[AZA 0/2]
2P.216/2001
IIe COUR DE DROIT PUBLIC
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24 octobre 2001
Composition de la Cour: MM. les Juges Wurzburger, président,
Hungerbühler, Müller, Merkli et Zappelli, suppléant.
Greffier: M. Langone.
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Statuant sur le recours de droit public
formé par
D.________ , à Lausanne, représenté par Me Pierre-Yves Brandt, avocat à Lausanne,
contre
la décision prise le 18 juin 2001 par la Cour administrative du Tribunal cantonal du canton de Vaud;
(art. 6 CEDH; renvoi d'un agent public pour justes motifs)
Vu les pièces du dossier d'où ressortent
les faits suivants:
A.- Né en 1947, D.________ a été engagé comme secrétaire à la section administration et gestion de l'Office du tuteur général du canton de Vaud (ci-après: l'Office) le 1er mai 1985, puis nommé à titre définitif le 1er juillet 1986.
Le prénommé a notamment pour tâche d'établir les comptes annuels et les déclarations d'impôts des pupilles.
Chargé par la Cour administrative du Tribunal cantonal du canton de Vaud (ci-après: la Cour administrative) de mener une enquête sur le fonctionnement de l'Office, R.________, ancien magistrat, a établi le 10 juillet 2000 un rapport dans lequel il est notamment reproché à D.________ son extrême lenteur dans l'accomplissement de son travail.
Le 23 août 2000, la Cour administrative a prononcé un avertissement à l'encontre de D.________.
B.- Le 13 février 2001, la Cour administrative a ouvert à l'encontre de D.________ une procédure de renvoi pour justes motifs. Dans un rapport d'enquête du 4 avril 2001, il a été constaté que, malgré son caractère agréable et serviable, l'intéressé avait un rendement nettement insuffisant.
Après avoir entendu oralement l'intéressé, la Cour administrative a, le 18 juin 2001, ordonné la cessation des fonctions de D.________ pour justes motifs avec effet au 30 septembre 2001.
C.- Agissant par la voie du recours de droit public pour violation des art. 6 § 1, 13 CEDH et 30 al. 1 Cst. , ainsi que des principes constitutionnels tels que l'interdiction de l'arbitraire, D.________ demande au Tribunal fédéral d'annuler la décision du 18 juin 2001 de la Cour administrative du Tribunal cantonal et de renvoyer la cause à l'autorité intimée pour nouvelle instruction et nouvelle décision dans le sens des considérants.
La Cour administrative a renoncé à se déterminer.
D.- Par ordonnance présidentielle du 24 octobre 2001, l'effet suspensif au recours n'a pas été accordé.
Considérant en droit :
1.- a) Le recours est formé en temps utile contre une décision finale rendue par le Tribunal cantonal statuant en unique et dernière instance cantonale (cf. art. 4 al. 2 de la loi vaudoise du 18 décembre 1989 sur la juridiction et la procédure administratives [LJPA/VD] en relation avec les art. 89 et 94 al. 2 de la loi vaudoise du 9 juin 1947 sur le statut général des fonctions publiques cantonales [ci-après:
StF/VD]).
Le recourant, dont la décision attaquée prononce le renvoi pour justes motifs, a qualité pour agir (art. 88 OJ), car l'art. 89 al. 2 StF/VD fait dépendre le licenciement de conditions matérielles (ATF 126 I 33 consid. 1; 120 Ia 110 consid. 1a p. 112).
b) Vu sa nature cassatoire, le recours de droit public ne peut tendre, en principe, qu'à l'annulation pure et simple de l'arrêt attaqué, si bien que les conclusions tendant au renvoi de la cause à l'autorité cantonale pour nouvelle décision sont normalement irrecevables (ATF 127 II 1 consid. 2c p. 5 et l'arrêt cité). Le Tribunal fédéral peut cependant déroger à ce principe en donnant des injonctions à l'autorité intimée en vue du rétablissement d'une situation conforme à la Constitution. Il peut ainsi lui enjoindre notamment de mettre à la disposition du recourant une autorité judiciaire au sens de l'art. 6 § 1 CEDH (ATF 124 I 327 consid. 4b/bb; 120 Ia 19 consid. 5 p. 31; 119 Ia 88 consid. 7 p. 98). En l'occurrence, les conclusions du recourant tendant au renvoi de la cause à l'autorité cantonale pour nouvelle instruction et nouvelle décision dans le sens des considérants sont recevables en tant qu'elles peuvent être interprétées comme une demande de mettre à sa disposition une autorité judiciaire au sens de l'art. 6 CEDH.
