Tribunale federale
Tribunal federal
{T 0/2}
1P.186/2004 /col
Arrêt du 23 septembre 2004
Ire Cour de droit public
Composition
MM. les Juges Aemisegger, Président de la Cour et Président du Tribunal fédéral, Reeb et Fonjallaz.
Greffier: M. Thélin.
Parties
A.________,
recourant, représenté par Me Benoît Bovay, avocat,
contre
Procureur général du canton de Vaud, rue de l'Université 24, case postale, 1014 Lausanne,
Tribunal cantonal du canton de Vaud, Cour de cassation pénale, route du Signal 8, 1014 Lausanne.
Objet
droit de faire interroger les témoins à charge
recours de droit public contre l'arrêt du Tribunal cantonal du 27 novembre 2003.
Faits:
A.
Le 7 avril 2001 au soir, la police municipale d'Yverdon-les-Bains a pris en charge les frères X.________ et Y.________, respectivement âgés de quatorze et treize ans, qui avaient fui le domicile parental. Les agents ont alors appris qu'à plusieurs reprises, un inconnu avait accueilli ces enfants à son propre domicile et porté atteinte à leur intégrité sexuelle.
L'inconnu fut rapidement identifié en la personne de A.________, contre qui le Juge d'instruction de l'arrondissement du Nord vaudois ouvrit une enquête. Lors d'une perquisition, on trouva des photographies que A.________ disait avoir ramenées de Tunisie, où il apparaissait occupé à des actes d'ordre sexuel avec de jeunes garçons.
X.________ et Y.________ furent interrogés deux fois par la police de sûreté, celui-là le 8 et le 23 avril 2001, celui-ci le 8 avril et le 6 juin 2001. Ils ont alors décrit de nombreux actes d'ordre sexuel que A.________ avait prétendument obtenus d'eux ou pratiqué sur eux, en les récompensant avec des sommes d'argent. Selon leurs dires, A.________ leur avait aussi montré les photographies ultérieurement saisies ou, peut-être, d'autres images semblables. A.________ a contesté leurs déclarations et n'a reconnu que quelques actes parmi les moins graves, mais aucune confrontation n'est intervenue.
A.________ s'est trouvé en détention préventive du 9 avril au 21 novembre 2001. Avec leur famille, les deux enfants ont quitté la Suisse le 5 septembre 2001; depuis, leur lieu de résidence est inconnu.
B.
Le 14 mai 2002, le Juge d'instruction a averti le prévenu de la prochaine clôture de l'enquête; un délai lui était assigné pour consulter le dossier, formuler toute réquisition ou produire toute pièce utile. Par ordonnance du 3 juillet 2002, ce magistrat a clos l'enquête et renvoyé A.________, accusé d'actes d'ordre sexuel et de pornographie avec les enfants X.________ et Y.________, devant le Tribunal correctionnel de l'arrondissement de la Broye et du Nord vaudois.
Dans le délai fixé par le Président de ce tribunal, A.________ a demandé l'assignation et l'audition, aux débats, des deux enfants. Cette demande fut admise mais, en raison de leur absence, l'assignation des enfants se révéla impossible. La défense en prit acte à l'ouverture des débats.
Par la suite, la qualification juridique des faits fut modifiée sur réquisition du Ministère public. Statuant le 15 mai 2003, le Tribunal correctionnel a reconnu A.________ coupable, pour les faits concernant les frères, d'actes d'ordre sexuel avec des enfants, d'actes d'ordre sexuel sur une personne incapable de résistance et d'abus de la détresse. En dépit des dénégations de l'accusé et de ses objections tirées du fait que le tribunal ne pouvait pas entendre les dénonciateurs, les juges se sont déclarés convaincus par les dépositions recueillies dans l'enquête. L'accusé était également reconnu coupable d'actes d'ordre sexuel avec des enfants pour les faits représentés sur les photographies ramenées de Tunisie, et de pornographie pour l'importation de ces documents en Suisse. Sur la base d'une expertise, le Tribunal correctionnel lui a reconnu une légère diminution de la responsabilité pénale; il l'a condamné à trois ans de réclusion et a ordonné un traitement ambulatoire pour délinquants anormaux, à appliquer pendant l'exécution de la peine.
