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Ecriture agrandie
 
 
Bundesgericht 
Tribunal fédéral 
Tribunale federale 
Tribunal federal 
 
                 
 
 
4A_429/2020  
 
 
Arrêt du 5 mai 2021  
 
Ire Cour de droit civil  
 
Composition 
Mmes et M. les Juges fédéraux 
Hohl, présidente, Kiss, Niquille, Rüedi et May Canellas. 
Greffière: Monti. 
 
Participants à la procédure 
A.________ Sàrl, 
rue de la Cité 1, 1204 Genève, 
représentée par Me Efstratios Sideris, avocat, quai Gustave-Ador 2, 1207 Genève, 
défenderesse et recourante, 
 
contre  
 
B.________, 
quai Ernest-Ansermet 38, 1205 Genève, 
représenté par Me Raphaël Roux, avocat, boulevard Saint-Georges 72, 1205 Genève, 
demandeur et intimé. 
 
Objet 
contrat de travail; décision de renvoi; faits doublement pertinents, 
 
recours en matière civile contre l'arrêt rendu le 24 juin 2020 par la Chambre des prud'hommes de la Cour de justice du canton de Genève (C/19828/2018-1; CAPH/126/2020). 
 
 
Faits :  
 
A.   
A.________ Sàrl est une société statutairement destinée à exploiter une entreprise générale dans le domaine du bâtiment. 
Entre juillet 2017 et janvier 2018, B.________ a fourni des prestations (travaux de second oeuvre, maçonnerie) pour le compte de cette société sur différents chantiers qu'elle s'était vu confier par des particuliers. 
Le 15 janvier 2018, il a demandé à la société quand son salaire lui serait versé. L'intéressée lui a signifié oralement le 19 janvier 2018 qu'elle n'avait plus besoin de ses services en raison de la qualité insuffisante de ses prestations. 
 
B.  
 
B.a. Le 23 août 2018, B.________ a assigné la société en conciliation devant le Tribunal des prud'hommes du canton de Genève, juridiction compétente pour juger "[d]es litiges découlant d'un contrat de travail, au sens du titre dixième du Code des obligations" (art. 1 al. 1 let. a de la Loi genevoise sur le Tribunal des prud'hommes [LTPH]; RS/GE E 3 10).  
Le 1er février 2019, le prénommé a déposé devant ce même tribunal une demande dans laquelle il alléguait en substance avoir travaillé sur les chantiers en tant qu'employé de la société défenderesse, laquelle l'aurait engagé oralement à 100% pour une période indéterminée. Il concluait au paiement de 44'836 fr. 75 - dont à déduire 9'875 fr. déjà touchés -, à titre de salaires et d'indemnités de vacances notamment. 
La société a conclu à l'irrecevabilité de la demande, subsidiairement à son rejet. Elle a allégué avoir été liée au demandeur par une série de contrats d'entreprise plutôt que par un contrat de travail; en conséquence, elle a contesté la compétence du tribunal saisi. 
Par jugement du 20 août 2019, le Tribunal des prud'hommes a déclaré la demande irrecevable. Il a considéré que les quatre éléments constitutifs d'un contrat de travail n'étaient pas réunis et en a déduit qu'il était incompétent pour connaître du litige. 
 
B.b. Statuant le 24 juin 2020 sur appel de B.________, la Cour de justice genevoise est arrivée à la conclusion inverse, à savoir que les parties avaient eu la réelle et commune intention de conclure un contrat de travail au sens des art. 319 ss CO. En conséquence, elle a annulé le jugement, déclaré la demande recevable et renvoyé la cause au Tribunal des prud'hommes pour qu'il examine le bien-fondé et la quotité des conclusions en paiement, puis rende une nouvelle décision.  
 
C.   
La société défenderesse a saisi le Tribunal fédéral d'un recours en matière civile concluant à ce que le demandeur soit débouté de toutes ses conclusions. 
B.________ a sollicité l'assistance judiciaire, qui lui a été accordée par ordonnance du 29 septembre 2020; l'avocat de son choix a été désigné en qualité de défenseur d'office. Celui-ci a ensuite déposé une réponse au nom de son mandant, lequel est réputé s'en remettre à justice quant à la recevabilité du recours et conclure à son rejet sur le fond. L'avocat a produit une note détaillant ses heures de travail. 
L'autorité précédente s'est référée à son arrêt. 
La recourante a déposé une réplique qui n'a inspiré aucun commentaire à son adverse partie. 
 
 
Considérant en droit :  
 
1.   
Le Tribunal fédéral examine d'office et avec une cognition libre la recevabilité des recours qui lui sont adressés (ATF 141 III 395 consid. 2.1). 
L'arrêt de renvoi attaqué par le présent recours n'est pas une décision finale ni une décision partielle. La première met fin à la procédure pour un motif tiré du droit matériel ou procédural (art. 90 LTF; ATF 146 I 36 consid. 2.2) - ce qui n'est manifestement pas le cas ici. La seconde, qui est une variante de la décision finale, règle définitivement le sort de certaines des prétentions en cause (art. 91 let. a LTF, cumul objectif d'actions) ou termine l'instance à l'égard de certaines parties au procès (art. 91 let. b LTF, cumul subjectif d'actions); selon la jurisprudence, la décision partielle statue définitivement sur une partie de ce qui est demandé, alors que cette partie aurait pu donner lieu à un procès séparé et qu'il n'y a pas de risque de contradiction avec ce qui reste à juger (BERNARD CORBOZ, in Commentaire de la LTF, 2e éd. 2014, n° 10a ad art. 91 LTF; ATF 135 III 212 consid. 1.2.1-1.2.3; 141 III 395 consid. 2.2 p. 397; arrêt 4A_257/2018 du 24 octobre 2018 consid. 1.3.1). Un tel cas de figure n'est pas non plus réalisé. 
L'enjeu consiste bien plutôt à déterminer si l'arrêt attaqué est une décision incidente concernant la compétence (art. 92 LTF) ou une autre décision incidente au sens de l'art. 93 LTF. Entre notamment dans cette dernière catégorie la décision qui ne règle qu'une partie des questions de droit matériel sous-tendant une prétention (ATF 142 III 653 consid. 1.1), par exemple en tranchant le principe d'une responsabilité et en renvoyant la cause à l'instance inférieure pour qu'elle instruise les faits afférents à la quotité du dommage (arrêts 4A_96/2020 du 24 février 2020 consid. 1.3; 4A_523/2015 du 18 décembre 2015 consid. 1). Le recours immédiat est ouvert sans réserve contre une décision concernant la compétence; s'il vise une autre décision incidente, il doit satisfaire à l'une ou l'autre condition alternative posée par l'art. 93 al. 1 LTF. Avant de procéder à cet exercice de qualification, il faut rappeler les principes jurisprudentiels développés sous le nom de "théorie de la double pertinence" (consid. 2.1  infra) et les réquisits de l'art. 93 LTF (consid. 2.2  infra).  
 
2.  
 
2.1. Le canton de Genève a institué une juridiction spécialisée - le Tribunal des prud'hommes - pour juger "[d]es litiges découlant d'un contrat de travail, au sens du titre dixième du Code des obligations" (art. 1 al. 1 let. a LTPH).  
Il s'ensuit que l'existence d'un contrat de travail est un fait doublement pertinent, soit un fait déterminant pour la compétence du tribunal comme pour le bien-fondé de l'action (ATF 142 III 466 consid. 4.1 p. 469; arrêt 4A_484/2018 du 10 décembre 2019 consid. 5.2). 
En présence de tels faits, la jurisprudence prescrit de procéder de la façon suivante (ATF 141 III 294 consid. 5.2 p. 298 s.; arrêt 4A_619/2020 du 17 février 2021 consid. 2.1.2, destiné à la publication; arrêt 4A_84/2020 du 27 août 2020 consid. 5.2; arrêt précité 4A_484/2018 consid. 5.2; arrêt 4A_573/2015 du 3 mai 2016 consid. 5.2) : 
 
