Chapeau
40130/98
C.R. c. Suisse
Décision d'irrecevabilité no. 40130/98, 14 octobre 1999
Regeste
DÉCISION D'IRRECEVABILITÉ de la CourEDH:
SUISSE: Art. 9 CEDH. Retrait de l'autorisation d'exploiter une agence de sécurité privée en raison de liens étroits entretenus avec une secte par le requérant, directeur, ainsi que par l'agence dans son ensemble.
La question de l'existence d'une ingérence pouvait rester ouverte dès lors qu'elle aurait été justifiée.
Le retrait de l'autorisation était prévu par la loi cantonale et visait les buts légitimes de protection de la sécurité publique, de l'ordre et des droits ainsi que des libertés d'autrui. Au regard de la nature de la profession d'agent de sécurité privée, souvent exercée par des titulaires d'un permis de port d'arme, et du fait que la mesure n'a pas contraint le requérant à modifier ses convictions, l'ingérence était proportionnée.
Conclusion: requête déclarée irrecevable.
Faits
de la requête n° 40130/98 présentée par C. R. contre la Suisse
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant le 14 octobre 1999 en une chambre composée de
M. C. Rozakis, président,
M. M. Fischbach,
M. L. Wildhaber,
M. B. Conforti,
M. G. Bonello,
Mme V. Stráznická,
Mme M. Tsatsa-Nikolovska, juges,
et de M. E. Fribergh, greffier de section;
Vu l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ;
Vu la requête introduite le 26 février 1998 par C. R. contre la Suisse et enregistrée le 6 mars 1998 sous le n° de dossier 40130/98 ;
Vu le rapport prévu à l'article 49 du règlement de la Cour ;
Après en avoir délibéré ;
Rend la décision suivante :
EN FAIT
Le requérant est un ressortissant français, né en 1946 et résidant à Carouge en Suisse.
Il est représenté devant la Cour par Me Soli Pardo, avocate au barreau de Genève.
Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.
A. Circonstances particulières de l'affaire
Par arrêté du 19 janvier 1988, le requérant fut autorisé par le Département cantonal genevois de justice et police (ci-après: Département cantonal) à exploiter, en qualité de sous-directeur, une agence de sécurité privée dans le canton de Genève, pour le compte d'une société privée.
Le requérant et certains de ses collaborateurs quittèrent cette agence le 8 avril 1991 et constituèrent l'équipe dirigeante d'une nouvelle agence de sécurité privée, la société U.
Par arrêté du 12 juillet 1991, P.B., un des collaborateurs du requérant dans l'agence qu'il exploita entre janvier 1988 et avril 1991, fut autorisé par le Département cantonal à exploiter cette agence, dont le but statutaire était la « prestation de services dans le domaine de la sécurité des personnes et des biens, installation d'appareils d'alarmes et de sécurité, ainsi que de toutes installations électriques et téléphoniques connexes ». La société U. regroupait une quarantaine d'agents de sécurité privés dont la majorité étaient titulaires d'un permis de port d'arme.
Par un arrêté du Département cantonal du 29 octobre 1991, le requérant fut autorisé à diriger cette nouvelle agence.
Le 24 octobre 1991 une chaîne de télévision française diffusa une émission sur la secte O., installée en France et dirigée par B. Le requérant et P.B. apparaissaient sur les images à plusieurs reprises, vêtus de capes bleu clair lors des scènes d'intérieur et de vestes de camouflage lors des scènes d'extérieur.
Le 5 mars 1992, le requérant fut entendu par la police au sujet de cette émission. Il confirma avoir pris part à la manifestation filmée et ce, afin d'assurer la sécurité du leader de la secte sollicité en cela par des amis qu'il refusa de nommer. Il nia que lui ou ses collaborateurs aient fait partie de la secte.
En 1994, des articles sur les liens entre la société U. et la secte parurent dans la presse locale. Le 18 avril notamment fut publié un article où l'un des cinq membres de l'équipe dirigeante de l'agence, V., annonçait sa qualité de membre actif (« prêtre ») de la secte.
Le 2 juin 1995, le requérant fut interpellé à la frontière par la douane française en possession de documents relatifs à la « croisade » de la secte et des films offset destinés à la fabrication d'un livre écrit par B.