Sans succès, A.________ a déféré ce jugement à la Cour de cassation pénale du Tribunal cantonal, qui a rejeté son recours le 27 novembre 2003.
C.
Agissant par la voie du recours de droit public, A.________ requiert le Tribunal fédéral d'annuler l'arrêt du Tribunal cantonal. Il tient le verdict de culpabilité concernant les frères X.________ et Y.________ pour contraire à l'art. 6 par. 3 let. d CEDH. Il fait valoir qu'il n'a pas eu, aux débats, l'occasion d'interroger ni de faire interroger ces deux personnes qui l'ont accusé.
Une demande d'assistance judiciaire est jointe au recours.
Invités à répondre, le Ministère public cantonal propose le rejet du recours; la juridiction intimée a renoncé à déposer des observations.
Le Tribunal fédéral considère en droit:
1.
Aux termes de l'art. 6 par. 3 let. d CEDH, tout accusé a le droit d'interroger ou faire interroger les témoins à charge et d'obtenir la convocation et l'interrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge. On entend par témoins à charge, ici, tous les auteurs de déclarations susceptibles d'être prises en considération au détriment de l'accusé, quelle que soit la qualité de ces personnes dans le procès; il s'agit donc aussi des plaignants ou autres parties à la cause (ATF 125 I 127 consid. 6a in fine p. 132; CourEDH, arrêt Lucà c. Italie du 27 février 2001, ch. 39 à 45, Recueil des arrêts et décisions 2001 II 145). Les éléments de preuve doivent en principe être produits en présence de l'accusé lors d'une audience publique, en vue d'un débat contradictoire; il est toutefois admissible de se référer aux dépositions recueillies avant les débats, durant la phase de l'enquête, si l'accusé a disposé d'une occasion adéquate et suffisante de contester un témoignage à charge et d'en interroger ou faire interroger l'auteur (ATF 125 I 127 consid. 6b p. 132; voir aussi ATF 129 I 151 consid. 4.2 p. 157; 124 I 274 consid. 5b p. 284; CourEDH, arrêt Günes c. Turquie du 19 juin 2003, ch. 86).
2.
La prétention ainsi conférée à l'accusé concrétise le droit à un procès équitable qui lui est garanti par l'art. 6 par. 1 CEDH; c'est donc la procédure examinée dans son ensemble, notamment en ce qui concerne le mode de présentation des moyens de preuve, qui doit se révéler équitable (ATF 129 I 151 consid. 3.1 p. 153; 125 I 127 consid. 6a p. 132; CourEDH, arrêts Papageorgiou c. Grèce, du 9 mai 2003, ch. 35; Günes c. Turquie, précité, ch. 86 et 87). La Cour européenne des droits de l'homme a ainsi admis, par exemple, que le juge de la cause se réfère à une déclaration recueillie dans un procès à l'étranger et dont l'auteur était devenu introuvable, compte tenu que la déclaration était corroborée par d'autres preuves et qu'aucun manque de diligence ne pouvait être reproché aux autorités judiciaires (décision sur la recevabilité Calabrò c. Italie du 21 mars 2002, Recueil 2002 V 249; voir aussi, concernant des situations semblables, les arrêts Asch c. Autriche du 26 avril 1991, ch. 25 à 31, série A n° 203, et Artner c. Autriche du 28 août 1992, ch. 19 à 24, série A n° 242 A). Au contraire, la Cour a constaté une violation de l'art. 6 par. 3 let. d CEDH dans un cas où le tribunal compétent n'avait pas assigné les agents de police ayant prétendument reconnu l'accusé lors d'une attaque à main armée; pour leur éviter les dangers d'un voyage, il avait adressé une commission rogatoire au tribunal de leur lieu d'affectation. A eux seuls, l'examen attentif de leur déposition par les juges de la cause et l'occasion de la contester, offerte à l'accusé, ne satisfaisaient pas aux exigences de la Convention (arrêt Günes c. Turquie, ch. 88 à 96). Une violation semblable a été retenue dans d'autres cas où les autorités judiciaires n'avaient fourni à l'accusé aucune possibilité de soumettre des questions aux auteurs de déclarations à charge recueillies par voie de commission rogatoire (arrêt A. c. Italie du 14 décembre 1999, ch. 23 à 28, Recueil 1999 IX 59) ou en cours d'instruction (arrêts Sadak c. Turquie du 17 juillet 2001, ch. 66 à 68, Recueil 2001 VIII 241; Saïdi c. France, du 20 septembre 1993, ch. 41 à 44, série A n° 261 C), alors que ces déclarations constituaient un fondement essentiel du verdict de culpabilité.
