125 III 363
Chapeau
125 III 363
63. Extrait de l'arrêt de la Ire Cour civile du 27 juillet 1999 dans la cause Assocation Maison du Bout-du-Monde contre Ville de Genève (recours en réforme)
Regeste
Extinction du prêt à usage ( art. 309 et 310 CO ).
Si la durée du prêt n'est limitée dans le temps, ni par la convention des parties ni par l'usage convenu, le prêteur peut réclamer la chose en tout temps. Tel est le cas lorsque l'usage convenu consiste en l'exploitation d'un centre culturel et social.
A.- Le 19 septembre 1984, la Ville de Genève a cédé gratuitement l'usage d'une villa à l'Association Maison du Bout-du-Monde pour que celle-ci y exerce son activité statutaire, à savoir l'exploitation d'un centre culturel et social.
Par lettre du 22 avril 1996, la Ville de Genève a informé l'association qu'elle lui retirait l'usage de la villa, lui impartissant un délai au 31 mai 1996 pour quitter les lieux.
B.- Invoquant à la fois son droit à restitution et sa qualité de propriétaire, la Ville de Genève a déposé une demande en évacuation.
Par jugement du 23 avril 1998, le Tribunal de première instance du canton de Genève a ordonné l'évacuation de la villa.
Statuant sur appel de l'association, la Chambre civile de la Cour de justice genevoise, par arrêt du 15 janvier 1999, a confirmé ce jugement.
C.- L'Association Maison du Bout-du-Monde interjette un recours en réforme au Tribunal fédéral. Invoquant une violation des art. 309 et 310 CO , elle conclut à l'annulation de l'arrêt attaqué et au renvoi de la cause à l'autorité cantonale; subsidiairement, elle demande le déboutement de sa partie adverse.
Le Tribunal fédéral rejette le recours et confirme l'arrêt attaqué.
Extrait des considérants:
2. a) Il n'est pas contesté que les parties sont convenues que l'intimée cédait gratuitement à la recourante l'usage de la villa pour qu'elle puisse y exercer son activité statutaire. Les parties admettent que leur convention relève du droit privé et il n'y a pas lieu d'y revenir. Leur accord se caractérise comme un prêt à usage au sens de l'art. 305 CO.
b) Selon l'art. 309 al. 1 CO, lorsque la durée du contrat n'a pas été fixée conventionnellement, le prêt à usage prend fin aussitôt que l'emprunteur a fait de la chose l'usage convenu, ou par l'expiration du temps dans lequel cet usage aurait pu avoir lieu. L'art. 309 al. 2 CO ajoute que le prêteur peut réclamer la chose, même auparavant, si l'emprunteur en fait un usage contraire à la convention, s'il la détériore, s'il autorise un tiers à s'en servir, ou enfin s'il survient au prêteur lui-même un besoin urgent et imprévu de la chose.
Selon l'art. 310 CO, le prêteur est libre de réclamer la chose quand bon lui semble si le prêt a été fait pour un usage dont le but ni la durée ne sont déterminés.
c) Les parties et le juge de première instance ont estimé qu'il s'agissait en l'espèce d'un prêt pour un usage convenu, au sens du titre marginal de l'art. 309 CO, de sorte que le prêteur ne -pouvait réclamer sa chose qu'aux conditions fixées par l'art. 309 al. 2 CO.
La cour cantonale a considéré en revanche qu'il fallait appliquer l'art. 310 CO et que le prêteur était libre de réclamer la chose en tout temps.
d) Si l'on devait suivre l'opinion des parties, il en résulterait que l'emprunteur - qui est une personne morale dont le but statutaire n'est pas limité dans le temps - pourrait conserver l'usage de la chose indéfiniment, sauf s'il viole le contrat ou si le prêteur peut invoquer un besoin qui est à la fois urgent et imprévu (cf. art. 309 al. 2 CO).