c) Remplissant les autres conditions formelles, le présent recours est donc recevable en vertu des art. 84 ss OJ.
2.- a) Le recourant soutient que la décision attaquée serait contraire à l'art. 6 § 1 CEDH et 30 al. 1 Cst. , dans la mesure où il n'a pas pu porter sa cause devant un tribunal indépendant et impartial disposant d'un plein pouvoir d'examen en fait et droit. Selon le recourant, la Cour administrative du Tribunal cantonal qui a prononcé le renvoi litigieux ne répondrait pas à toutes ces exigences, car ladite cour a statué comme autorité administrative, soit comme autorité de nomination, respectivement de révocation des fonctionnaires judiciaires. Etant à la fois juge et partie, la Cour administrative ne pouvait donc passer pour une juridiction indépendante et impartiale.
b) L'art. 6 § 1 CEDH donne à toute personne le droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial établi par la loi, qui décidera soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.
La Cour européenne des droits de l'homme a longtemps considéré que les contestations concernant le recrutement, la carrière et la cessation d'activité des fonctionnaires sortaient, en règle générale, du champ d'application de l'article 6 § 1 CEDH, à moins que la revendication litigieuse n'ait trait à un droit purement ou essentiellement patrimonial (voir, par exemple, arrêts de la CourEDH Neigel c.
France du 17 mars 1997, Recueil des arrêts et décision [ci-après: Recueil] 1997-II, § 43; Huber c. France du 19 février 1998, Recueil 1998-I, § 36. Voir aussi ATF 125 I 313 consid. 4).
La Cour européenne des droits de l'homme a toutefois récemment modifié sa jurisprudence en ce sens qu'elle a substitué au critère patrimonial un critère dit "fonctionnel", fondé sur la nature des fonctions et des responsabilités exercées par l'agent. Ce faisant, elle a voulu interpréter restrictivement, conformément à l'objet et au but de la Convention, les exceptions aux garanties offertes par l'art. 6 § 1 CEDH. Ainsi, seuls les litiges des agents participant directement ou indirectement à l'exercice de la puissance publique et aux fonctions visant à sauvegarder des intérêts généraux de l'Etat ou d'autres collectivités publiques ne sont pas soumis à l'art. 6 CEDH. Tel est manifestement le cas des agents publics engagés dans les forces armées et la police. Mais, même dans ces cas-là, les litiges relatifs aux pensions de ces mêmes agents demeurent soumis à l'art. 6 CEDH, car une fois admis à la retraite, les agents concernés ne sont plus liés à l'Etat par une relation de confiance particulière (arrêt de la CourEDH Pellegrin c.
France du 8 décembre 1999, à paraître au Recueil 1999-VIII, § 59-71, où l'art. 6 § 1 CEDH n'a pas trouvé à s'appliquer puisque les tâches assignées à l'intéressé lui conféraient d'importantes responsabilités dans le domaine des finances publiques de l'Etat, domaine régalien par excellence). Depuis lors, la Cour européenne des droits de l'homme a eu l'occasion de confirmer à maintes reprises cet arrêt qu'elle a qualifié de principe (voir, par exemple, arrêt de la CourEDH Frydlender c. France, à paraître au Recueil 2000-VII, § 31-41, concernant un litige soumis à l'art. 6 § 1 CEDH s'agissant d'un fonctionnaire dont le degré de responsabilités était peu élevé, puisqu'il était chargé de la promotion des vins, bières et spiritueux français à l'étranger).