Selon les arrêts les plus récents du Tribunal fédéral, le droit du prévenu de faire poser des questions à un témoin à charge est absolu lorsque la déposition de cette personne constitue une preuve décisive (ATF 125 I 127 consid. 6c/dd p. 135; voir aussi ATF 129 I 151 consid. 3.1 in fine p. 154). Cette portée de la garantie conférée par l'art. 6 par. 3 let. d CEDH a été notamment reconnue dans une affaire où l'accusation reposait sur la déposition d'un enfant victime d'une atteinte à l'intégrité sexuelle. L'accusé avait été empêché de lui faire poser des questions supplémentaires en raison de la protection à assurer à cette victime, selon l'art. 10c al. 1 à 3 de la loi fédérale sur l'aide aux victimes d'infractions (LAVI); cette disposition interdit, en principe, de soumettre l'enfant victime à plus de deux auditions sur l'ensemble de la procédure. Le Tribunal fédéral a cependant aussi pris en considération, dans cette affaire, que les autorités cantonales n'avaient pas pris à temps les mesures propres à permettre l'exercice des droits de la défense (ATF 129 I 151 consid. 4.3 p. 158).
En ce qui concerne l'hypothèse particulière où il n'est plus possible de faire procéder à une audition contradictoire en raison du décès, de l'absence ou d'un empêchement durable du témoin, le Tribunal fédéral a considéré que la déposition recueillie au cours de l'enquête pourrait être prise en considération alors même que l'accusé n'aurait pas eu l'occasion d'en faire interroger l'auteur, mais à condition que la déposition soit soumise à un examen attentif, que l'accusé puisse prendre position à son sujet et que le verdict de culpabilité ne soit pas fondé sur cette seule preuve (ATF 124 I 274 consid. 5b p. 285/286). Le Tribunal fédéral a parfois aussi envisagé que cette déposition puisse aboutir à une condamnation même sans être confirmée par une autre preuve (ATF 125 I 127 consid. 6c/dd in fine p. 136; 105 Ia 396 consid. 3b p. 397). Dans un cas où les témoins à charge avaient quitté la Suisse et ne pouvaient pas être retrouvés, le Tribunal fédéral a invalidé la condamnation fondée sur leur déposition parce qu'une confrontation aurait été possible au stade de l'enquête, dans un moment où le prévenu et ces témoins se trouvaient tous en détention préventive; considérée dans son ensemble, la procédure n'avait donc pas satisfait à la garantie d'un procès équitable (arrêt 1P.302/1996 du 24 septembre 1996).
3.
Le droit de l'accusé à l'interrogatoire des témoins à charge doit être exercé conformément aux dispositions de la loi de procédure applicable. Celle-ci peut exiger que des demandes soient présentées en observant des conditions de forme et de délai. L'accusé peut valablement renoncer, expressément ou tacitement, au droit à l'interrogatoire des témoins; une telle renonciation n'invalide pas les dépositions recueillies en cours d'enquête et elle n'empêche pas leur utilisation à titre de moyen de preuve (ATF 125 I 127 consid. 6c/bb p. 134; 121 I 306 consid. 1b p. 309; 105 Ia 396 consid. 3b p. 397); elle doit toutefois être établie de manière non équivoque (CourEDH, arrêt Günes c. Turquie, ch. 95).
A teneur de l'art. 320 al. 1 CPP vaud., le Président du Tribunal correctionnel doit citer les parties aux débats et, en même temps, leur fixer un délai convenable pour produire au greffe les pièces qu'elles entendent déposer et la liste des témoins et experts qu'elles désirent faire assigner. Nul ne conteste qu'à cette occasion, l'accusé puisse valablement demander l'assignation des témoins à charge, en vue de les interroger ou de les faire interroger aux débats. C'est exactement ce que le recourant a fait.
