Tribunale federale
Tribunal federal
{T 0/2}
4P.115/2002 /ech
Arrêt du 25 septembre 2002
Ire Cour civile
Les juges fédéraux Walter, président de la Cour,
Corboz, et Klett,
greffière de Montmollin
A.________ SA,
recourante, représentée par Me Bernard Lachenal, avocat,
place du Molard 3, case postale 3199, 1211 Genève 3,
contre
B.________ SA,
intimée, représentée par Me André de Pfyffer, avocat,
rue Bellot 6, 1206 Genève,
Chambre civile de la Cour de justice du canton de Genève, case postale 3108, 1211 Genève 3.
arbitraire; droit d'être entendu
(recours de droit public contre l'arrêt de la Chambre civile de la Cour de justice du canton de Genève du 22 mars 2002)
Faits:
A.
La société d'aviation civile C.________ Inc. (ci-après : C.________), incorporée dans l'Etat du Delaware (USA), a émis en Suisse, à la fin de l'année 1985, un emprunt d'un montant total de 150'000'000 fr. sous la forme d'obligations convertibles d'une durée de dix ans portant intérêts au taux de 5,5% l'an. La libération des obligations a été fixée au 7 janvier 1986.
La banque X.________ SA, devenue B.________ SA (ci-après : la banque), était chef de file du consortium de banques qui a souscrit l'ensemble des obligations pour les offrir sur le marché; elle apparaissait également comme représentante des obligataires.
Un prospectus daté du 10 décembre 1985 a été émis conjointement par C.________ et la banque. Il présentait la compagnie et ses deux sociétés filiales, D.________ Inc. (ci-après: D.________) et E.________. Il ne contenait aucune information alarmante sur l'évolution récente des affaires. Il a été retenu que la banque avait procédé aux vérifications usuelles, se fondant notamment sur une attestation des avocats de C.________ et sur une lettre du réviseur Z.________ & Co. Le taux d'intérêts offert était cependant particulièrement élevé à l'époque et la presse spécialisée avait décrit l'emprunt de C.________ comme étant destiné à des investisseurs très spéculatifs. Le prospectus soumettait l'emprunt au droit suisse et prévoyait la compétence des tribunaux genevois.
La société panaméenne A.________ SA, ainsi que deux autres entités appartenant à la même famille, ont acheté des obligations émises par C.________, en neuf tranches successives, du 17 décembre 1985 au 16 juillet 1986. Les obligations acquises par les deux autres entités ont été transmises à A.________ SA. Dans leur ensemble, ces obligations représentent une valeur nominale de 2'070'000 fr. et ont été acquises pour le prix de 1'670'825 fr.
B.
C.________ a publié le 13 mars 1986 un rapport sur sa situation financière au 31 décembre 1985, qui révélait une nette inversion de tendance au 4ème trimestre de l'année 1985, la détérioration de la situation étant due à une concurrence accrue. Il a été retenu qu'il n'était pas établi que la banque ait eu connaissance de cette évolution au moment de l'émission du prospectus.
Le cours des obligations C.________ a alors baissé de manière significative, ce qui n'a pas empêché A.________ SA - comme on l'a vu - d'en acheter encore en juillet 1986.
Cette évolution négative a constitué une surprise pour la banque, qui a réuni une sorte de cellule de crise au printemps 1986, consulté les autres banques membres du consortium et engagé certaines négociations avec C.________.
Au second semestre 1986, la société américaine d'aviation F.________ a lancé une offre publique d'achat portant sur les obligations en francs suisses de C.________, pour un prix correspondant au 65% de leur valeur nominale. Par circulaire du 20 décembre 1986, la banque X.________ SA a recommandé l'acceptation de cette offre. Ce conseil a en définitive été suivi par 96% des obligataires, au rang desquels A.________ SA ne figure toutefois pas.
Le capital-actions de C.________ a été acheté par une société créée par F.________, puis cédé à G.________ Inc. Diverses fusions sont intervenues en juillet 1989, qui ont entraîné la disparition de C.________. La société G.________ Inc. s'est engagée à reprendre tous les engagements de C.________ découlant de l'emprunt obligataire. La banque en a informé les porteurs d'obligations. Estimant que G.________ Inc. était aussi solvable que C.________ - ce que la procédure n'a pas infirmé - , la banque n'a pas demandé le remboursement de l'emprunt.