C'est en application de cette nouvelle jurisprudence que le Tribunal fédéral a exclu du champ d'application de l'art. 6 § 1 CEDH les litiges concernant le renvoi de fonctionnaires de police (ATF 126 I 33 consid. 2b et l'arrêt non publié du 7 février 2000 en la cause Polizei-Beamten-Verband der Stadt Zürich, reproduit in Praxis 2000 80 485, consid. 2b) et le licenciement d'une inspectrice fiscale (arrêt non publié du 6 mars 2001 dans la cause N. c. Etat de Vaud, consid. 3a). Il s'agissait en effet d'agents publics exerçant tous une fonction importante dans l'administration impliquant une participation à l'exercice de la puissance publique.
3.- a) En l'occurrence, la fonction occupée par le recourant en qualité de secrétaire auprès de l'Office du tuteur général du canton de Vaud n'implique à l'évidence pas une participation à l'exercice de la puissance publique ni à une mission de sauvegarde des intérêts généraux de l'Etat.
Le recourant, qui a un poste subalterne, n'exerce que des responsabilités très limitées, puisqu'il s'occupe de tâches d'ordre administratif (établissement des comptes annuels et des déclarations d'impôts des pupilles). Sa fonction est d'ailleurs colloquée au milieu de l'échelle des traitements au sens de l'art. 49 StF/VD. Dans ces conditions, l'art. 6 § 1 CEDH est applicable à la présente contestation qui porte sur un droit de caractère civil. Le recourant peut dès lors se prévaloir de cette disposition pour exiger que sa cause soit soumise à un tribunal indépendant et impartial.
b) Reste à examiner si la Cour administrative du Tribunal cantonal qui a prononcé le licenciement litigieux peut être considéré comme un "tribunal" et, le cas échéant, si les autres conditions telles que l'indépendance et l'impartialité sont réalisées.
aa) Par "tribunal" au sens de l'art. 6 § 1 CEDH, il faut entendre toute autorité qui se caractérise au sens matériel par son rôle juridictionnel, consistant à trancher, sur la base de normes juridiques et à l'issue d'une procédure organisée, toute question relevant de sa compétence (arrêt de la CourEDH Coëme et autres c. Belgique du 22 juin 2000, à paraître au Recueil 2000-VII, § 99. Voir aussi ATF 126 I 228 consid. 2a/bb; 123 I 87 consid. 4; 119 Ia 81 consid. 3 p. 83 et les références citées).
bb) Dans le canton de Vaud, outre qu'il exerce des fonctions juridictionnelles, le Tribunal cantonal dirige l'ordre judiciaire, ce qui implique notamment le pouvoir de nommer, respectivement de révoquer les fonctionnaires judiciaires sous son autorité. Le Tribunal cantonal exerce ainsi de multiples attributions de nature juridictionnelle, administrative, réglementaire ou autres selon les cas (cf. art. 71 et 72 de la Constitution du 1er mars 1885; art. 8, 31 et 32 de la loi du 12 décembre 1979 d'organisation judiciaire; art. 6 al. 1 et 89 StF /VD et le règlement du 7 juillet 1992 d'administration de l'ordre judiciaire adopté par le Tribunal cantonal). Un tel cumul d'attributions ne saurait à lui seul priver un organe de la qualité de "tribunal" lorsqu'il est appelé à exercer des fonctions judiciaires (arrêt de la CourEDH H. c. Belgique du 30 novembre 1987, Série A, vol.
127 B, § 50. Voir aussi Auer/Malinverni/Hottelier, Droit constitutionnel suisse, vol. II, Berne 2000, n. 1193).
En décidant du renvoi du recourant pour justes motifs, la Cour administrative du Tribunal cantonal n'est pas intervenue comme autorité judiciaire. Elle a agi en tant qu'autorité administrative (cf. art. 94 al. 2 StF/VD), soit comme employeur du recourant (cf. arrêt non publié du 4 juin 1993 en la cause R. contre Cour administrative du Tribunal cantonal du canton de Vaud, consid. 2b). Dans ces conditions, l'on ne saurait retenir que la Cour administrative du Tribunal cantonal pouvait être qualifiée de "tribunal" au sens de l'art. 6 CEDH. Point n'est donc besoin d'examiner encore si les conditions d'indépendance et d'impartialité étaient réalisées.
