaux (ATF 144 I 159 consid. 4.4).
Selon l'art. 39 al. 1 let. h du Code cantonal de procédure administrative, une personne appelée à préparer ou à rendre une décision doit être récusée s'il existe des circonstances de nature à faire suspecter son impartialité.
Conformément à la jurisprudence, une relation d'amitié ou d'inimitié entre un juge et un avocat ne peut constituer un motif de récusation que dans des circonstances spéciales, qui ne peuvent être admises qu'avec retenue; il faudrait qu'il y ait un lien qui, par son intensité et sa qualité, soit de nature à faire craindre objectivement qu'il influence le juge dans la conduite de la procédure et dans sa décision (ATF 144 I 159 consid. 4.4; 138 I 1 consid. 2.4).
3.1.2. Le Tribunal fédéral n'examine le moyen tiré de la violation de droits fondamentaux, ainsi que celle de l'application arbitraire de dispositions de droit cantonal notamment, que si ce grief a été invoqué et motivé de manière précise par le recourant, à savoir exposé de façon claire et détaillée (art. 106 al. 2 LTF; ATF 146 I 62 consid. 3; 144 II 313 consid. 5.1).
3.2. La cour cantonale a constaté que le juge administratif avait travaillé en qualité de collaborateur au sein de l'étude G.________ à V.________ de 2013 jusqu'à sa prise de fonction au sein du Tribunal de première instance en juillet 2021. Elle a retenu que cette étude n'était intervenue dans le dossier en cause qu'après que la Municipalité de Delémont avait délivré le permis de construire à F.________ SA le 28 avril 2022 et que les décisions relatives au permis de construire avaient été rendues postérieurement au départ du juge de l'étude. Ces faits rejoignaient la prise de position du juge intimé qui avait précisé ne pas avoir eu connaissance du dossier à l'étude. L'instance précédente a par ailleurs considéré que le simple fait que le juge avait travaillé pendant plus de sept ans en tant que collaborateur dans l'étude G.________ ne suffisait pas à créer une apparence de prévention, ce d'autant moins que cette collaboration avait cessé depuis plus de 2 ans lorsque Me G.________ était intervenu dans le dossier de la cause.
3.3. Dans leur écriture, les recourants voient un motif de récusation dans le fait que le juge intimé aurait travaillé pendant plus de huit ans en tant que collaborateur dans l'étude G.________, composée de trois avocats seulement, et qu'il se serait écoulé seulement 23 mois depuis la cessation de cette collaboration professionnelle. Ils ne soutiennent plus en revanche que le juge intimé aurait pu, lors de cette collaboration passée, avoir connaissance du dossier relatif au permis de construire.
Les arguments invoqués par le recourant ne permettent pas de remettre en cause l'appréciation de l'instance précédente. Le Tribunal fédéral a déjà eu l'occasion de préciser qu'il arrive fréquemment qu'un juge et un avocat se connaissent. Par exemple, ils peuvent avoir fait leurs études ensemble, être membres d'un même parti politique, avoir été collègues à un certain stade de leur carrière ou encore pratiquer les mêmes loisirs. Selon la jurisprudence, une de ces situations banales ne saurait suffire pour constituer un motif de récusation. Que le juge ait gardé de bons contacts avec ses anciens collègues ne suffit pas pour supposer objectivement qu'il n'aurait pas le recul nécessaire pour traiter en toute impartialité les causes qui lui sont soumises. Une relation d'amitié ou d'inimitié entre un juge et un avocat ne peut constituer un motif de récusation que dans des circonstances spéciales, qui ne peuvent être admises qu'avec retenue; il faudrait qu'il y ait un lien qui, par son intensité et sa qualité, soit de nature à faire craindre objectivement qu'il influence le juge dans la conduite de la procédure et dans sa décision (ATF 144 I 159 consid. 4.4; 138 I 1 consid. 2.4).