En décembre 1990, G.________ Inc. est entrée en procédure de sursis concordataire. La banque, par ses avocats américains, s'est préoccupée de préserver les intérêts des créanciers obligataires qu'elle représentait. La production des obligataires a été admise dans son intégralité.
A.________ SA a échangé, en 1994, ses obligations contre des actions G.________ Inc. , obtenant ainsi, selon ses explications, la contre-valeur de 82'800 fr., ainsi qu'une soulte.
C.
Le 20 juillet 1993 , A.________ SA a déposé devant les tribunaux genevois une demande en paiement dirigée contre la banque, concluant à ce que cette dernière soit condamnée à lui payer la somme de 1'966'500 fr. avec intérêts à 5,5% l'an dès le 7 juillet 1990. En substance, elle soutient que la banque, en tant que coauteur du prospectus, aurait dû mentionner l'évolution défavorable des affaires au 4ème trimestre 1985 et que, en tant que représentante des obligataires, elle aurait dû, ultérieurement, dénoncer l'emprunt au remboursement. En dernier lieu, elle a conclu à ce que sa partie adverse soit condamnée à lui verser la somme de 2'070'000 fr. avec intérêts à 5,5% l'an dès le 7 juillet 1990, sous imputation de 82'800 fr., 27,13 US$ et 1'174 fr. 70.
Par jugement du 16 novembre 2000, le Tribunal de première instance du canton de Genève a rejeté la demande.
Statuant sur appel de A.________ SA le 22 mars 2002, la Chambre civile de la Cour de justice du canton de Genève a confirmé la décision précitée.
D.
Parallèlement à un recours en réforme, A.________ SA interjette un recours de droit public au Tribunal fédéral. Invoquant l'interdiction de l'arbitraire et une violation du droit d'être entendu, elle conclut à l'annulation de l'arrêt rendu par la Cour de justice le 22 mars 2002.
L'intimée propose le rejet du recours.
Le Tribunal fédéral considère en droit:
1.
1.1 Conformément à la règle générale, le recours de droit public sera examiné en premier lieu (art. 57 al. 5 OJ).
1.2 Saisi d'un recours de droit public, le Tribunal fédéral n'examine que les griefs d'ordre constitutionnel invoqués et suffisamment motivés dans l'acte de recours (ATF 127 I 38 consid. 3c; 127 III 279 consid. 1c; 126 III 524 consid. 1c, 534 consid. 1b).
2.
2.1 Avec une argumentation complexe, la recourante reproche à la cour cantonale d'avoir retenu - à l'inverse des juges de première instance - qu'il n'était pas prouvé que la direction de C.________ avait connaissance "en temps réel", c'est-à-dire immédiatement, de l'évolution de ses affaires.
Elle considère qu'il est insoutenable de penser qu'une compagnie aérienne n'a pas une connaissance instantanée de la marche de ses affaires, se référant notamment à des articles de presse concernant la filiale D.________ qui n'ont pas été produits dans la procédure cantonale et sont donc en principe irrecevables dans un recours de droit public. Elle invoque également à ce sujet une violation arbitraire des art. 186 al. 1 et 126 al. 2 et 3 de la loi genevoise de procédure civile, faisant valoir que sa partie adverse n'a pas contesté clairement son allégué et que celui-ci aurait dû être tenu pour établi. Enfin, elle soutient qu'il y aurait eu une violation arbitraire du principe de l'immutabilité du litige, qui interdisait à la cour cantonale de changer ainsi l'état de fait.
Ces diverses constructions juridiques reposent cependant sur un seul grief constitutionnel : l'interdiction de l'arbitraire.
2.2 Selon la jurisprudence, l'arbitraire, prohibé par l'art. 9 Cst., ne résulte pas du seul fait qu'une autre solution pourrait entrer en considération ou même qu'elle serait préférable; le Tribunal fédéral n'annulera la décision attaquée que lorsque celle-ci est manifestement insoutenable, qu'elle se trouve en contradiction claire avec la situation de fait, qu'elle viole gravement une norme ou un principe juridique indiscuté, ou encore lorsqu'elle heurte de manière choquante le sentiment de la justice et de l'équité; l'annulation d'une décision pour cause d'arbitraire ne suppose pas seulement que la motivation formulée soit insoutenable, mais exige encore que la décision apparaisse arbitraire dans son résultat (ATF 127 I 54 consid. 2b; 126 I 168 consid. 3a; 125 I 166 consid. 2a; 124 I 247 consid. 5; 124 V 137 consid. 2b; 122 I 61 consid. 3a).
2.3 Le point de fait litigieux (la connaissance immédiate par C.________ de l'inversion de tendance) se rapporte à l'action en responsabilité que la recourante dirige contre la banque, en sa qualité de coauteur du prospectus. Or, la responsabilité de l'auteur d'un prospectus suppose qu'il ait agi intentionnellement ou par négligence (art. 1156 al. 3 CO). Comme on le verra plus en détail à propos du recours en réforme déposé parallèlement, la recourante, en tant que partie demanderesse, devait prouver les faits permettant de constater une faute propre de sa partie adverse, qu'il s'agisse d'une action ou d'une omission (Ziegler, Commentaire bernois, n° 27 ad art. 1156 CO).
Dès lors, il est sans pertinence de savoir si C.________ - qui n'est pas partie à la procédure - avait ou non connaissance de l'évolution défavorable des affaires au moment de l'émission du prospectus. La seule question pertinente est de savoir si la banque défenderesse le savait ou pouvait le savoir. On ne peut déduire automatiquement que la banque savait tout ce que C.________ savait. Même s'il y a eu des réunions entre eux, cela ne permet pas encore de retenir que la banque a été informée de manière complète et véridique. Il ressort du courrier de l'organe de révision qu'il n'y avait alors pas de chiffres disponibles et que les procès-verbaux ne révélaient rien d'alarmant. On ne voit pas comment la banque aurait pu en savoir davantage.
Même si l'on devait admettre, avec la recourante, que la société C.________ avait connaissance de l'inversion de tendance, cela ne permet en rien de déduire que la banque le savait également. Ainsi, le point litigieux est impropre à faire apparaître la décision attaquée comme arbitraire dans son résultat, de sorte qu'il n'y a pas lieu d'examiner ces griefs plus avant.
3.
3.1 Invoquant une violation arbitraire de l'art. 306A de la loi genevoise de procédure civile, ainsi qu'une violation du droit d'être entendu garanti par l'art. 29 al. 2 Cst., la recourante reproche à la cour cantonale de ne pas avoir ordonné, en instance d'appel, un second échange d'écritures.
3.2 L'art. 306A al. 4 de la loi cantonale prévoit que "si un nouvel échange d'écritures apparaît nécessaire, la cour accorde des délais pour une réplique ou une duplique".
Il ressort clairement de ce texte qu'un second échange d'écritures est subordonné à la condition que la cour l'estime nécessaire. La recourante ne saurait donc prétendre que le droit cantonal lui confère le droit à un second échange d'écritures en toute hypothèse. La disposition cantonale prévoit une faculté, en laissant à la juridiction un large pouvoir d'appréciation.
Il est vrai que la cour cantonale ne pourrait pas choisir arbitrairement de faire usage ou non de cette faculté; la décision de la cour tomberait sous le coup de l'art. 9 Cst. si elle niait la nécessité d'un second échange d'écritures d'une manière insoutenable.
Il apparaît cependant d'emblée que la disposition cantonale n'offre pas à cet égard des garanties plus étendues que celles qui ont été déduites de l'art. 29 al. 2 Cst., également invoqué par la recourante. Ce premier grief n'a donc pas de portée propre et se confond avec celui de violation de l'art. 29 al. 2 Cst.
3.3 La jurisprudence a déduit du droit d'être entendu, garanti par l'art. 29 al. 2 Cst., notamment le droit pour le justiciable de s'expliquer avant qu'une décision ne soit prise à son détriment (ATF 126 I 15 consid. 2a/aa; 124 I 49 consid. 3a, 241 consid. 2; 124 II 132 consid. 2b; 124 V 180 consid. 1a, 372 consid. 3b).
Il n'est cependant pas contesté que la recourante a pu s'exprimer sans aucune réserve dans son mémoire d'appel. La question litigieuse est seulement de savoir si elle avait le droit de répliquer à la réponse de sa partie adverse.
Le principe de la célérité de la procédure (art. 6 ch. 1 CEDH) s'oppose à ce que les parties puissent se répondre sans fin, repoussant ainsi la décision judiciaire. Le droit à une réplique ne doit être admis que si la réponse contient des éléments importants et nouveaux sur lesquels la partie adverse n'avait pas pu prendre position (ATF 114 Ia 307 consid. 4b; 111 Ia 2 consid. 3).