Par courrier spontané du 19 juin 1995, le requérant, au nom de son agence, avertit le Département cantonal qu'il venait de licencier le directeur adjoint en raison de ses liens avec la secte et afin de « dissiper tout éventuel malentendu concernant l'indépendance de l'agence vis-à-vis de quiconque et notamment de [la secte] ».
Le 30 juin 1995, le Département cantonal avertit le requérant de son intention de lui retirer l'autorisation à l'exploitation de l'agence sécurité privée et les autorisations afférentes au motif qu'il ne répondait plus au critère d'honorabilité, condition posée par la loi sur la profession d'agent de sécurité privé du 15 mars 1985. Ce courrier invitait néanmoins le requérant à formuler une réponse écrite aux griefs avant le 10 juillet 1995.
Le 9 juillet 1995, le requérant formula, avec l'assistance d'un avocat sa réponse.
Le 14 juillet 1995, par une décision motivée, le Département cantonal disposa que le requérant ne répondant plus à la condition légale d'honorabilité, l'autorisation du 29 octobre 1991 était caduque. Le Département cantonal faisait état de la longue et minutieuse enquête menée par les services de police depuis 1991 et qui permettait de conclure formellement à l'existence de nombreux liens entre le requérant et la secte, et notamment à son appartenance à ladite secte. Il concluait que « la totale inféodation [du requérant et de toute l'agence] par rapport à la secte (...) constitue manifestement une menace pour la sécurité et l'ordre publics ».
Le requérant forma un recours devant le tribunal administratif du canton de Genève (ci-après : le tribunal administratif), qui tint plusieurs audiences du 13 juin 1996 au 16 juillet 1996. Le requérant et de nombreux témoins y furent interrogés.
Le 29 septembre 1996, le tribunal administratif rejeta le recours.
Le tribunal administratif précisa d'abord la notion d'honorabilité. Se référant notamment à l'exposé des motifs de la loi et à son commentaire, il s'exprima en ces termes :
« d. L'exposé des motifs de la LPASP et le commentaire des premiers articles de la loi, cités ci-dessus, donnent quant à eux des indications claires sur l'esprit qui anime cette législation. La commission du Grand Conseil chargée d'étudier le projet a souligné que l'on ne devait pas attribuer une arme à n'importe qui, et qu'il fallait donner à la police la possibilité d'exercer une stricte surveillance sur toutes les agences de sécurité et, de surcroît, sur toutes les personnes exerçant la fonction d'agent (Mémorial 1985 I, p. 1364).
Il faut également constater, dans la systématique de la LPASP, que parmi toutes les conditions posées pour l'octroi de l'autorisation d'exploiter une agence selon l'article 3 alinéa 1 (nationalité ou permis de séjour, exercice des droits civils, solvabilité, couverture d'assurance-responsabilité civile et réussite d'examens portant sur la législation touchant à l'exercice de la profession), la condition d'honorabilité est la seule avec celle de solvabilité qui permette, dès lors qu'elle est remplie, d'écarter le risque que l'exploitant se serve de sa situation à une fin contraire à l'ordre public, ce qui était le principal souci du législateur.
Force est par conséquent d'admettre que la notion d'honorabilité peut être interprétée de manière très large et qu'elle doit permettre à l'autorité de restreindre la liberté du commerce et de l'industrie (art. 31 al. 1 constitution fédérale) chaque fois que l'ordre public est menacé pour des raisons ayant trait aux antécédents ou au comportement d'une personne, quelle que soit la nature de cette menace. Le respect du principe de proportionnalité s'opère à travers l'appréciation qui doit être faite quant au caractère concret de cette menace.
Enfin, il faut souligner que la notion d'honorabilité n'est pas une et unique, mais qu'elle est susceptible de varier en fonction du cadre dans lequel elle est évoquée. Il va de soi par exemple que les risques que cherche à écarter la loi sur le commerce d'objets usagés ou de seconde main du 16 juin 1988 (I/3/19) sont essentiellement liés au recel. Dans ce cas, par conséquent, on pourra se montrer moins exigeant quant aux antécédents ou au comportement d'une personne que lorsque les risques sont susceptibles de s'étendre à une atteinte à l'intégrité corporelle ou à un homicide. »
Après avoir constaté que le requérant et P.B. avaient déclaré avoir travaillé bénévolement pour la secte car, sans en être membres mais seulement sympathisants, le Tribunal releva que ces deux personnes avaient également reconnu avoir payé une cotisation à la secte, avaient reçu des noms initiatiques, habituellement réservés aux membres ayant une ancienneté de dix à quinze ans. Se fondant aussi sur les déclarations de divers témoins ayant travaillé pour une des agences de sécurité précitées ou ayant été membre de la secte, le tribunal conclut que le requérant était entré dans une relation de soumission par rapport à B., lequel était une personnalité dangereuse dont la doctrine tournait autour de la survenance de l'apocalypse et qui pourrait conduire ses adeptes au suicide.
Pour arriver à cette dernière conclusion, le Tribunal se fonda notamment sur les déclarations de B. reproduites dans un compte rendu écrit de l'émission du 24 octobre 1991. Il en cita le texte suivant :
« B. gagne son trône, élève son sceptre. (...) Je suis la réincarnation de Jésus-Christ, de Gengis-Khan, de Saint-Louis et de Napoléon. (...) Un jour, j'ai liquidé dix milliards de Lémuriens et dix milliards d'Atlantes pour ne pas envenimer la situation. (...) Un autre jour, j'ai anéanti, en vingt minutes à peine, quinze mille aéronefs de Lémuriens, lancés vers nous du sud-ouest de la France. (...) Une fois, j'ai dû faire tuer un chien parce qu'un général lémurien, et pas n'importe lequel, avait pris possession de son corps. Je parle aux pierres. J'ai fait tomber le mur de Berlin. J'ai permis le voyage de milliers de bouddhas itinérants à travers le monde. »
Il cita également une déclaration de B. faite au public à Noël 1990, par l'intermédiaire du journal 24 Heures (édition du 25 décembre 1990) :
« Cette Couronne de Feu sur ma Tête symbolise le pouvoir que le Père Céleste M'a confié pour ramener l'Age d'Or sur Terre. Cette Couronne de Feu, c'est le signe que nous approchons de la fin du monde. Un choix s'impose à l'humanité entière et ce choix est terrible, car de lui dépend la survie de la Terre et de ses 5 milliards de Terriens. (...) DIEU M'a investi du pouvoir total de création et de destruction. (...)Milliards d'humains de cette Terre, quelles que soient vos religions, vos traditions, vos civilisations, si par malheur vous faisiez le mauvais choix, alors sachez-le, Je jugerai la Terre selon son choix collectif. »
Le tribunal estima que par le fait d'adhérer à un mouvement et à des idées telles, le requérant avait adopté un comportement qui ne permettait plus « de lui accorder la confiance complète nécessaire pour exploiter une agence de sécurité privée », ce qui justifiait le constat que les conditions de la délivrance de l'autorisation n'étaient plus remplies.
Le tribunal administratif estima enfin qu'il n'y avait pas atteinte à la liberté de croyance du requérant dans la mesure où le requérant pouvait demeurer membre de la secte, mais que la décision litigieuse portait atteinte à la garantie du commerce et de l'industrie, soulignant que « le fait d'exploiter une agence de sécurité n'implique évidemment pas en soi l'exercice d'une religion ».
Le 7 novembre 1996, le requérant forma un recours de droit public auprès du Tribunal fédéral. Il se plaignait d'une violation de la liberté du commerce et de l'industrie, d'une part, et de la violation de la liberté de conscience et de croyance, d'autre part.
Par un arrêt du 2 septembre 1997, le Tribunal fédéral rejeta ce recours.
S'agissant de la liberté du commerce et de l'industrie, il rappela que ladite liberté n'était pas absolue, que la condition légale de réunir « toute garantie d'honorabilité » posée à son exercice pour les agents de sécurité privée était satisfaite pour les personnes « particulièrement dignes de confiance, qualité qui dépasse la simple honorabilité ou la bonne réputation garantie par le certificat de bonne vie et moeurs ».
Il s'expliqua en ces termes sur cette considération :
« bb) Ni la loi sur la profession d'agent de sécurité privé (art. 3 LPASP a contrario), ni son règlement n'exigent la production d'un certificat de bonne vie et moeurs pour la délivrance de l'autorisation d'exploiter une agence de sécurité ou d'être engagé par une telle agence. De plus, les termes utilisés indiquent au contraire que le degré d'honorabilité exigé pour le certificat est moindre que celui requis d'un agent de sécurité. En effet, celui dont l'honorabilité « ne peut être déniée avec certitude » (art. 10 al. 1 de la loi sur les certificats de bonne vie et moeurs) n'offre pas nécessairement « toute garantie d'honorabilité » (art. 3 LPASP). Une interprétation littérale amène donc à exclure que le certificat de bonne vie et moeurs démontre une honorabilité suffisante au sens de l'art. 3 LPASP, bien qu'il puisse constituer un indice sérieux à cet égard.
cc) Une interprétation téléologique conduit à la même conclusion. En effet, la profession d'agent de sécurité implique de tels risques, à la fois pour l'agent lui-même, pour l'agence qui l'emploie, pour les clients et pour les tiers, que, l'autorité ne saurait se contenter de la production d'un certificat de bonne vie et moeurs pour en autoriser l'exercice. L'agent de sécurité dispose d'un accès privilégié aux biens et aux personnes qu'il est chargé de protéger, voire à des informations confidentielles. Il existe donc un certain danger qu'il utilise cet avantage à des fins délictueuses. De plus, cette activité implique par définition un risque accru d'atteinte disproportionnée à l'intégrité corporelle - voire à la vie - de ceux qui sont susceptibles de porter préjudice aux objets de la protection. Le péril est d'autant plus grand à cet égard que l'agent de sécurité est souvent porteur d'une arme, même s'il doit être au bénéfice du permis (cf. art. 13 LPASP). Or, tout citoyen peut, même lorsqu'il se comporte de manière correcte, être directement confronté à un agent de sécurité, par exemple lors d'un contrôle à l'entrée d'un bâtiment, d'un aéroport ou d'une manifestation. Enfin, dans la mesure où l'agent de sécurité est généralement en uniforme (même si, conformément à l'art. 12 LPASP, cet habit doit se distinguer nettement de celui utilisé par les agents des corporations de droit public) et qu'il exerce en principe des tâches similaires à celles dévolues à la police, il dispose de fait d'un pouvoir et d'une autorité supérieurs à ceux du citoyen ordinaire, dont il peut abuser (à ce sujet, cf. Peter Hilfiker, Das Recht des privaten Ueberwachungspersonals, thèse, Zurich 1984, ene particulier p. 146 ss). Les agents de sécurité et, d'autant plus, celui qui dirige une agence en ce domaine doivent donc donner toute garantie qu'ils « exerceront leur profession dans le strict respect de la législation » (cf. art. 10 al 2 LPASP) et qu'ils n'utiliseront pas leur activité à des fins contraires à al sécurité et à l'ordre publics. »
Le Tribunal fédéral disposa, qu'en l'espèce, les faits et les témoignages étaient suffisamment nombreux et concordants pour estimer qu'il y avait un risque d'atteintes graves à l'ordre et à la sécurité publics et que dès lors le requérant ne pouvait être considéré comme « particulièrement digne de confiance ». Il constata notamment que selon les déclarations d'anciens adeptes, B. exigeait de ses adeptes une allégeance absolue allant jusqu'au sacrifice suprême et à « l'élimination » de personnes si nécessaire et qu'il semblait prêt à utiliser tous les moyens pour éliminer ses ennemis. Il en conclut
« que dans ces conditions, il existe un risque certain que B. décide de dépasser le stade des incantations maléfiques et d'ordonner à ses adeptes - qui lui sont inféodés jusqu'à la mort - de se livrer à des activités criminelles à l'encontre de ses opposants. Le danger est d'autant plus grand à cet égard que l'approche de l'an 2000, ainsi que l'intensification des interventions officielles à l'encontre de G.B., sont propres à cristalliser les passions. »
Le Tribunal fédéral considéra que la mesure satisfaisait à l'exigence de proportionnalité. Il releva, d'une part, que si aucun manquement professionnel n'avait été relevé à l'encontre du requérant et aucune plainte formulée contre lui, la mesure attaquée n'était pas une mesure répressive mais préventive. Il constata, d'autre part, que la mesure était certes sévère mais estima que « l'intérêt à supprimer un risque élevé d'atteintes graves à l'ordre et à la sécurité publics » l'emportait sur l'intérêt privé du requérant à exploiter l'agence. Il déclara enfin qu'aucune mesure moins sévère n'était envisageable pour sauvegarder les intérêts publics. En particulier, subordonner l'autorisation à la condition de la rupture des liens avec la secte, serait inopérant puisque le requérant persistait à nier l'étroitesse des liens.
S'agissant de la liberté de croyance garantie par la Constitution et l'article 9 de la Convention, le Tribunal fédéral reconnut que la décision attaquée portait atteinte à la liberté religieuse du requérant, le retrait du droit d'exercer sa profession en raison de ses liens avec la secte constituant un préjudice pour des motifs religieux. Certes, la décision ne l'obligeait pas à abandonner ses convictions, mais exerçait une contrainte indirecte en ce sens. Le Tribunal fédéral constata l'existence d'une base légale à la décision attaquée en se référant à ses constatations relatives à l'obligation de réunir « toutes garanties d'honorabilité ». Il releva que, par ailleurs, la mesure en question ne se fondait pas sur ses convictions religieuses proprement dites, mais uniquement sur la gravité des risques objectifs pour l'ordre et la sécurité publics que pouvaient entraîner, avec un degré de probabilité élevé, les actes inspirés par la doctrine de la secte. La décision attaquée n'impliquait pas de parti pris sur la doctrine de la secte mais se limitait à constater l'incompatibilité de l'appartenance à cette secte avec l'exploitation d'une agence de sécurité privée. Enfin le Tribunal fédéral estima que la mesure respectait le principe de proportionnalité en ce qu'elle permettait au requérant de rester membre de la secte, de conserver ses convictions ou de les manifester et qu'elle ne constituait qu'une contrainte indirecte à cet égard. Il conclut en conséquence que l'intérêt public à supprimer le risque d'atteinte à l'ordre public l'emporte sur l'intérêt privé à ne pas subir de contrainte indirecte sur ses croyances.
B. Droit interne pertinent
L'article 2 alinéa 1 de la loi cantonale sur la profession d'agent de sécurité privé du 15 mars 1985 est ainsi libellé :
« L'exploitation d'une agence de sécurité privée sur le territoire du canton est soumise à l'autorisation préalable du département de justice et police (...). »
L'alinéa 1 lettre d de l'article 3 de cette loi se lit comme suit :
« L'autorisation d'exploiter une agence de sécurité privée est délivrée à la condition que le requérant offre, par ses antécédents et son comportement, toute garantie d'honorabilité. »
Enfin, aux termes de l'alinéa 2 de l'article 3 de la loi :
« L'autorisation d'exploiter peut être refusée si l'honorabilité du conjoint du requérant ou des personnes majeures faisant ménage commun avec lui doit être déniée. Il faut cependant que cette situation permette, compte tenu des circonstances, de conclure à l'existence d'une menace pour l'ordre public. »
GRIEFS
1. Invoquant l'article 9 de la Convention, le requérant se plaint de ce que le retrait de l'autorisation d'exploiter l'agence par le Département cantonal constitue une ingérence dans sa liberté de religion, non justifiée au regard de l'article 9 § 2.
A ce titre il allègue en premier lieu que l'ingérence n'était pas « prévue par la loi » dans la mesure où la condition d'honorabilité est une notion floue et indéterminée, qui a pu de ce fait être étendue à l'appartenance à des mouvements religieux.
Il se plaint en second lieu de ce que la mesure ne poursuivait pas un but légitime, car ni lui en tant que tel, ni même la secte dont il n'était qu'un sympathisant, ne représentent un danger pour l'ordre public.
Enfin il estime que la mesure n'était pas nécessaire dans une société démocratique car s'il y avait eu dangerosité réelle, l'Etat aurait eu les moyens d'intervenir pénalement ou civilement, or tel n'a pas été le cas.
2. Invoquant l'article 18, le requérant se plaint de ce que l'ingérence dans la liberté de religion a été disproportionnée, au vu notamment du fait qu'aucune infraction ne lui a été reprochée.
Considérants
EN DROIT
1. Le requérant se plaint de ce que le retrait de l'autorisation d'exploiter l'agence par le Département cantonal constitue une ingérence dans sa liberté de religion. Il invoque l'article 9 de la Convention libellé comme suit:
«1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui.»
La Cour rappelle en premier lieu sa jurisprudence, en vertu de laquelle la liberté de pensée, de conscience et de religion, qui se trouve consacrée à l'article 9 de la Convention, représente l'une des assises d'une « société démocratique » au sens de la Convention. Elle est, dans sa dimension religieuse, l'un des éléments les plus vitaux contribuant à former l'identité des croyants et leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme - chèrement conquis au cours des siècles - consubstantiel à pareille société (Cour eur. D.H., arrêts Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993, série A n° 260-A, p. 17, § 31 ; Otto-Preminger-Institut c. Autriche du 20 septembre 1994, série A n° 295-A, p. 17, § 47). Si la liberté religieuse relève d'abord du for intérieur, elle implique de surcroît, notamment, celle de manifester sa religion, non seulement de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi: on peut aussi s'en prévaloir individuellement et en privé. L'article 9 énumère diverses formes que peut prendre la manifestation d'une religion ou d'une conviction, à savoir le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites (Cour eur. D.H., arrêt Kalaç c. Turquie du 1er juillet 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV, p.1209, § 27).
La Cour n'estime pas nécessaire de se prononcer sur le point de savoir si le retrait de l'autorisation constitue une ingérence dans les droits garantis par l'article 9 § 1, dans la mesure où elle estime qu'à supposer l'ingérence établie, elle serait justifiée au regard du paragraphe 2 de cette disposition.
La Cour relève tout d'abord que l'autorisation a été retirée au motif que le requérant ne satisfaisait plus la condition d'offrir « toute garantie d'honorabilité », condition posée par la loi cantonale du 15 mars 1985. Le requérant argue, à cet égard, du caractère indéterminé de la notion « d'honorabilité ». Dans l'arrêt Sunday Times c/ Royaume-Uni ( arrêt du 26 avril 1976, série A n° 30, p. 31, § 49), la Cour s'est exprimée comme suit à propos des termes « prévues par la loi » repris au paragraphe 2 de l'article 9 :
« Aux yeux de la Cour, les deux conditions suivantes comptent parmi celles qui se dégagent des mots « prévues par la loi ». Il faut d'abord que la « loi » soit suffisamment accessible : le citoyen doit pouvoir disposer de renseignements suffisants, dans les circonstances de la cause, sur les normes juridiques applicables à un cas donné. En second lieu, on ne peut considérer comme une « loi » qu'une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s'entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d'un acte déterminé. »
Le libellé de bien des lois ne présente pas une précision absolue. Beaucoup d'entre elles, en raison de la nécessité d'éviter une rigidité excessive et de s'adapter aux changements de situation, se servent par la force des choses de formules plus ou moins floues. L'interprétation et l'application de pareils textes dépendent de la pratique (Cour eur. D.H., arrêt Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993, série A n° 260-A, p. 19, § 40). Ayant examiné les considérations développées à propos des termes « toute garantie d'honorabilité » par le tribunal administratif et le Tribunal fédéral qui se basèrent notamment sur les autres dispositions de la loi et son exposé des motifs, la Cour constate que l'article 2 de la loi du 15 mars 1985 était suffisamment précis pour permettre aux personnes intéressées de régler leur conduite. La mesure critiquée était donc prévue par la loi au sens de l'article 9 § 2 de la Convention.
Le requérant fait aussi valoir en outre que la mesure ne poursuivait pas un but légitime au motif que ni lui-même ni la secte ne représentaient un danger pour l'ordre public. Eu égard aux circonstances de la cause et aux termes mêmes des décisions des trois autorités compétentes, la Cour est d'avis que la mesure poursuivait des buts légitimes au sens de l'article 9 § 2 : la sécurité publique, la protection de l'ordre et la protection des droits et libertés d'autrui.
Enfin le requérant allègue que la mesure n'était pas "nécessaire dans une société démocratique". La Cour rappelle que selon sa jurisprudence constante, il faut reconnaître aux Etats contractants une certaine marge d'appréciation pour juger de l'existence et de l'étendue de la nécessité d'une ingérence, mais elle va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l'appliquent, même quand elles émanent d'une juridiction indépendante. La tâche de la Cour consiste à rechercher si les mesures prises au niveau national se justifient dans leur principe, c'est-à-dire si les motifs invoqués pour les justifier apparaissent « pertinents et suffisants », et sont proportionnées au but légitime poursuivi (arrêt Sunday Times c. Royaume-Uni du 26 novembre 1991, série A n° 217, pp. 28-29, § 50). Pour statuer sur ce dernier point, il y a lieu de mettre en balance les exigences de la protection des droits et libertés d'autrui avec le comportement reproché au requérant. Dans l'exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit considérer les décisions judiciaires litigieuses sur la base de l'ensemble du dossier (arrêt Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993, série A n° 260-A, p. 21, § 47).
Appliquant ces principes au cas d'espèce la Cour relève que le Tribunal fédéral a justifié la mesure prise, d'une part, par la gravité des risques que le comportement du requérant engendrait eu égard à la préservation de l'ordre public, à la sécurité publique et la protection des droits et libertés d'autrui. A cet égard, il a tenu compte de la nature même de la profession d'agent de sécurité privée, qui se distingue d'autres professions, notamment du fait que les personnes l'exerçant sont souvent titulaires d'un permis de port d'arme. Il a noté, d'autre part, que la mesure litigieuse ne contraint pas le requérant à abandonner ses convictions, à modifier ou abandonner sa pratique active au sein de la secte. S'agissant de la proportionnalité de la mesure, il a par ailleurs considéré qu'une mesure moins sévère, comme la subordination de l'octroi de l'autorisation à la rupture des liens avec la secte, n'aurait pas permis d'atteindre l'objectif de protection de l'ordre et de la sécurité publics, et ce, en raison du comportement même du requérant qui persistait à nier son appartenance à ladite secte. Il en ressort que les éventuelles convictions religieuses ont été pleinement prises en compte face aux impératifs de la préservation de l'ordre et de la sécurité publics et la protection des droits et libertés d'autrui. Il est également clair que ce sont ces impératifs qui fondaient la décision de retrait de l'autorisation d'exploitation de l'agence et non des objections aux convictions religieuses du requérant. Eu égard aux circonstances de l'espèce, il ne saurait en outre être reproché aux autorités nationales, comme le fait le requérant, d'avoir adopté une mesure préventive sans attendre que le danger que pouvait représenter la poursuite par le requérant de ses activités professionnelles ne soit avéré par la commission d'une infraction.
Partant la mesure litigieuse s'analyse en une mesure justifiée dans son principe et proportionnée à l'objectif visé de protection de l'ordre public et de la sécurité publique. En conséquence la Cour estime que le retrait de l'autorisation constituait une mesure "nécessaire dans une société démocratique".
Il s'ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 et doit être rejetée en application de l'article 35 § 4 de la Convention.
2. Le requérant se plaint que le retrait de l'autorisation a été disproportionné, au vu notamment du fait qu'aucune infraction ne lui a été reprochée. Il invoque l'article 18 libellé comme suit:
« Les restrictions qui, aux termes de la présente Convention, sont apportées aux droits et libertés garantis par elle ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues ».
A cet égard, la Cour rappelle que l'article 18 de la Convention n'a pas un rôle indépendant et qu'il ne peut être appliqué que conjointement à d'autres articles de la Convention. Il découle en outre des termes de l'article 18 qu'il ne saurait y avoir de violation que si le droit ou la liberté en question peut être soumis à des restrictions aux termes de la Convention (Commission eur. D.H., décision N°9009/80, Bozano c. Suisse du 12 juillet 1984, D.R. 39, p. 58).
Tel est le cas de la liberté de religion puisque ce droit peut être restreint conformément au paragraphe 2.
En l'espèce cependant, la Cour relève que le requérant ne fait état d'aucun élément montrant que les autorités auraient retiré l'autorisation pour des motifs différents de ceux avancés par elles et examinés ci-dessus. Partant, aucun détournement de pouvoir ne peut être établi et il n'y a donc aucune apparence de violation de l'article 18 de la Convention combiné à l'article 9.
Il s'ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 et doit être rejetée conformément à l'article 35 § 4 de la Convention.
Disposition
Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,
DÉCLARE LA REQUÊTE IRRECEVABLE.
Erik Fribergh Christos Rozakis
Greffier Président