- Lors de l'examen de la compétence, que le juge effectue d'office  in limine litis, les faits doublement pertinents sont réputés vrais et n'ont pas à être prouvés. En s'appuyant sur les allégués, moyens et conclusions du seul demandeur, le juge doit rechercher si ces faits sont concluants, i.e. permettent de déduire juridiquement la qualification de contrat de travail, et partant le for invoqué.  
Si, à ce stade déjà, il aboutit à la conclusion qu'un tel contrat ne peut être retenu, le juge doit déclarer la demande irrecevable. Dans le cas contraire, le procès se poursuit normalement et le juge procède à l'administration des preuves. 
- Si, en examinant le fond de la cause, le juge réalise finalement qu'il n'y a pas de contrat de travail, il ne peut rendre un nouveau jugement sur la compétence mais doit rejeter la demande par une décision de fond, revêtue de l'autorité de chose jugée. Le cas échéant, il doit examiner si la prétention repose sur un autre fondement; en effet, en vertu du principe  jura novit curia (cf. art. 57 CPC), un seul et même juge doit pouvoir examiner la même prétention sous toutes ses "coutures juridiques" (arrêts précités 4A_84/2020 consid. 5.2; 4A_484/2018 consid. 5.4 et 5.5).  
 
2.2. Pour être recevable, le recours immédiat doit satisfaire à l'une ou l'autre condition alternative de l'art. 93 al. 1 LTF. Il faut ainsi que la décision puisse causer un préjudice irréparable (let. a), ou que l'admission du recours puisse conduire immédiatement à une décision finale permettant d'éviter une procédure probatoire longue et coûteuse (let. b).  
Le préjudice visé par l'art. 93 LTF est de nature juridique; il ne doit pas pouvoir être supprimé ultérieurement par une décision favorable au recourant. Un dommage économique ou de pur fait, tel que la prolongation de la procédure ou l'accroissement des frais de celle-ci, est insuffisant (ATF 144 III 475 consid. 1.2 p. 479). 
La partie recourante doit s'attacher à démontrer que l'une ou l'autre condition de l'art. 93 al. 1 LTF est réalisée, si cela n'est pas manifeste (ATF 142 III 798 consid. 2.2  in fine p. 801; arrêts 4A_436/2015 du 17 mai 2016 consid. 1.2.1  in fineet 1.3.1; 4A_662/2020 du 13 janvier 2021 consid. 2). Concernant la lettre b), elle doit détailler les questions de fait encore litigieuses et préciser quelles preuves, déjà offertes ou requises, doivent encore être administrées. La procédure probatoire, par sa durée et son coût, doit s'écarter notablement des procès habituels. La réalisation d'une telle condition ne doit être admise que de façon restrictive (ATF 133 III 629 consid. 2.4.2 p. 633; 144 III 253 consid. 1.3 p. 254; arrêts 4A_295/2020 du 28 décembre 2020 consid. 1.2; 5A_897/2014 du 6 mai 2015 consid. 2.1 et 5.3.1).  
 
2.3. En l'occurrence, B.________ a saisi le Tribunal des prud'hommes genevois d'une demande en paiement fondée sur un prétendu contrat de travail qui l'aurait lié à la défenderesse. Dans son jugement du 20 août 2019, cette autorité a rappelé que les art. 59 al. 2 let. b et 60 CPC lui enjoignaient d'examiner d'office sa compétence. Elle a recherché si les éléments constitutifs d'un contrat de travail étaient réalisés et a répondu par la négative. Elle en a déduit son incompétence  ratione materiaeet a déclaré la demande irrecevable.  
Le tribunal prud'homal a cru pouvoir rendre une décision finale sur la compétence. En réalité, le déroulement de la procédure montre que tel ne saurait être le cas. Après l'échange d'écritures, le tribunal a tenu une audience d'instruction au terme de laquelle il a rendu une ordonnance de preuves invitant le demandeur à prouver l'existence d'un contrat de travail et autorisant la partie adverse à en apporter la contre-preuve. Une audience de débats principaux s'est tenue; des témoins ont été entendus. A l'issue de l'audience, les parties ont plaidé et la cause a été gardée à juger. 
Les juges prud'homaux ont ainsi d'emblée procédé à l'instruction et à l'administration des preuves, notamment sur les faits doublement pertinents, sans avoir rendu au préalable une décision séparée sur la compétence, que la partie défenderesse n'avait au demeurant pas non plus sollicitée (sur ce mode de faire, cf. arrêt précité 4A_619/2020 consid. 3, destiné à la publication). Ils ont ensuite examiné la cause au fond en commençant par élucider la question du contrat de travail. En niant à ce stade l'existence d'un tel contrat, le tribunal des prud'hommes ne pouvait plus rendre une décision sur la compétence, mais devait bel et bien statuer sur le fond, avec autorité de la chose jugée (le cas échéant, après avoir examiné si la prétention reposait sur un autre fondement juridique). 
La Cour de justice a pour sa part retenu l'existence d'un contrat de travail - sur la base des faits dûment instruits. Elle a constaté que les premiers juges n'avaient pas examiné le bien-fondé et la quotité des prétentions pécuniaires émises par le demandeur. Aussi a-t-elle déclaré la demande recevable et renvoyé la cause au tribunal prud'homal pour qu'il statue sur ces points (art. 318 al. 1 let. c ch. 1 CPC), puis rende une nouvelle décision. 
Ce faisant, la Haute Cour cantonale a rendu une décision incidente au sens de l'art. 93 LTF. Elle a tranché une des questions juridiques sous-tendant les prétentions pécuniaires émises par le demandeur, à savoir l'existence d'un contrat de travail. Il reste encore à déterminer si et dans quelle mesure le demandeur a des prétentions salariales, etc. 
 
2.4. La recourante n'a pas tenté de démontrer que l'une ou l'autre hypothèse ouvrant la voie du recours immédiat selon l'art. 93 LTF serait réalisée. Consciemment ou non, elle a respecté la logique de la théorie des faits à double pertinence en concluant au rejet de la demande plutôt qu'à son irrecevabilité; toutefois, elle ne s'est pas intéressée à la nature de la décision entreprise, sur laquelle elle ne dit mot.  
L'exigence d'un préjudice irréparable (art. 93 al. 1 let. a LTF) n'est pas remplie. La justiciable aura en effet la possibilité de former un recours contre la décision finale statuant sur la demande en paiement et pourra contester dans ce cadre l'existence du contrat de travail. Le préjudice occasionné par la qualification prétendument erronée pourrait donc être effacé par une décision du Tribunal fédéral hypothétiquement favorable à la recourante. L'accroissement des frais procéduraux ou la prolongation de la durée procédurale ne sont pas pertinents de ce point de vue. 
Il n'est pas davantage avéré que la décision de renvoi expose les parties à une procédure probatoire longue et coûteuse (art. 93 al. 1 let. b LTF). La teneur des décisions cantonales n'établit nullement que les opérations restant à accomplir s'écarteraient notablement des procès habituels. 
 
2.5. En définitive, aucun des réquisits de l'art. 93 al. 1 LTF n'est réalisé. Il s'ensuit l'irrecevabilité du présent recours.  
 
3.   
La recourante, qui succombe, supportera les frais judiciaires (art. 66 al. 1 LTF) et les dépens de l'intimé (art. 68 al. 1 et 2 LTF), qu'elle versera directement à son avocat d'office (arrêts 4A_376/2018 du 7 août 2019 consid. 7; 4A_248/2015 du 15 janvier 2016 consid. 6). Si celui-ci ne parvient pas à les recouvrer, la Caisse du Tribunal fédéral y suppléera (art. 64 al. 2 LTF; cf., outre les arrêts précités, arrêt 4A_493/2019 du 19 mai 2020 consid. 8). 
 
 
 Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce :  
 
1.   
Le recours est irrecevable. 
 
2.   
Les frais judiciaires, arrêtés à 2'000 fr., sont mis à la charge de la recourante. 
 
3.   
La recourante versera à l'avocat d'office de l'intimé une indemnité de 2'500 fr. à titre de dépens. Au cas où ceux-ci ne pourraient pas être recouvrés, la Caisse du Tribunal fédéral versera ce montant au mandataire. 
 
4.   
Le présent arrêt est communiqué aux parties et à la Cour de justice du canton de Genève. 
 
 
Lausanne, le 5 mai 2021 
 
Au nom de la Ire Cour de droit civil 
du Tribunal fédéral suisse 
 
La Présidente : Hohl 
 
La Greffière : Monti