cc) Certes, l'art. 6 CEDH n'empêche pas une autorité administrative de statuer sur la cause, pour autant qu'un recours soit possible auprès d'une juridiction disposant d'un plein pouvoir d'examen en fait et en droit (ATF 126 I 33 consid. 2a et les arrêts cités). Mais, comme on l'a vu plus haut, le droit vaudois ne prévoit aucune voie de recours à l'encontre d'une décision de renvoi rendue par la Cour administrative du Tribunal cantonal. Quant à la procédure du recours de droit public devant le Tribunal fédéral, elle ne peut assumer la fonction de contrôle judiciaire satisfaisant aux exigences de l'art. 6 CEDH que lorsque l'état de fait n'est pas contesté et que les questions de droit peuvent être revues librement (cf. ATF 123 I 87 consid. 3b et les références citées), ce qui n'est pas le cas en l'espèce.
c) En conséquence, le recours doit être admis pour violation non seulement de l'art. 6 CEDH mais encore de l'art. 30 al. 1 Cst. , qui offre les mêmes garanties de procédure judiciaire dans les cas où, comme en l'espèce, l'art. 6 § 1 CEDH est applicable (ATF 126 II 377 consid. 8d/bb p. 396).
Vu le bien-fondé du grief tiré notamment de l'art. 6 CEDH, il est superflu d'examiner encore l'affaire sous l'angle de l'art. 13 CEDH (droit à un recours effectif), dès lors que les exigences de cette dernière disposition sont moins strictes que celles de l'art. 6 CEDH et sont donc absorbées par elles (cf. Auer/Malinverni/Hottelier, op. cit. , n. 1181 et les arrêts cités à la note de bas de page 224).
Point n'est besoin non plus d'examiner les autres moyens soulevés par la recourante. A toutes fins utiles, on peut relever que le grief, selon lequel l'autorité intimée aurait commis un déni de justice formel en n'ayant pas examiné d'office la question d'une éventuelle indemnité au sens de l'art. 71 StF/VD, paraît à première vue bien fondé.
d) En définitive, l'Etat de Vaud est tenu de mettre à disposition une autorité judiciaire au sens de l'art. 6 § 1 CEDH pour l'examen de la décision attaquée. Jusqu'à décision contraire du tribunal cantonal compétent, le prononcé de cessation de fonctions pris par la Cour administrative le 18 juin 2001 ne peut déployer d'effet.
4.- Vu ce qui précède, il y a lieu d'admettre le recours dans le sens des considérants. Ses intérêts pécuniaires n'étant pas en jeu, l'Etat de Vaud n'a pas à supporter d'émolument judiciaire (art. 156 al. 2 OJ); il doit en revanche verser au recourant une indemnité à titre de dépens (art. 159 al. 2 OJ).
Par ces motifs,
le Tribunal fédéral :
1. Admet le recours dans le sens des considérants.
2. Dit que l'Etat de Vaud est tenu de mettre à disposition une autorité judiciaire au sens de l'art. 6 § 1 CEDH pour l'examen de la décision attaquée. Jusqu'à décision contraire du tribunal cantonal compétent, le prononcé de cessation de fonctions pris par la Cour administrative du Tribunal cantonal du canton de Vaud le 18 juin 2001 ne peut déployer d'effet.
3. Dit que l'Etat de Vaud versera au recourant une indemnité de 4'000 fr. à titre de dépens.
4. Dit qu'il n'est pas perçu d'émolument judiciaire.
5. Communique le présent arrêt en copie au mandataire du recourant et à la Cour administrative du Tribunal cantonal du canton de Vaud.
__________
Lausanne, le 24 octobre 2001 LGE/svc
Au nom de la IIe Cour de droit public
du TRIBUNAL FEDERAL SUISSE:
Le Président,
Le Greffier,