Ainsi, même si la constellation du cas d'espèce n'est pas idéale, le fait que le juge intimé ait travaillé, en tant que collaborateur, pendant sept années, voire plus de huit années (si l'on retient la version la plus favorable aux recourants), dans le même bureau que l'avocat d'une partie, ne suffit pas, en l'absence d'autres circonstances spéciales, à justifier la suspicion de partialité du juge intimé. Le Tribunal fédéral a en effet précisé qu'un partenariat de bureau - même de longue durée - ne permettait pas à lui seul de conclure à un rapport d'amitié particulier qui constituerait un motif de récusation (arrêts 1B_55/2015 du 17 août 2015 consid. 4.5; 1C_474/2014 du 9 février 2015 consid. 3.1). Le Tribunal fédéral a notamment estimé que le cas d'un juge ayant statué dans un dossier plus d'un an et demi après la fin d'une longue relation professionnelle en qualité de partenaire dans une étude d'avocat représentant l'une des parties, n'était pas de nature à susciter un doute légitime quant à l'impartialité du juge, faute d'autres circonstances concrètes (arrêt 1C_474/2014 du 9 février 2015 consid. 3.1). À fortiori, il en va de même lorsque, comme dans le cas d'espèce, le juge intimé a travaillé en tant que collaborateur et non pas en tant qu'avocat partenaire. Les recourants n'invoquent en l'occurrence aucun autre élément permettant de conclure à un rapport d'amitié particulier entre le juge intimé et l'avocat de la Municipalité, qui fonderait une apparence de partialité; ce dernier a d'ailleurs précisé, devant l'instance précédente, qu'ils n'avaient entretenu que des rapports purement professionnels et qu'aucun lien d'amitié ne les avaient liés.
Par ailleurs, dans la mesure où le juge intimé avait quitté l'étude G.________ depuis environ deux ans lorsqu'il est intervenu dans le cadre de la procédure de recours, on peut attendre du juge intimé la distance nécessaire afin de se prononcer de manière objective sur le litige divisant les parties.
Les recourants invoquent en vain, à l'appui de leur position, un arrêt 1B_20/2014 du 24 janvier 2014 dans lequel le Tribunal fédéral avait considéré que le fait qu'un procureur avait été successivement stagiaire, collaborateur puis associé de l'avocat de la partie plaignante pendant près de cinq ans - relation qui s'était achevée 16 mois auparavant - pouvait légitimement susciter des doutes de la part du prévenu quant à son impartialité. En effet, contrairement au cas d'espèce, il ne s'était écoulé que 16 mois depuis la fin des rapports professionnel entre le procureur et l'avocat de la partie plaignante et la cause présentait la particularité que le magistrat avait été successivement stagiaire, collaborateur puis associé de l'avocat de la partie plaignante.
Dans ces conditions, il y a lieu de constater que la garantie du juge impartial a été respectée, de sorte que c'est à bon droit que la cour cantonale a confirmé le rejet de la demande de récusation.
Le grief tiré de la violation des art. 30 Cst. et 39 al. 1 let. h du Code cantonal de procédure administrative doit être rejeté.
3.4. Dans un second grief intitulé "La recevabilité de la demande de récusation", les recourants reprochent à la cour cantonale d'avoir jugé tardive leur requête de récusation. Ils réaffirment avoir formé celle-ci dès qu'ils ont pris connaissance du motif de récusation, en consultant la page LinkedIn du juge intimé et en découvrant que celui-ci avait travaillé en qualité d'avocat au sein de l'étude G.________. En l'occurrence, la question de savoir si le motif de récusation a été invoqué tardivement par les recourants peut rester indécise dès lors que l'instance précédente s'est prononcée, à titre subsidiaire, sur le fond de la demande de récusation et que les considérations émises à ce sujet peuvent être confirmées.
4.
Il s'ensuit que le recours est rejeté, dans la mesure de sa recevabilité. Les recourants, qui succombent, supportent les frais de la procédure fédérale (art. 66 al. 1 LTF). Il n'est pas alloué de dépens.
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce :
1.
Le recours est rejeté dans la mesure où il est recevable.
2.
Les frais judiciaires, fixés à 3'000 fr., sont mis à la charge des recourants.
3.
Il n'est pas alloué de dépens.
4.
Le présent arrêt est communiqué aux parties, au Tribunal cantonal de la République et canton du Jura, Cour administrative, et à la Commune de Delémont.
Lausanne, le 20 juin 2024
Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse
Le Président : Kneubühler
La Greffière : Arn