L'usage de la chose étant un attribut essentiel du droit de propriété, on ne peut déjà guère imaginer que le propriétaire s'en défasse contractuellement pour l'éternité. Au demeurant, le droit suisse n'admet pas la conclusion de contrats «éternels» (cf. ATF 114 II 159 consid. 2a p. 161 et les références).
Une telle conception irait à l'encontre de la nature du prêt à usage, qui fait de la restitution l'obligation principale de l'emprunteur (art. 305 CO).
On ne voit pas pourquoi un prêteur - qui fait une libéralité en cédant l'usage gratuitement - devrait être moins bien traité qu'un bailleur, lequel pourrait, en pareilles circonstances, donner congé au locataire (cf. art. 266a ss CO).
Les parties interprètent donc les art. 309 et 310 CO d'une manière insoutenable.
e) Le prêt à usage est un contrat par lequel le prêteur s'oblige à céder gratuitement l'usage d'une chose que l'emprunteur s'engage à lui rendre après s'en être servi (art. 305 CO). Il s'agit donc d'un contrat qui porte sur la cession de l'usage d'une chose pendant une certaine durée (cf. Tercier, Les contrats spéciaux, 2e éd., n. 2296 et 2299).
Dans un contrat de durée, les parties peuvent en principe convenir, expressément ou tacitement, de la durée de leur engagement; dans ce cas, elles sont liées par la parole donnée et ne peuvent mettre fin prématurément au contrat qu'en invoquant la «clausula rebus sic stantibus» ou un juste motif prévu spécialement par la loi ou le contrat. Si la durée n'a pas été fixée expressément ou tacitement, chacune des parties peut donner congé en respectant le délai et le terme prévus par la loi ou le contrat. On retrouve les mêmes mécanismes dans tous les contrats d'usage, qui sont, par nature, des contrats de durée (pour le bail à loyer, cf. art. 257d, 257f, 258, 259b, 261, 263, 266 ss CO; pour le bail à ferme, cf. art. 282, 285, 288, 290, 292, 293, 295 ss CO; pour le prêt de consommation, cf. art. 318 CO; pour le bail à ferme agricole, cf. art. 7, 8, 16 ss LBFA [loi fédérale sur le bail à ferme agricole; RS 221.213.2]).
Il n'y a pas de raison que le législateur ait adopté des mécanismes différents pour le prêt à usage. Les art. 309 à 311 CO, qui règlent la question de l'extinction du prêt à usage, doivent donc être interprétés en harmonie avec les dispositions traitant de la même question pour d'autres contrats d'usage.
Les art. 309 à 311 CO règlent donc la durée du contrat, la résiliation anticipée et le congé ordinaire.
f) Contrairement à ce que suggèrent les parties, la doctrine ne s'exprime pas dans un sens différent.
TERCIER distingue clairement entre le contrat fait pour une durée indéterminée (op.cit., n. 2331) et le contrat fait pour une durée déterminée (op.cit., n. 2332). Les hypothèses prévues par l'art. 309 al. 2 CO et par l'art. 311 CO (mort de l'emprunteur) sont qualifiées de causes extraordinaires d'extinction du contrat (op.cit., n. 2333 à 2336).
BECKER parle de résiliation avant terme dans les hypothèses de l'art. 309 al. 2 CO (Commentaire bernois, n. 3 et 4 ad art. 309-311 CO ) et explique que si la durée du prêt n'est pas limitée par le but convenu ou d'une autre manière, l'emprunteur peut le révoquer en tout temps (op.cit., n. 5 ad art. 309-311 CO ).
SCHÄRER explique que la durée du contrat peut être déterminée en convenant d'une certaine période dans le temps ou en prévoyant un certain usage (Commentaire bâlois, n. 2 ad art. 309 CO); dans ce cas, les motifs extraordinaires d'extinction prévus par l'art. 309 al. 2 CO sont applicables (op.cit., n. 3 ad art. 309 CO). Si le prêt est d'une durée indéterminée, il faut appliquer l'art. 310 CO dont la formulation n'est pas très heureuse (op.cit., n. 1 ad art. 310 CO).
Engel explique que le terme peut être fixé par le contrat ou résulter de l'usage accompli; si l'usage n'est pas limité dans le temps ni défini par une utilisation spécifique, le prêteur peut révoquer le prêt, en tout temps, sans délai, comme bon lui semble (Contrats de droit suisse, p. 246).
g) Selon la ratio legis, l'usage mentionné par l'art. 309 al. 1 CO ne peut être qu'un usage qui permet de délimiter la durée du contrat.
Cela résulte de l'adjonction à l'art. 309 al. 1 CO des mots «ou par l'expiration du temps dans lequel cet usage aurait pu avoir lieu». Si l'emprunteur tarde à faire l'usage convenu, le contrat s'éteint lorsqu'il aurait pu le faire en agissant de bonne foi.
Cette interprétation est encore confirmée par les mots «même auparavant» qui figurent à l'art. 309 al. 2 CO et qui montrent que cette disposition régit une résiliation anticipée.
La doctrine a d'ailleurs donné des exemples d'usage convenu (au sens de l'art. 309 al. 1 CO) qui ne laissent planer aucun doute: elle évoque le prêt d'un cheval pour un cours militaire (BECKER, op.cit., n. 2 ad art. 309-311 CO ), le prêt de bijoux pour un bal ou celui d'une Rolls-Royce pour une réception (ENGEL, ibid.).
h) Les art. 309 et 310 CO doivent donc être interprétés de la manière suivante. Si la durée du prêt a été déterminée, par un terme, une durée ou l'usage convenu, les parties sont liées par cet accord et le prêteur ne peut réclamer sa chose de façon anticipée qu'aux conditions de l'art. 309 al. 2 CO. Si la durée du prêt ne peut pas être déterminée, ni par la convention des parties ni par l'usage convenu, le prêteur peut réclamer la chose en tout temps (art. 310 CO).
Cette interprétation restrictive trouve sa justification dans le caractère gratuit de la prestation du prêteur (cf., à ce sujet, Gauch, System der Beendigung von Dauerverträge, Fribourg 1968, p. 59). Elle
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est confirmée, du reste, par l'interprétation qui est faite de la disposition comparable du droit français (art. 1888 du Code civil français), la doctrine traitant comme un prêt à durée indéterminée - résiliable en tout temps par le prêteur - celui qui se caractérise par le fait que l'usage convenu ne comporte en lui-même aucune limite de temps (cf., parmi d'autres, Grua, Prêt à usage, in Juris-Classeurs, 1993, Fasc. 30, n. 24 ad art. 1888 à 1891 CCF).i) En l'espèce, il n'est pas contesté que les parties n'ont pas fixé la durée du prêt. L'usage convenu - l'exploitation par une personne morale d'un centre culturel et social - ne permet en aucune façon de limiter le prêt dans le temps. On ne peut dire en effet quand la recourante a fait l'usage convenu ou aurait pu le faire en agissant de bonne foi (art. 309 al. 1 CO). Le cas s'écarte donc totalement des hypothèses de l'art. 309 al. 1 CO, telles que le prêt d'un stylo pour signer une lettre, d'une bicyclette pour aller à la poste, de bijoux pour une soirée, d'une voiture pour un voyage, d'un logement pendant des études universitaires, etc. Lorsque - comme c'est ici le cas - la convention des parties ne permet de discerner aucune limite dans le temps, il s'agit d'un prêt d'une durée indéterminée, ce qui entraîne l'application de l'art. 310 CO, et non de l'art. 309 CO. Le prêteur pouvait donc exiger la restitution sans avoir à justifier de circonstances particulières. Ainsi, l'arrêt attaqué ne viole pas le droit fédéral et il n'est pas nécessaire de rechercher d'autres faits concernant l'usage convenu et la manière dont la villa a été effectivement utilisée.
références
ATF: 114 II 159
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