Il faut ici rappeler que la procédure de recours de droit public impose à la partie recourante d'expliquer, dans son acte de recours, en quoi consiste la violation du principe constitutionnel invoqué (art. 90 al. 1 let. b OJ). Or, l'argumentation de la recourante est impropre à montrer que la réponse de l'intimée contenait un élément nouveau, important et inattendu, qui rendait nécessaire une réplique. On ne discerne donc ni violation de l'art. 29 al. 2 Cst., ni violation arbitraire de l'art. 306a de la loi genevoise de procédure civile.
3.4 On peut encore ajouter que le droit d'être entendu ne confère pas au justiciable le droit de choisir entre une expression orale ou une expression écrite (Müller, Commentaire de la Constitution fédérale, n° 105 ad art. 4 aCst.). Il a été constaté en l'espèce que la recourante a pu plaider devant la cour cantonale sur la réponse de sa partie adverse, de sorte que l'on ne voit pas en quoi elle aurait été entravée dans sa possibilité de s'exprimer pleinement sur tous les allégués et arguments de l'intimée.
En réalité, la recourante aurait souhaité un second échange d'écritures pour pouvoir produire de nouvelles pièces, à savoir des coupures de presse concernant la société filiale D.________.
Il est vrai que le droit d'être entendu donne aussi, à certaines conditions, le droit de fournir des preuves quant aux faits de nature à influer sur le sort de la décision (ATF 126 I 15 consid. 2a/aa; 124 I 49 consid. 3a, 241 consid. 2; 124 II 137 consid.2 b; 124 V 180 consid. a, 372 consid. 3b).
S'agissant cependant du droit de faire administrer des preuves, il faut rappeler qu'il n'existe que si la preuve a été offerte ou fournie en temps utile (ATF 106 II 170 consid. 6b) et dans les formes prescrites, si elle se rapporte à un fait pertinent qui n'est pas déjà établi et si le moyen proposé est apte à en apporter la preuve (arrêt 4P.79/2002 du 2 juillet 2002 consid. 3.1). Il n'y a pas de violation du droit d'apporter des preuves lorsqu'une possibilité efficace a été offerte, mais que la partie a négligé d'en faire usage en temps utile (cf. pour le droit à la preuve de l'art. 8 CC : ATF 126 III 315 consid. 4a; 122 III 219 consid. 3c).
En l'espèce, la question litigieuse, depuis le début de la procédure, était de savoir si la banque savait ou pouvait savoir, au moment de l'émission du prospectus, qu'il y avait eu un renversement de tendance au 4ème trimestre 1985. La recourante, en tant que partie demanderesse, devait apporter la preuve des faits permettant de constater que la responsabilité de la banque était engagée (art. 8 CC). Il lui incombait donc de produire d'emblée ces articles de presse, si elle les jugeait utiles. On ne voit pas ce qui l'en empêchait. On l'a dit, son argumentation est impropre à démontrer que ces coupures de presse ne seraient devenues pertinentes qu'à la suite de la réponse en appel de sa partie adverse. Le second échange d'écritures prévu par l'art. 306A de la loi cantonale n'est manifestement pas conçu pour permettre à une partie de rattraper un oubli dans la production de ses pièces. Dès lors que la recourante a eu l'occasion de fournir ses moyens de preuve, mais qu'elle a négligé de le faire en temps utile selon les règles cantonales (le second échange d'écritures en appel n'étant pas un droit), il n'y a pas trace d'une violation du droit d'être entendu ou d'une violation arbitraire de l'art. 306A de la loi genevoise de procédure civile.
3.5 Enfin, si la cour cantonale a ignoré une clause pertinente des conditions de l'emprunt qu'elle cite, il s'agit d'une inadvertance manifeste qui peut être corrigée dans le cadre du recours en réforme déposé parallèlement (art. 63 al. 2 OJ). La question étant liée à l'analyse juridique, une omission par inadvertance dans l'arrêt attaqué ne peut entraîner l'annulation de celui-ci par la voie du recours de droit public.
4.
Les frais et dépens doivent être mis à la charge de la recourante qui succombe (art. 156 al. 1 et 159 al. 1 OJ).
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:
1.
Le recours est rejeté.
2.
Un émolument judiciaire de 20'000 fr. est mis à la charge de la recourante.
3.
La recourante versera à l'intimée une indemnité de 25'000 fr. à titre de dépens.
4.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties et à la Chambre civile de la Cour de justice du canton de Genève.
Lausanne, le 25 septembre 2002
Au nom de la Ire Cour civile
du Tribunal fédéral suisse
Le président: La greffière: