73604/01
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 73604/01) dirigée contre la Confédération suisse et dont un ressortissant de cet Etat, M. Daniel Monnat (« le requérant »), a saisi la Cour le 13 juin 2001 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me C. Poncet, avocat à Genève. Le gouvernement suisse (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. P. Boillat, ancien sous-directeur de la section des droits de l'homme et du Conseil de l'Europe à l'Office fédéral de la justice.
3. Le 26 octobre 2004, la Cour (quatrième section) a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l'article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.
4. Le requérant est né en 1951 et réside à Genève.
5. Le requérant est journaliste auprès de la Société suisse de radiodiffusion et télévision (« SSR »). Au moment des faits, il était responsable de l'émission d'information « Temps présent ».
6. Les 6 et 11 mars 1997, dans le cadre de cette émission, la SSR diffusa, sur sa chaîne de télévision suisse romande (« TSR »), un reportage sur l'attitude de la Suisse pendant la deuxième guerre mondiale, intitulé « L'honneur perdu de la Suisse », dont le requérant est l'auteur.
7. L'émission suscita des réclamations de la part de groupes de citoyens qui déposèrent une plainte au sens de l'article 4 de la loi fédérale sur la radio et la télévision (« LRTV », paragraphe 19 ci-dessous) auprès de l'Autorité indépendante d'examen des plaintes en matière de radio-télévision (« Autorité de plainte »).
8. Au cours de l'instruction des plaintes, l'Autorité de plainte interrogea deux historiens, procéda à leur audition, puis, le 24 octobre 1997, elle admit les plaintes. Elle demanda à la SSR de lui soumettre dans les 90 jours dès la notification de sa décision les mesures propres à remédier à la violation constatée au sens de l'article 67 alinéa 2 LRTV (paragraphe 20 ci-dessous).
9. La SSR forma un recours contre la décision.
10. Le 1er décembre 1998, le Tribunal fédéral admit le recours pour violation du droit d'être entendue de la SSR, annula la décision attaquée et renvoya la cause à l'Autorité de plainte pour une nouvelle décision.
11. Le 27 août 1999, l'Autorité de plainte, après avoir tenu une audience à huis clos avec les parties, admit à nouveau les plaintes des citoyens.
12. Le 10 janvier 2000, la SSR, le requérant et un historien impliqué dans le reportage saisirent le Tribunal fédéral en vue de l'annulation de la décision du 27 août 1999.
13. Le 21 novembre 2000 (notification du 15 décembre), le Tribunal fédéral déclara le recours irrecevable pour le requérant, au motif que, malgré sa qualité d'auteur du reportage, il n'avait pas qualité pour agir, n'étant pas lui-même victime de la décision du 27 août 1999.
14. Dans le cas de la SSR, le Tribunal fédéral examina le recours au fond. Il jugea que, si le journalisme engagé n'était pas prohibé en soi, il devait être identifiable comme tel. En l'espèce, le journaliste s'était fait l'avocat d'une seule thèse en émettant des critiques acerbes. En bref, le Tribunal ne contesta pas le contenu de l'émission mais bien le fait que la technique utilisée, à savoir le journalisme engagé, n'avait pas été désignée comme telle. En effet, il rappela qu'au journalisme engagé s'appliquaient des règles de diligence particulièrement sévères que l'émission n'avait pas respectées. Le journaliste aurait dû informer les téléspectateurs du fait qu'il ne s'agissait pas, dans le reportage, d'une vérité incontestable mais bien d'une interprétation possible des relations entre la Suisse et l'Allemagne. Le Tribunal fédéral rejeta donc le recours de la SSR. Voici les extraits pertinents de l'arrêt :
15. Par un courrier du 26 février 2001, la SSR informa l'Autorité de plainte des mesures prises selon l'article 67 alinéa 2 LRTV suite à la décision de l'Autorité de plainte du 27 août 1999, confirmée par l'arrêt du Tribunal fédéral du 21 novembre 2000 :
16. Dans sa réponse du 26 mars 2001, l'Autorité de plainte considéra ces mesures suffisantes et renonça à proposer de prendre des mesures indiquées à l'article 67 alinéa 3 LRTV. Elle déclara ainsi la procédure close.
17. Le 10 mai 2001 [1] , l'huissier judiciaire compétent de la ville de Genève émit un « procès-verbal de constat », établissant que le reportage était « sous embargo juridique et qu'il n'était pas possible d'en obtenir une copie auprès du service des ventes de la TSR, pas plus qu'il n'était possible d'en obtenir auprès d'une télévision européenne ou étrangère du fait de cet embargo ».
18. L'article 93 de la Constitution fédérale est libellé comme il suit :
19. L'article 4 de la loi fédérale sur la radio et la télévision (LRTV) du 21 juin 1991 est ainsi libellé :
20. Les articles 58 à 66 de cette loi réglementent l'Autorité de plainte :
21. Les articles 70 à 73 englobent des dispositions pénales :
22. Le requérant allègue que la surveillance des programmes instituée par la législation suisse ainsi que la décision de l'Autorité de plainte du 27 août 1999, confirmée par le Tribunal fédéral le 21 novembre 2000, l'ont restreint dans l'exercice de sa liberté d'expression telle que prévue par l'article 10 de la Convention, ainsi libellé :
23. Le Gouvernement considère comme complètement erronée et dépourvue de fondement l'allégation du requérant selon laquelle la décision de l'Autorité de plainte du 27 août 1999 constituait en réalité une mesure d'interdiction absolue et définitive de diffuser à l'avenir son oeuvre, sous quelque forme que ce soit. Il prétend aussi que l'Autorité de plainte n'a, en vertu de l'article 67 LRTV (paragraphe 20 ci-dessus), qu'un pouvoir de constatation et n'est pas en mesure de prononcer des sanctions de quelque nature que ce soit. Elle se serait bornée à établir si l'émission mise en cause a violé le droit des programmes et, le cas échéant, d'en informer le diffuseur qui est tenu de prendre des mesures propres à remédier à la violation constatée et de prévenir toute récidive.
24. Le Gouvernement soutient aussi que l'« embargo juridique » auquel la cassette-copie de l'émission incriminée semble avoir été soumise ne découlait en aucun cas de la décision de l'Autorité de plainte ou du Tribunal fédéral et ne saurait, dès lors, engager la responsabilité du Gouvernement.
25. Le Gouvernement souligne également, à l'instar du Tribunal fédéral, que le requérant, en tant que journaliste, n'avait pas de responsabilité propre, mais qu'il était subordonné à son employeur, à savoir la SSR. A ce sujet, il est persuadé que le requérant a mentionné à tort l'article 70 LRTV (paragraphe 21 ci-dessus). Il précise à ce titre que cette mention est dépourvue de toute pertinence puisque cette disposition n'aurait pas été appliquée en l'espèce, qu'elle serait restée lettre morte depuis l'entrée en vigueur de la LRTV en 1992 et qu'il serait d'ailleurs question de la supprimer lors de la prochaine révision de cette loi.
26. En bref, le Gouvernement soutient qu'il faut déclarer irrecevable le grief tiré de l'article 10 pour défaut de la qualité de « victime » du requérant au sens de l'article 34.
27. Le requérant conteste les arguments du Gouvernement. Il est convaincu que les mesures prises à son encontre constituaient bel et bien une « mise à l'index » et une interdiction de facto et de jure de l'émission litigieuse. Il renvoie à l'appui de sa thèse au « procès-verbal de constat » de l'huissier judiciaire compétent de Genève en date du 10 mai 2001 [2] qui établit que l'émission était « sous embargo juridique ».
28. Le requérant est convaincu que les effets juridiques auxquels il est aujourd'hui confronté sont la conséquence directe de la procédure qui s'est déroulée devant le Tribunal fédéral. Il met en question, à cet égard, l'indépendance réelle de la SSR, notamment les faits que la nomination de son directeur doit être approuvée par le gouvernement fédéral et que l'essentiel de ses revenus proviennent d'une taxe fédérale, appelée « redevance ».
29. Quant à l'argument selon lequel le requérant, en sa qualité de journaliste, n'aurait pas assumé de responsabilité propre, le requérant rappelle que le journaliste suisse employé peut encourir, en vertu de la législation suisse, une responsabilité « civile » (article 41 et ss du code des obligations et article 28 du code civil) ou « pénale » pour diffamation (article 173 du code pénal).
30. La Cour rappelle qu'il appartient en premier lieu aux autorités nationales de redresser une violation alléguée de la Convention. A cet égard, la question de savoir si un requérant peut se prétendre victime de la violation alléguée, se pose à tous les stades de la procédure au regard de la Convention (voir Karahalios c. Grèce , no 62503/00, § 21, 11 décembre 2003, et Malama c. Grèce (déc.), no 43622/98, 25 novembre 1999).
31. Par « victime », l'article 34 de la Convention désigne la personne directement concernée par l'acte ou l'omission litigieux, l'existence d'un manquement aux exigences de la Convention se concevant même en l'absence de préjudice ( Brum?rescu c. Roumanie [GC], no 28342/95 , § 50, CEDH 1999-VII). Un requérant ne peut se prétendre « victime », au sens de l'article 34 de la Convention, que s'il est ou a été directement touché par l'acte ou omission litigieux : il faut qu'il en subisse ou risque d'en subir directement les effets ( Otto-Preminger-Institut c. Autriche , arrêt du 20 septembre 1994, série A no 295-A, pp. 15-16, § 39, et Norris c. Irlande , arrêt du 26 octobre 1988, série A no 142, p. 15, §§ 30 et suiv.). On ne saurait donc se prétendre « victime » d'un acte dépourvu, temporairement ou définitivement, de tout effet juridique ( Benamar et autres c. France , no 42216/98, 14 novembre 2000). La Convention n'institue pas au profit des particuliers une sorte d' actio popularis pour l'interprétation de la Convention et n'autorise donc pas les individus à se plaindre in abstracto d'une loi au seul motif qu'elle leur semble enfreindre la Convention ( Norris , précité, p. 15, § 30, et Klass et autres c. Allemagne , arrêt du 6 septembre 1978, série A no 28, pp. 17 et suiv., § 33).
32. Se tournant vers les circonstances de l'espèce, la Cour est d'avis que, dans la mesure où le requérant entend se plaindre de l'inopportunité de la surveillance des programmes instituée par la loi fédérale sur la radio et la télévision, ce grief doit être rejeté puisque le requérant conteste, dans l'abstrait, un régime juridique général, prétendument contraire à la Convention.
33. En revanche, la Cour rappelle que l'huissier judiciaire compétent de Genève a constaté, le 10 mai 2001 [3] , qu'il n'était plus possible d'acheter une copie de l'émission litigieuse, ni auprès de la TSR, ni auprès d'autres télévisions européennes, étant donné qu'elle se trouvait sous « embargo juridique ». La Cour n'est pas convaincue par l'argument du Gouvernement selon lequel l'« embargo juridique » par lequel la cassette-copie de l'émission incriminée était frappée, ne découlait aucunement de la décision de l'Autorité de plainte, confirmée ultérieurement par le Tribunal fédéral. A cet égard, elle rappelle que le « procès-verbal de constat », en date du 10 mai 2001, a été émis seulement quelques mois après que le Tribunal fédéral, par son arrêt du 21 novembre 2000, eut confirmé la recevabilité des plaintes des citoyens par l'Autorité de plainte, le 27 août 1999.2 Pour la Cour, il existait clairement un lien temporel ainsi que matériel entre l'admission des plaintes par les autorités suisses et la suspension de vente du reportage du requérant.
34. En résumé, la Cour est d'avis que le requérant peut se prétendre victime du manquement alléguée.
35. Le Gouvernement soutient, essentiellement pour les mêmes raisons qu'avancées sous l'aspect de la qualité de « victime », que l'acte ou l'omission litigieuse n'a pas constitué une ingérence dans la liberté d'expression du requérant.
36. La Cour précise que dans la mesure où le requérant entend se plaindre de l'inopportunité de la surveillance des programmes, ce grief a été déclaré irrecevable pour défaut de qualité de « victime » du requérant.
37. En revanche, il découle mutatis mutandis des arguments présentés dans l'examen de l'existence du statut de « victime » que l'admission des plaintes par les autorités compétentes s'analyse en une « ingérence » dans l'exercice de la liberté d'expression du requérant.
38. Pareille ingérence enfreint l'article 10, sauf si elle remplit les exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Reste donc à savoir si l'ingérence était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.
39. Le Gouvernement rappelle que l'activité de l'Autorité de plainte est fondée sur l'article 93 de la Constitution fédérale et les articles 58 et suivants de la LRTV (paragraphes 18 et 20 ci-dessus).
40. La Cour constate que le requérant ne conteste pas véritablement que l'ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression se fondait sur une loi au sens formel, à savoir notamment les articles 4 et 58 suivants de la loi fédérale sur la radio et la télévision (paragraphes 19 et 20 ci-dessus). Elle n'aperçoit aucune raison d'adopter un point de vue différent.
41. Le Gouvernement prétend aussi que les reproches formulés par l'Autorité de plainte à l'égard de la SSR poursuivaient sans nul doute un but légitime au sens de l'article 10 § 2 de la Convention, puisqu'ils visaient à protéger le droit des téléspectateurs de recevoir une information objective et transparente. La mesure se justifiait donc par « la protection (...) des droits d'autrui » au sens de cette disposition.
42. La Cour partage ce point de vue qui ressort, d'ailleurs, clairement de l'arrêt du Tribunal fédéral du 21 novembre 2000 (§ 8 c).
43. Le requérant ne partage pas l'avis du Gouvernement selon lequel une émission de télévision aurait, dans le monde audiovisuel pluraliste d'aujourd'hui, un impact spécifique qu'il faudrait dénier à la presse écrite.
44. Il conteste aussi l'allégation du Gouvernement d'après laquelle le téléspectateur était exposé, en suivant son émission, à un point de vue unique. A supposer que tel ait été le cas en l'espèce, il est hautement problématique, selon lui, d'imposer des restrictions à un débat historique, surtout lorsque l'objet de la discussion porte sur le rôle de la Suisse pendant l'un des événements majeurs de l'histoire de l'humanité.
45. Le requérant rappelle que l'émission à laquelle le Gouvernement fait allusion, intitulée « Nazigold und Judengeld », diffusée le 3 juillet 1997, est intervenue après celle dont le requérant est l'auteur, mais largement avant la décision de l'Autorité de plainte dans le cas d'espèce, soit le 27 août 1999. Il en tire la conclusion que si le débat sur le rôle de la Suisse a été permis avant les mesures prises à son encontre, il ne l'est plus de nos jours. Il s'ensuit également, d'après lui, qu'il est dangereux pour un collaborateur de la télévision suisse de s'exprimer sur ce sujet, impliquant des risques professionnels considérables.
46. Le requérant soutient aussi que le fait de soumettre une émission, qui ne comporte aucun risque pour la sécurité de l'Etat, ne porte pas atteinte à la personnalité d'autrui, ne comporte la commission d'aucun délit et ne viole pas la législation sur la concurrence déloyale, à une surveillance particulière afin de s'assurer de son « objectivité » aboutit à vider l'article 10 § 2 de son sens et à légaliser l'obligation de conformisme gouvernemental sur les antennes d'une télévision à caractère nécessairement monopolistiques pour l'information nationale.
47. A la lumière de l'arrêt Jersild c. Danemark (arrêt du 23 septembre 1994, série A no 298), le requérant prétend, d'une part, qu'il est faux d'affirmer que l'émission « Honneur perdu de la Suisse » ait été conçue et présentée de manière à donner au spectateur le sentiment qu'il s'agissait d'une « vérité historique unique » (citation de l'arrêt du Tribunal fédéral, § 7 a). Selon lui, l'article 10 interdit la prise de sanctions sur la base d'un prétendu devoir du journaliste de présenter des faits ou des opinions en soulignant que le point de vue évoqué à l'antenne ne serait pas le sien, qu'il ne serait pas partagé unanimement ou qu'il ne serait pas le seul possible.
48. Compte tenu de ce qui précède, le requérant soutient que l'admission des plaintes au niveau interne n'était pas nécessaire dans une société démocratique en vertu de l'article 10 § 2.
49. Le Gouvernement conteste les arguments avancés par le requérant. Il est d'avis que la surveillance des programmes de radio et télévision reste essentielle de plusieurs points de vue. Elle se justifierait, tout d'abord, par le souci de protéger le public d'influences indues, élément d'une importance particulière dans une démocratie directe. La télévision aurait un impact plus fort sur la formation de l'opinion que les autres médias. A ce titre, un régime particulier, distinct de celui applicable à la presse écrite, s'imposerait. La surveillance du contenu des programmes se justifie aussi, selon le Gouvernement, par le fait que la SSR jouit d'un statut particulier, en ce sens qu'elle est l'unique concessionnaire de service public en matière de télévision. Celui-ci lui confère des obligations et des droits spéciaux, notamment du bénéfice de la quasi-totalité du produit de la redevance radio-télévision. Il ne serait que normal que l'on puisse exercer un droit de regard sur la manière dont elle remplit sa mission au service du public tout entier.
50. Le Gouvernement précise aussi qu'une nouvelle diffusion de l'émission ne saurait d'emblée être exclue, même sur une chaîne de la SSR, à condition que cette rediffusion soit accompagnée d'une présentation adéquate laissant apparaître qu'il s'agit d'un document à thèse.
51. S'agissant de l'allégation du requérant selon laquelle les mesures administratives prises en l'espèce auraient pour effet de rendre impossible la libre circulation des opinions et de l'information sur un thème donné, le Gouvernement observe que l'exigence de présentation fidèle des événements en vertu de l'article 4 LRTV (paragraphe 19 ci-dessus) n'interdit en aucune manière l'expression d'opinions politiques ou historiques sur un thème donné. La seule exigence posée par le droit suisse serait que ces opinions soient présentées comme telles.
52. Le fait que la surveillance des programmes n'entrave pas la libre circulation des idées est, d'après le Gouvernement, bien illustré par l'exemple du reportage intitulé « Nazigold und Judengeld », diffusé le 3 juillet 1997 par la télévision de la Suisse alémanique (SF-DRS), entreprise de la SSR. Celui-ci aurait fait l'objet de nombreuses plaintes auprès de l'Autorité de plainte, mais toutes auraient été rejetées, étant donné que la présentation faite du reportage permettait clairement au téléspectateur de se rendre compte qu'il s'agissait d'un film à thèse.
53. Enfin, le Gouvernement estime peu pertinents les renvois fréquents dans le mémoire du requérant à la jurisprudence Jersild , précité, le requérant, d'une part, n'ayant pas été sujet à des poursuites pénales et, d'autre part, l'émission incriminée étant marquée par un défaut de transparence et d'indication selon laquelle il s'agissait des propres visions de l'auteur et non d'une vérité historique objective.
54. En bref, le Gouvernement estime que les mesures prises par les autorités compétentes étaient nécessaires dans une société démocratique au sens de l'article 10 § 2 de la Convention.
55. La question majeure à trancher est celle de savoir si l'ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». Les principes fondamentaux concernant cette question sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été résumés comme suit (voir, par exemple, Hertel c. Suisse , arrêt du 25 août 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI, pp. 2329-2320, § 46, Jersild , précité, p. 23, § 31, et Steel et Morris c. Royaume-Uni , no 68416/01 , § 87, CEDH 2005-II) :
56. En l'occurrence, des plaintes ont été déposées par des citoyens à l'encontre du requérant, auteur d'un reportage historique, diffusé sur une chaîne de télévision nationale dans le cadre d'une émission d'information et qui a obligé la chaîne de télévision à prendre des mesures propres à remédier à la violation des règles relatives aux programmes. L'admission des plaintes des téléspectateurs a été justifiée par les autorités compétentes au motif que la technique utilisée dans le reportage, à savoir le journalisme engagé, n'avait pas été désigné comme telle. Le requérant aurait dû informer les téléspectateurs, selon l'Autorité de plainte et le Tribunal fédéral, du fait qu'il ne s'agissait pas, dans le reportage, d'une vérité incontestable, mais bien d'une interprétation possible des relations entre la Suisse et l'Allemagne.
57. La Cour rappelle que la recherche de la vérité historique fait partie intégrante de la liberté d'expression, mais elle estime qu'il ne lui revient pas d'arbitrer la question de savoir quel rôle la Suisse a effectivement joué pendant la deuxième guerre mondiale, qui relève d'un débat toujours en cours entre historiens (voir, mutatis mutandis , Chauvy et autres c. France , no 64915/01 , § 69, CEDH 2004-VI, et Lehideux et Isorni c. France , arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VII, p. 2884, § 47). En revanche, elle a pour tâche d'examiner si, en l'espèce, les mesures litigieuses étaient proportionnées au but poursuivi. Elle est tenue, à cette fin, de mettre en balance les exigences de protection du droit des téléspectateurs de recevoir une information objective et transparente par rapport à la liberté d'expression du requérant (voir, mutatis mutandis , Vérités Santé Pratique Sarl c. France (déc.), no 74766/01, 1er décembre 2005).
58. Il convient de rappeler, ensuite, que l'article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d'expression dans le domaine du discours politique ou de questions d'intérêt général (voir Wingrove c. Royaume-Uni , arrêt du 25 novembre 1996, Recueil 1996-V, p. 1957, § 58, Lingens c. Autriche , arrêt du 8 juillet 1986, série A no 103, p. 26, § 42, Castells c. Espagne , arrêt du 23 avril 1992, série A no 236, p. 23, § 43, et Thorgeir Thorgeirson c. Islande , arrêt du 25 juin 1992, série A no 239, p. 27, § 63). Elle doit faire preuve de la plus grande prudence lorsque, comme en l'espèce, les mesures prises ou sanctions infligées par les autorités nationales sont de nature à dissuader les médias de participer à la discussion de problèmes d'un intérêt général légitime (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93 , § 64, CEDH 1999-III, et Jersild , précité, pp. 25 et suiv., § 35).
59. La Cour rappelle également que, dans l'exercice de son pouvoir de contrôle, elle doit en effet considérer l'ingérence litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire, y compris la teneur des propos reprochés au requérant et le contexte dans lequel celui-ci les a tenus ( Lingens , précité, p. 25, § 40, et Chauvy et autres , précité, § 70). Ainsi, elle met en exergue que l'émission est intervenue dans le cadre d'un débat public sur une question largement évoquée par les médias suisses et ayant profondément divisé l'opinion publique de ce pays. Les discussions sur la position que les personnes responsables ont adoptée pendant la deuxième guerre mondiale, c'est le Tribunal fédéral qui le rappelle lui-même (arrêt, § 5 b), étaient particulièrement animées au moment où l'émission du requérant est intervenue, à savoir au début de l'année 1997, surtout en raison de la question relative aux fonds en déshérence.
60. Il convient de ne pas perdre de vue non plus que les limites de la critique admissible sont plus larges pour les hommes politiques et fonctionnaires agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles que pour un simple particulier ( Oberschlick c. Autriche (no 2), arrêt du 1er juillet 1997, Recueil 1997-IV, p. 1275, § 29, et Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94 , § 33, CEDH 1999-I). En l'occurrence, la critique exprimée par l'émission incriminée ne visait pas le peuple suisse et son attitude pendant la deuxième guerre mondiale, mais les dirigeants de la Suisse pendant cette période. La marge d'appréciation des tribunaux suisses était, dès lors, plus étroite en l'espèce.
61. Compte tenu de ce qui précède, la liberté d'expression dans le contexte d'une émission télévisée et soulevant un sujet d'intérêt général majeur en cause, les autorités suisses ne disposaient que d'une marge d'appréciation restreinte pour juger de l'existence d'un « besoin social impérieux » de prendre les mesures dont il est question contre le requérant. La Cour entend en conséquence procéder à un examen des plus scrupuleux de la proportionnalité de ces mesures au but légitime au sens de l'article 10 § 2 ( Radio France et autres , précité, § 34).
62. Force est de constater, d'emblée, qu'aucune plainte de personnes visées dans l'émission litigieuse, ou leurs descendants, n'a apparemment été introduite devant les tribunaux suisses afin de faire valoir, le cas échéant, des atteintes éventuelles à leur personnalité ou leur réputation. Le Gouvernement ne prétend pas non plus que les allégations du requérant étaient susceptibles de porter atteinte à la sécurité de la Suisse ou les fondements de l'état de droit ou de la démocratie. N'était pas non plus en jeu la divulgation d'informations confidentielles au sens de l'article 10 § 2. En bref, l'Autorité de plainte n'a pas à proprement dit critiqué le contenu du reportage en cause (voir l'arrêt du Tribunal fédéral, §§ 6 b) et 7 c)).
63. La Cour considère le fait que quelques téléspectateurs mécontents ou surpris par l'émission ont déposé des plaintes à la suite de la diffusion du reportage ne constitue pas une raison suffisante, en soi, qui puisse justifier la prise de mesures. Elle rappelle, à cet égard, que la liberté d'expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de « société démocratique » ( Lehideux et Isorni , précité, p. 2887, § 55, et Murphy c. Irlande , no 44179/98 , § 72, CEDH 2003-IX (extraits)). Cela vaut aussi, comme en l'espèce, lorsqu'il s'agit du débat historique, « dans des domaines où la certitude est improbable » (voir, mutatis mutandis , Hertel , précité, p. 2330, § 50, et Vérités Santé Pratique Sarl, précité) et qui continuent à faire l'objet de débats parmi les historiens ( Lehideux et Isorni , précité, p. 2887, § 55).
64. La Cour relève aussi que les événements historiques évoqués dans l'émission litigieuse se sont produits plus de cinquante ans avant celle-ci. Même si des propos tels que ceux du requérant sont toujours de nature à ranimer la controverse dans la population, le recul du temps entraîne qu'il ne conviendrait pas, cinquante ans après, de leur appliquer la même sévérité que dix ou vingt ans auparavant. Cela participe des efforts que tout pays est appelé à fournir pour débattre ouvertement et sereinement de sa propre histoire ( Lehideux et Isorni , précité, p. 2887, § 55 ; voir aussi, mutatis mutandis , Editions Plon c. France , no 58148/00 , § 53, CEDH 2004-IV, dans laquelle la Cour a réitéré le principe selon lequel le passage du temps doit nécessairement être pris en compte pour apprécier la compatibilité avec la liberté d'expression d'une interdiction d'un livre, par exemple).
65. La raison principale pour laquelle les plaintes ont été admises par l'Autorité de plainte ainsi que par le Tribunal fédéral réside dans le fait que le reportage ne faisait pas suffisamment mention du caractère « subjectif » de son contenu. A cet égard, la Cour rappelle que quiconque, y compris un journaliste exerçant sa liberté d'expression, assume des « devoirs et responsabilités » dont l'étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, mutatis mutandis, Handyside c. Royaume-Uni , arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, § 49 in fine ), peut-être d'autant plus s'agissant, comme en l'occurrence, d'un service public de télévision.
66. Ainsi, tout en reconnaissant le rôle essentiel qui revient aux médias dans une société démocratique, la Cour estime qu'il faut rappeler que les journalistes ne sauraient en principe être déliés par la protection que leur offre l'article 10 de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun. Le paragraphe 2 de l'article 10 pose d'ailleurs les limites de l'exercice de la liberté d'expression. Cela est valable même quand il s'agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d'intérêt légitime (Bladet Tromsø et Stensaas , précité , § 65).
67. Ainsi, la Cour rappelle qu'en raison des « devoirs et responsabilités » inhérents à l'exercice de la liberté d'expression, la garantie que l'article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d'intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi, de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique ( Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95 , § 54, CEDH 1999-I).
68. S'agissant des « devoirs et responsabilités » d'un journaliste, l'impact potentiel du moyen d'expression concerné doit être pris en considération dans l'examen de la proportionnalité de l'ingérence. Dans ce contexte, la Cour a expliqué qu'il faut tenir compte du fait que les médias audiovisuels ont des effets beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite ( Jersild , précité, pp. 23 et suiv., § 31, Murphy , précité, § 69, et Radio France et autres , précité, § 39). Dès lors, les autorités internes jouissent a priori d'une marge d'appréciation plus ample s'agissant, comme en l'espèce, d'un reportage télévisé.
69. Compte tenu de ce qui précède, la Cour n'est pas convaincue que les motifs retenus par le Tribunal fédéral étaient « pertinents et suffisants », même s'agissant des informations diffusées par l'intermédiaire d'un reportage télévisé par une chaîne de télévision publique, pour justifier l'admission des plaintes contre l'émission « L'honneur perdu de la Suisse ».
70. En ce qui concerne la « proportionnalité » de l'ingérence litigieuse, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu'il s'agit de mesurer la proportionnalité de l'ingérence (voir, par exemple, Chauvy et autres, précité, § 78).
71. A la lumière de l'ensemble des circonstances de l'espèce, la Cour est d'avis que l'admission des plaintes par les autorités suisses ne représentait pas, compte tenu, notamment, de l'intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté d'expression, de la marge d'appréciation réduite s'agissant des informations d'intérêt général, du fait que la critique visait en l'espèce les agissements de hauts fonctionnaires gouvernementaux et d'hommes politiques, ainsi que de la nature sérieuse du reportage litigieux et des recherches sur lesquelles il s'appuyait, un moyen raisonnablement proportionné à la poursuite du but légitime visé.
72. Le requérant prétend qu'il n'a pas été entendu publiquement devant les autorités suisses, comme l'exige l'article 6 § 1 de la Convention, libellé ainsi dans sa partie pertinente :
73. Le Gouvernement note, d'abord, que le requérant n'a pas épuisé les voies de recours internes, dans la mesure où il n'a pas, même en substance, exposé l'allégation portant sur l'article 6 de la Convention devant les instances internes. Il aurait dû employer les voies de recours offertes par le droit ordinaire, à savoir par exemple les actions découlant de la protection de la personnalité, du code des obligations, du droit pénal ou encore de la loi sur la concurrence déloyale.
74. Le Gouvernement tire ensuite un motif d'irrecevabilité de la prétendue inapplicabilité de l'article 6 au cas d'espèce. A ce titre, il juge utile de rappeler que l'Autorité de plainte ne peut que constater la violation du droit des programmes et ne dispose d'aucun pouvoir de sanction. Dès lors, l'article 6 ne saurait s'appliquer dans son volet « pénal ».
75. Le requérant conteste les arguments du Gouvernement. Il rappelle qu'en sa qualité d'auteur de l'émission litigieuse, il est le titulaire exclusif du droit de diffuser son oeuvre, notamment par la radio, la télévision ou des moyens analogues. Il estime également que les débats devant les autorités ont porté sur une véritable contestation au sens de la jurisprudence de la Cour dont l'issue a un impact décisif sur le droit litigieux. Cette condition serait incontestablement remplie en l'espèce, le débat ayant intégralement porté sur l'usage licite ou illicite, dans le passé, le présent et à l'avenir, de l'ouvre du requérant.
76. La Cour ne s'estime pas tenue de répondre à la question de l'applicabilité des garanties découlant de l'article 6 à la présente affaire, étant donné qu'elle déclare irrecevable ce grief pour une autre raison.
77. Elle réitère le principe selon lequel chaque grief dont on entend saisir la Cour doit avoir été soulevé auparavant, du moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant les juridictions nationales appropriées ( Ankerl c. Suisse , arrêt du 23 octobre 1996, Recueil 1996-V, p. 1565, § 34).
78. Force est de constater que le requérant n'a aucunement fait valoir devant les juridictions internes, même en substance, le grief tiré de l'article 6 § 1 de la Convention.
79. Il s'ensuit que ce grief doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l'article 35 §§ 1 et 4.
80. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
81. Le requérant ne sollicite aucun montant au titre du dommage matériel.
82. Quant au tort moral, il se limite à demander la levée de l'interdiction dont son émission fait prétendument l'objet.
83. Le Gouvernement estime avoir suffisamment démontré, dans ses observations du 7 mars 2005, qu'une telle interdiction n'existait pas.
84. La Cour ne juge pas nécessaire d'examiner la véracité de l'allégation du requérant selon laquelle l'interdiction de l'interdiction du reportage subsiste encore. Elle rappelle que, mis à part les violations découlant d'une situation à caractère structurel dont il ne saurait être question en l'espèce ( Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96 , §§ 188-194, CEDH 2004-V), l'Etat défendeur demeure libre, sous le contrôle du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe, de choisir les moyens de s'acquitter de son obligation juridique au regard de l'article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l'arrêt de la Cour ( Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00 , § 119, 1er mars 2006).
85. Le requérant demande 2 000 francs suisses (CHF) pour frais. De surcroît, il fait valoir 74 heures de travail de son avocat auxquelles s'ajoutent 27 heures de travail des collaborateurs de ce dernier.
86. Le Gouvernement est persuadé que le requérant n'a pas satisfait au devoir de soumettre ses prétentions chiffrées et ventilées par rubrique et accompagnées des justificatifs pertinents. Ainsi, les prétentions devraient a priori être rejetées à la lumière de l'article 60 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour. En tout état de cause, le Gouvernement invite la Cour à ne pas octroyer à la partie adverse une somme excédant 5 000 CHF au titre du remboursement de ses frais et dépens.
87. La Cour rappelle que, lorsqu'elle constate une violation de la Convention, elle peut accorder aux requérants le remboursement des frais et dépens qu'ils ont engagés devant les juridictions nationales pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation ( Zimmermann et Steiner c. Suisse , arrêt du 13 juillet 1983, série A no 66, p. 14, § 36, et Hertel , précité, p. 2334, § 63). Il faut aussi que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux ( Bottazzi c. Italie [GC], no 34884/97 , § 30, CEDH 1999-V, et Linnekogel c. Suisse , no 43874/98 , § 49, 1er mars 2005).
88. En l'occurrence, la Cour est d'avis qu'il y a lieu de tenir compte du fait que les griefs du requérant ont été en partie déclarés irrecevables ( Olsson c. Suède (no 2) , arrêt du 27 novembre 1992, série A no 250, p. 59, § 150, et Linnekogel, précité, § 50).
89. Compte tenu des éléments en sa possession ainsi que des critères dégagés dans sa jurisprudence, la Cour, statuant en équité, octroie au requérant la somme globale de 3 500 euros.
90. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.