La juridiction intimée retient que le recourant aurait dû demander au Juge d'instruction de le confronter aux frères X._________ et Y.________, avant le départ de ces enfants, et qu'en omettant cette démarche, il a implicitement renoncé à son droit de les faire interroger. Il est vrai que si le recourant avait été informé du prochain départ des enfants, cela dans un moment où il lui était possible de demander utilement la confrontation avec eux, le requête présentée seulement après pourrait éventuellement être considérée comme un abus de droit et jugée, à ce titre, irrecevable (cf. ATF 120 IV 146 consid. 1 p. 150/151). La Cour de cassation cantonale n'a toutefois pas constaté en fait que le recourant ait été ainsi averti d'un départ imminent des enfants et de leur famille; elle indique seulement, dans son arrêt, que le Juge d'instruction n'avait aucun motif de prévoir cet événement.
A l'ouverture des débats, la défense a simplement pris acte de l'absence des enfants, sans demander la suspension du procès pénal dans l'attente qu'ils puissent être retrouvés. Néanmoins, l'omission de cette démarche-ci ne dénote pas non plus une renonciation au droit de faire interroger ces mineurs. La loi applicable ne prévoit la suspension du procès que dans le cas où il importe de connaître le sort d'une autre instance, pénale ou civile, en cours ou à introduire (art. 140 CPP vaud.). De plus, le principe de la célérité (art. 6 par. 1 CEDH; ATF 124 I 139 consid. 2a p. 140) interdit d'imposer au prévenu une suspension de l'enquête pénale dans l'attente que l'on retrouve un témoin (arrêt 1P.623/2002 du 6 mars 2003, Pra 2003 p. 1129, consid. 2); on ne saurait donc attendre de l'accusé qu'il demande lui-même une suspension à cette fin. Dans ces conditions, aucune renonciation ni aucun abus de droit ne sont imputables au recourant.
4.
Pour le surplus, on ne discerne aucune circonstance propre à justifier une atteinte à son droit d'interroger ou de faire interroger les témoins à charge. Les frères X._________ et Y.________ ont encore résidé à Yverdon-les-Bains pendant près de trois mois après leur dernière audition par la police judiciaire et le recourant se trouvait alors en détention préventive. Dans ce laps de temps, le Juge d'instruction aurait aisément pu fournir au recourant l'occasion de poser ou faire poser des questions aux deux enfants; il convient de préciser, à ce sujet, que les art. 10a à 10d LAVI, relatifs à la protection particulière de l'enfant victime, ne sont entrés en vigueur que plus tard, le 1er octobre 2002. A cela s'ajoute qu'après la demande faite par le recourant dans le délai fixé conformément à l'art. 320 al. 1 CPP vaud., aucune recherche ne semble avoir été entreprise, par la voie de l'entraide judiciaire internationale, afin de découvrir le lieu de séjour des enfants à ce moment. Ainsi, c'est notamment par suite du manque de diligence des organes de la poursuite pénale que le recourant n'a pas pu interroger ni faire interroger les enfants qui l'ont accusé; sa situation se révèle semblable à celle que la Cour de céans a examinée dans son arrêt précité du 24 septembre 1996.
Le recourant se plaint donc à bon droit d'une condamnation incompatible avec la garantie d'un procès équitable; le Tribunal fédéral n'a pas besoin d'examiner si un empêchement purement fortuit, dans l'exercice du droit garanti par l'art. 6 par. 3 let. d CEDH, aurait aussi dû entraîner l'abandon des charges qui ressortaient seulement des dépositions recueillies en cours d'enquête (Dorrit Schleiminger, commentaire ad ATF 129 I 151, PJA 2003 p. 860). De toute manière, le recours de droit public doit être admis pour violation de cette disposition conventionnelle, ce qui entraîne l'annulation de l'arrêt attaqué.
5.
Obtenant gain de cause, le recourant a droit aux dépens; il n'est donc pas nécessaire de statuer sur sa demande d'assistance judiciaire.
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:
1.
Le recours est admis et l'arrêt attaqué est annulé.
2.
Il n'est pas perçu d'émolument judiciaire.
3.
Le canton de Vaud versera au recourant une indemnité de 1'500 fr. à titre de dépens.
4.
Le présent arrêt est communiqué en copie au mandataire du recourant, au Procureur général et au Tribunal cantonal du canton de Vaud.
Lausanne, le 23 septembre 2004
Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse
Le président: Le greffier: