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12433/86


Lüdi Ludwig gegen Schweiz
Urteil no. 17/1991/269/340, 15 juin 1992

Regeste

SUISSE: Art. 8 CEDH. Mise sur table d'écoutes doublée de l'intervention d'un agent infiltré.

La mise sur table d'écoutes constitue une ingérence dans la vie privée et la correspondance, prévue par la loi et poursuivant le but légitime de prévention des infractions pénales".
Quant au recours à un agent infiltré, l'opération se situait dans le contexte d'une transaction sur de la cocaïne et tendait à arrêter les commanditaires; elle ne touchait ni en soi ni par sa combinaison avec les écoutes téléphoniques, à la sphère de la vie privée. L'intéressé devait se rendre compte qu'il risquait de rencontrer un fonctionnaire de police infiltré chargé de le démasquer.
Conclusion: non-violation de l'art. 8 CEDH.

SUISSE: Art. 6 par. 1 et 3 let. d CEDH combinés. Mise sur table d'écoutes doublée de l'intervention d'un agent infiltré. Utilisation dans la procédure pénale de rapports établis par cet agent et non-audition de ce témoin lors du procès.

Rappel de la jurisprudence de la Cour relative à la production et à la recevabilité des moyens de preuve ainsi qu'à la notion de "témoin". En l'espèce, condamnation reposant notamment sur des dépositions écrites d'un officier de police assermenté dont le juge d'instruction n'ignorait pas la mission. Le refus du magistrat et des juridictions de jugement d'entendre l'agent infiltré n'a à aucun moment de la procédure permis au requérant ou à son conseil de l'interroger ou de jeter le doute sur sa crédibilité. Possibilité pourtant de le faire de manière à prendre en compte l'intérêt légitime des autorités de police à préserver l'anonymat de leur agent. Limitation des droits de la défense telles qu'elles ont privé l'intéressé d'un procès équitable.
Conclusion: violation de l'art. 6 par. 1 et 3 let. d CEDH combinés.





Faits

En l'affaire Lüdi c. Suisse, [1]
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention")[2]? et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
J. Cremona,
F. Matscher,
B. Walsh,
A. Spielmann,
S.K. Martens,
A.N. Loizou,
F. Bigi,
L. Wildhaber,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 27 janvier et 26 mai 1992,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 8 mars 1991, puis par le gouvernement de la Confédération suisse ("le Gouvernement") le 25 avril 1991, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 12433/86) dirigée contre la Suisse et dont un ressortissant de cet État, M. Ludwig Lüdi, avait saisi la Commission le 30 septembre 1986 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration suisse reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46), la requête du Gouvernement aux articles 45, 47 et 48 (art. 45, art. 47, art. 48). Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'État défendeur aux exigences des articles 6 paras. 1 et 3 d) et 8 (art. 6-1, art. 6-3-d, art. 8).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a exprimé le désir de participer à l'instance et a désigné son conseil (article 30), que le président a autorisé à employer l'allemand (article 27 par. 3).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit Mme D. Bindschedler-Robert, juge élu de nationalité suisse (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 22 mars 1991, M. F. Matscher, agissant sur délégation de ce dernier, a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. J. Cremona, J. Pinheiro Farinha, A. Spielmann, S.K. Martens, I. Foighel, A.N. Loizou et F. Bigi, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
Par la suite, MM. F. Matscher, suppléant, et L. Wildhaber, juge national, ont remplacé respectivement M. Pinheiro Farinha et Mme Bindschedler-Robert, qui avaient donné leur démission et dont les successeurs à la Cour étaient entrés en fonctions avant l'audience (articles 2 par. 3 et 22 par. 1 du règlement).
4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du Gouvernement, le délégué de la Commission et l'avocat de l'intéressé au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires du requérant et du Gouvernement le 23 août. Le 28 octobre, le secrétaire de la Commission l'a informé que le délégué s'exprimerait oralement.
5. Le 10 septembre 1991, la Commission a fourni divers documents que le greffier lui avait demandés sur les instructions du président.
Le 10 janvier 1992, un empêchement de M. Foighel a entraîné son remplacement par M. B. Walsh, suppléant (articles 22 par. 1 et 24 par. 1 du règlement).
6. Ainsi que l'avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 22 janvier 1992, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
MM. O. Jacot-Guillarmod, sous-directeur
de l'Office fédéral de la justice, chef de la division des
affaires internationales, agent,
T. Maurer, président
du Tribunal pénal économique du canton de Berne,
F. Schürmann, membre
de la section du droit européen et des affaires
internationales, Office fédéral de la justice, conseils;
- pour la Commission
M. S.Trechsel, délégué;
- pour le requérant
Me P.Joset, avocat, conseil,
M. D. Krauss, professeur
à l'Université de Bâle, conseiller.
La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions, MM. Jacot-Guillarmod et Maurer pour le Gouvernement, M. Trechsel pour la Commission, MM. Joset et Krauss pour le requérant.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
7. De nationalité suisse, M. Ludwig Lüdi réside à Röschenz, dans le canton de Berne.
8. En 1983, alors qu'il se trouvait en Allemagne, il fut inculpé de trafic de stupéfiants. Le 30 novembre, la 16e chambre pénale du tribunal régional de Stuttgart rendit une ordonnance de non-lieu fondée sur certains obstacles procéduraux, notamment l'intervention d'un agent infiltré (V-Mann) allemand.
Sur recours du ministère public, la Cour fédérale de Justice (Bundesgerichtshof) cassa, le 23 mai 1984, ladite ordonnance et renvoya l'affaire devant le tribunal régional de Stuttgart. Celui-ci suspendit la procédure sine die au motif que l'intéressé et son coaccusé, qui se trouvaient en liberté depuis le 2 septembre 1983, avaient regagné la Suisse.
A. L'intervention de l'agent infiltré et l'arrestation du requérant
9. Le 15 mars 1984, la police allemande informa la police cantonale bernoise que le requérant avait demandé à un compatriote, rencontré pendant sa détention, 200 000 francs suisses pour financer l'achat en Suisse d'environ 5 kg de cocaïne.
Afin d'obtenir de plus amples renseignements sur le trafic de stupéfiants et de saisir la substance en question, le juge d'instruction du tribunal de Laufon ouvrit une enquête préliminaire le 15 mars 1984; il ordonna de surcroît, avec l'accord de la chambre d'accusation de la cour d'appel du canton de Berne et en vertu de l'article 171 b) du code bernois de procédure pénale (paragraphe 26 ci-dessous), la mise sur écoute des conversations téléphoniques de M. Lüdi.
Le 20 juin, la chambre d'accusation consentit à la prolongation des écoutes jusqu'au 15 septembre 1984.
10. D'autre part, la police de Laufon et l'unité spéciale pour la lutte anti-drogue désignèrent un membre assermenté de la police cantonale bernoise qui, sous le pseudonyme de Toni, devait se faire passer pour un acheteur potentiel de la cocaïne. Elles agissaient avec l'autorisation de l'état-major de la police cantonale et informèrent de leur plan le juge d'instruction du tribunal de Laufon.
11. D'après le Gouvernement, Toni avait participé du 12 au 13 décembre 1978 à un cours destiné aux fonctionnaires cantonaux chargés de la lutte contre le trafic de stupéfiants et visant à les rendre attentifs aux limites de leur mission d'infiltration et aux dispositions légales pertinentes. Juste avant son intervention dans la présente affaire, Toni se vit rappeler, lors d'un entretien avec ses supérieurs, les bornes à ne pas franchir.
12. Le requérant rencontra Toni les 19 et 21 mars, le 15 mai et les 5 et 14 juin 1984, chaque fois à l'initiative de l'agent, dont il ignorait l'identité réelle, l'adresse et le numéro de téléphone.
13. Arrêté le 1er août 1984, il fut inculpé de trafic illicite de stupéfiants. Le même jour, le juge d'instruction du tribunal de Laufon mit fin aux écoutes. Par une lettre du 22 août 1984, il avisa l'intéressé qu'il en avait ordonné et qu'elles avaient duré du 15 mars au 2 juin 1984.
Selon les rapports de Toni, M. Lüdi avait promis de vendre à celui-ci, agissant en tant qu'intermédiaire, 2 kg de cocaïne d'une valeur de 200 000 francs suisses, et avait emprunté 22 000 francs suisses à un tiers pour l'achat de cocaïne ou d'autres stupéfiants.
14. Le 3 août 1984, la police perquisitionna au domicile du requérant et trouva des traces de cocaïne et de haschisch sur un certain nombre d'objets.
15. Le 5 septembre 1984, le juge d'instruction du tribunal de Laufon ordonna l'élargissement de l'inculpé, au motif que celui-ci avait passé d'"amples aveux sur les parties essentielles de l'instruction [et qu']il n'y a[vait] donc plus aucun risque de collusion ni de fuite".
Se fondant sur les résultats de l'enquête préliminaire, la police bernoise déposa une dénonciation le 25 octobre 1984.
B. La procédure devant le tribunal de district de Laufon
16. Le 4 juin 1985, le tribunal de district de Laufon reconnut l'intéressé coupable de sept infractions à la loi fédérale sur les stupéfiants et lui infligea trois ans d'emprisonnement. Afin de préserver l'anonymat de l'agent infiltré, il refusa de citer ce dernier comme témoin à charge; d'après lui, les procès-verbaux des écoutes téléphoniques et les rapports de l'agent établissaient clairement que même sans l'intervention de ce dernier, M. Lüdi avait eu l'intention de servir d'intermédiaire pour livrer d'importantes quantités de stupéfiants.
C. La procédure devant la cour d'appel de Berne
17. M. Lüdi en appela de sa condamnation pour deux des sept infractions: la tentative de livrer de la cocaïne à Toni et celle d'acheter de la cocaïne ou une autre drogue grâce à l'emprunt qu'il avait contracté.
18. Le 24 octobre 1985, la cour d'appel de Berne (1ère chambre) confirma le jugement du 4 juin 1985 (paragraphe 16 ci-dessus). Il renonça, lui aussi, à ouïr l'agent infiltré.
Il constata que l'administration des preuves devant le premier juge avait corroboré pour l'essentiel le contenu du rapport de Toni, notamment quant au déroulement général des faits. Elle révélait nettement que l'intéressé, qui du reste ne le contestait pas, avait déployé des efforts intensifs pour procurer à Toni 2 kg de cocaïne, pris contact avec M. puis avec B., voyagé au Tessin, ainsi qu'en Italie, et organisé des rencontres entre Toni et un fournisseur éventuel. Après avoir minimisé les choses au départ, il s'était en définitive résolu à reconnaître tous ces éléments qui ressortaient en partie aussi de l'écoute de ses entretiens téléphoniques ainsi que des déclarations de M. On devait considérer comme établi que M. Lüdi avait été le premier à parler avec S. de l'achat de cocaïne; S. l'avait d'ailleurs confirmé, bien que sur ce point il eût quelque peu atténué ses dépositions initiales.
Le tribunal répondit ensuite à la thèse du requérant selon laquelle l'article 23 par. 2 de la loi fédérale sur les stupéfiants ne s'appliquait pas aux activités de Toni: l'accusé tombait sous le coup de l'article 19 de ladite loi du seul fait qu'avant son premier contact avec l'agent infiltré il avait envisagé un important marché portant sur de la cocaïne.
Enfin, les procès-verbaux circonstanciés des écoutes indiquaient très clairement que M. Lüdi avait tenté avec obstination (beharrlich), et de sa propre initiative, de se livrer à un trafic de cocaïne et qu'il avait à cette fin songé à engager Toni comme "financier" car lui-même ne disposait pas des moyens appropriés.
D. Les recours devant le Tribunal fédéral
19. Le condamné saisit alors le Tribunal fédéral d'un recours de droit public et d'un recours en nullité.
20. Dans le premier, il alléguait une atteinte à son droit au respect de sa vie privée, incompatible avec l'article 8 (art. 8) de la Convention. Il avançait d'abord que la mise sur écoute de ses conversations téléphoniques n'était pas "prévue par la loi" et ne se justifiait pas au regard du paragraphe 2 car on le soupçonnait simplement d'avoir eu l'intention de commettre une infraction; d'autre part, il dénonçait l'intervention d'un agent infiltré, destinée, selon lui, à l'inciter à se livrer à un trafic de stupéfiants. Il alléguait en outre que les écoutes téléphoniques ne pouvaient servir de preuve et qu'à elle seule la lecture des rapports de l'agent, sans audition de celui-ci, avait nui à l'exercice de ses droits de défense, au mépris de l'article 6 (art. 6).
21. Le 8 avril 1986, le Tribunal fédéral rejeta le recours de droit public par les motifs suivants:
"(...)
a) Le recours de droit public soulève deux objections aux écoutes téléphoniques ordonnées. D'abord, une mesure de surveillance aurait été prescrite au stade des 'enquêtes préliminaires de police' alors qu'elle n'était nullement réglée par la loi; une instruction préparatoire n'aurait été entamée que pour sauver les apparences. En second lieu, l'appelant prétend que le droit de la procédure pénale de Berne ne permet aucune surveillance téléphonique préventive; or, la présente affaire ne concernerait pas l'instruction d'une infraction qui avait été commise, mais des infractions sur le point de se produire.
b) Aux termes de l'article 171 b) du code de procédure pénale du canton de Berne (StrV), le juge d'instruction peut ordonner la surveillance de la correspondance postale et des communications téléphoniques ou télégraphiques d'un prévenu 'si la poursuite pénale a pour objet un crime ou un délit dont la gravité ou la particularité justifie l'intervention, ou un acte punissable commis au moyen du téléphone'. Il n'est pas contesté qu'en l'espèce l'ordre de mise sur écoute téléphonique émanait de l'autorité compétente et que les règles procédurales visées à l'article 171 c) du StrV furent respectées. Il ne ressort pas du code de procédure pénale que le droit cantonal exclue les écoutes téléphoniques à la phase préliminaire de l'enquête; l'appelant ne l'a pas non plus démontré. La mise sur écoutes est souvent indiquée précisément au début d'investigations, selon les circonstances. De ce point de vue, rien n'indique que l'ordonnance dénoncée ait pu enfreindre la Constitution ou soit due à une interprétation arbitraire du droit cantonal.
c) Il n'y a pas lieu de rechercher en l'occurrence si, d'après le libellé de l'article 171 b) du StrV, la surveillance téléphonique et les autres mesures qu'il réglemente doivent se borner strictement à l'instruction des infractions déjà commises, excluant ainsi la possibilité d'une surveillance préventive lorsqu'il existe de fortes présomptions que des infractions sont sur le point de se commettre. D'après l'article 19 par. 1, alinéa 6, de la loi sur les stupéfiants (Betäubungsmittelgesetz), celui qui prend des mesures pour participer de quelque manière à la distribution, au transport ou à la détention de drogue, a déjà commis une infraction. Par son comportement tel que l'Allemagne l'avait rapporté, c'est-à-dire sa recherche d'un financement pour un trafic de cocaïne, Lüdi avait déjà pris des mesures dans le sens indiqué ci-dessus, de sorte que les éléments de l'infraction se trouvaient constitués et que la surveillance téléphonique ordonnée avait trait non seulement à la découverte d'infractions projetées, mais encore à l'instruction d'actes criminels d'ores et déjà commis.
En outre, on pourrait interpréter l'article 171 b) du StrV par analogie et y voir aussi la base légale de mesures préventives lorsque la gravité ou la particularité de l'infraction présagée justifie l'intervention. La surveillance téléphonique ordonnée en l'espèce en raison de graves soupçons n'a assurément pas constitué un abus de droit.
3. a) L'intervention d'agents infiltrés n'est pas expressément réglée dans le droit de procédure pénale suisse, mais selon l'opinion dominante elle est admissible en principe lorsque la nature des infractions peut justifier l'intervention d'un agent infiltré et lorsque ce dernier examine d'une manière essentiellement passive l'activité délictueuse, sans exercer sur autrui une influence incitative à commettre un acte criminel. (...) A l'article 23 par. 2 de la loi fédérale sur les stupéfiants, le législateur fédéral a expressément tenu compte de la possibilité de recourir aux services d'agents infiltrés dans le domaine du trafic des stupéfiants.
b) Le recours de droit public (...) ne conteste pas d'une manière générale et par principe l'admissibilité d'une enquête par agent infiltré du point de vue de la prééminence du droit, mais il exprime l'idée que le recours à pareil agent s'analyse en une grave ingérence dans la vie privée et la liberté personnelle de l'intéressé et qu'une telle ingérence n'est possible dans un État de droit que si elle a une base légale suffisamment précise (...)
La jurisprudence et la doctrine suisses n'ont pas examiné jusqu'ici la condition d'une base légale pour le recours à des agents infiltrés, qu'elles n'ont pas expressément reconnu comme une restriction à la prééminence du droit. Il s'agirait d'une prolongation et d'une extension des motifs du législateur sous- jacents à la condition d'une réglementation légale des écoutes téléphoniques et des mesures d'investigation similaires. Alors que les mesures coercitives prévues par le droit de procédure pénale (telles l'arrestation, la perquisition au domicile, etc.) vont clairement à l'encontre de la volonté de la personne concernée dotée de droits protégés par la loi, et que la surveillance clandestine des communications téléphoniques, postales et télégraphiques porte atteinte, dans l'intérêt de la répression de la criminalité, à des sphères privées protégées par la loi, la problématique de l'intervention d'agents infiltrés se situe sur un plan différent: la liberté personnelle de l'individu concerné ne se trouve pas restreinte; il n'a pas non plus à subir d'autres mesures coercitives, mais il entre en contact avec un partenaire inconnu de lui et avec lequel il n'aurait pas affaire s'il savait que celui-ci travaille aux fins d'une enquête criminelle. Lorsque, par le biais de ces contacts, l'agent infiltré s'assure simplement d'une conduite criminelle qui se serait produite d'une manière analogue ou semblable même sans son intervention, cette dernière ne soulève aucune objection. Elle serait au contraire inadmissible dans le cas où l'agent infiltré prendrait l'initiative, en quelque sorte, et provoquerait une activité criminelle qui sinon n'aurait jamais eu lieu; en effet, les autorités de poursuite ne doivent pas provoquer une criminalité afin de poursuivre les délinquants dont la propension à commettre des infractions, existant peut-être mais à l'état latent, ne se serait pas concrétisée autrement. Si l'agent infiltré favorise l'infraction sans qu'on puisse considérer qu'il en a été directement l'instigateur ou l'incitateur, mais néanmoins de telle manière que l'on doive supposer que l'acte criminel aurait été d'une moindre ampleur ou gravité sans sa 'participation', il faut en tenir compte pour le prononcé de la peine.
L'intervention d'un agent infiltré ne viole pas un droit fondamental protégé par la Constitution fédérale (ou la Convention européenne). Le délinquant est libre de ses décisions et de son comportement à l'égard de l'agent en question; il est toutefois trompé quant à l'identité de son partenaire aux négociations et quant aux liens de celui-ci avec la police. Le droit constitutionnel ne protège pas le délinquant contre l'observation de son comportement illégal par un fonctionnaire de police dont il ignore la qualité. Il ne découle pas davantage de la Convention européenne (de l'article 8) (art. 8) qu'il soit protégé contre l'intervention d'un agent infiltré. Il appartient au législateur de décider si, en raison d'abus éventuels, celle-ci devrait être régie par la loi et si pareille réglementation serait plus propre à prévenir des abus que la jurisprudence à l'heure actuelle. D'après le droit constitutionnel et législatif en vigueur, le recours à un agent infiltré est admissible dans les limites fixées par les principes généraux de la prééminence du droit, sans qu'il soit besoin d'une disposition légale expresse. Il existe d'autres mesures d'investigation - telle la surveillance permanente d'un suspect - qui peuvent hautement affecter le domaine de la vie privée et conduire à l'établissement de faits que l'intéressé souhaiterait dissimuler, sans qu'on ait jamais jugé indispensable de leur donner une base légale.
c) Dès lors qu'en l'état actuel du droit le recours à des agents infiltrés ne requiert aucune base légale, il n'y a pas lieu de rechercher si, en l'absence d'une disposition correspondante du droit procédural cantonal, l'article 23 par. 2 de la loi sur les stupéfiants peut passer pour une base légale suffisante. Son libellé indique qu'il ne s'agit pas d'une norme de procédure pénale permissive, mais d'une norme de droit matériel régissant la question, que nous n'avons pas à examiner ici, de savoir dans quelles conditions les actes d'un agent infiltré constituant objectivement les éléments d'une infraction ne sont pas punissables.
4. L'activité de l'agent infiltré 'Toni' n'a pas outrepassé les limites, indiquées ci-dessus, admises dans un État de droit:
a) L'instruction d'infractions présumées en matière de stupéfiants ne peut souvent se faire, de par leur nature, qu'au moyen d'un agent infiltré. C'est précisément dans ce domaine que cette méthode se révèle nécessaire et efficace (...). Une fois signalées de bonnes raisons de penser que l'appelant pourrait procéder à un important trafic de cocaïne, il n'était pas déraisonnable de faire jouer à un agent de police le rôle d'un acheteur. Il ne s'agissait pas d'une interprétation arbitraire du droit procédural cantonal, ni d'une atteinte à un droit fondamental ou à un droit de l'homme protégé par la Convention européenne.
b) A partir des déclarations des diverses parties, et d'une appréciation raisonnable et non arbitraire des éléments de preuve, la juridiction de première instance a constaté que Lüdi avait d'abord mentionné un trafic de cocaïne à Schneider et avait ensuite spontanément offert de la 'marchandise' aussi à la partie intéressée 'Toni'. Même si par la suite ce fut toujours 'Toni' qui prit contact avec Lüdi pour savoir comment les choses progressaient, il n'en résulte pas que l'appelant n'a pas commis d'infraction. Lüdi de son propre mouvement prit contact avec des fournisseurs potentiels et chercha aussi à financer un trafic de stupéfiants ailleurs. N'ayant pas le numéro de téléphone de 'Toni', il devait nécessairement attendre que celui-ci l'appelât. Le point essentiel est que 'Toni' n'a pas agi comme instigateur mais, en simulant être un acheteur, a simplement facilité l'enquête sur les activités de l'appelant, lesquelles tendaient à un important trafic de cocaïne.
5. Le recours fait longuement valoir qu'on ne peut tenir compte, directement ou indirectement, des déclarations de l'agent infiltré 'Toni', pour cette autre raison qu'il ne fut pas cité à comparaître et entendu comme témoin (...). Si l'on admet que le recours à des agents infiltrés se justifie dans l'intérêt public pour une lutte aussi efficace que possible contre le trafic des stupéfiants, il s'ensuit que l'identité et les méthodes d'enquête de pareils agents ne doivent pas être divulguées à la légère dans une procédure pénale; en effet, leur intervention ultérieure deviendrait en pratique impossible. L'anonymat des agents infiltrés n'enfreint pas en soi les principes de la procédure pénale ou les droits constitutionnels. Lorsque des faits pertinents au regard de la loi sont contestés, la question de savoir quel poids il faut attribuer aux déclarations écrites de l'agent que la Cour n'a pas entendu, relève du pouvoir d'appréciation du juge. Les actes reprochés à l'appelant comme préparatoires à des infractions sont établis par le résultat des écoutes téléphoniques, les propres déclarations de l'intéressé et celles des autres personnes ayant participé à la procédure. La juridiction de première instance a attribué à l'agent infiltré un rôle actif moins important que le requérant dans son récit des faits: il faut y voir non une marque d'arbitraire, mais une appréciation défendable des éléments du dossier.
(...)"
(Annuaire suisse de droit international, 1987, pp. 229- 230 et 232-234)
22. En revanche, par un arrêt du même jour la cour de cassation du Tribunal fédéral accueillit le recours en nullité. En condamnant le requérant, le tribunal de Laufon n'avait pas assez pris en compte l'incidence, sur le comportement de celui-ci, de l'action de l'agent infiltré; quant à la cour d'appel de Berne, elle n'avait mentionné ni l'issue de la procédure engagée contre l'intéressé en Allemagne ni le fait que son casier judiciaire était vierge.
Le Tribunal fédéral renvoya l'affaire devant la cour d'appel de Berne.
23. Le 19 février 1987, la première chambre de cette dernière réduisit la peine à dix-huit mois d'emprisonnement avec sursis et mise à l'épreuve pendant trois ans; elle ordonna aussi la poursuite du traitement ambulatoire que M. Lüdi avait commencé pendant sa détention. Elle motivait sa décision par le souci d'avoir égard à l'intervention de Toni et par une expertise psychiatrique d'après laquelle le requérant se trouvait sous l'empire de la cocaïne au moment des faits et ne portait donc qu'une responsabilité limitée.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. La loi fédérale du 3 octobre 1951 sur les stupéfiants
24. En ses articles 19 et 23, la loi sur les stupéfiants prévoit:
Article 19
"1. Celui qui, sans droit, cultive des plantes à alcaloïdes ou du chanvre en vue de la production de stupéfiants,
celui qui, sans droit, fabrique, extrait, transforme ou prépare des stupéfiants,
celui qui, sans droit, entrepose, expédie, transporte, importe, exporte ou passe en transit,
celui qui, sans droit, offre, distribue, vend, fait le courtage, procure, prescrit, met dans le commerce ou cède,
celui qui, sans droit, possède, détient, achète ou acquiert d'une autre manière,
celui qui prend des mesures à ces fins,
celui qui finance un trafic illicite de stupéfiants ou sert d'intermédiaire pour son financement,
celui qui, publiquement, provoque à la consommation des stupéfiants ou révèle des possibilités de s'en procurer ou d'en consommer,
est passible, s'il a agi intentionnellement, de l'emprisonnement ou de l'amende. Dans les cas graves, la peine sera la réclusion ou l'emprisonnement pour une année au moins; elle pourra être cumulée avec l'amende jusqu'à concurrence de 1 million de francs.
2. Le cas est grave notamment lorsque l'auteur
a) sait ou ne peut ignorer que l'infraction porte sur une quantité de stupéfiants qui peut mettre en danger la santé de nombreuses personnes,
b) agit comme affilié à une bande formée pour se livrer au trafic illicite des stupéfiants,
c) se livre au trafic par métier et qu'il réalise ainsi un chiffre d'affaires ou un gain important.
(...)"
Article 23
"1. Si un fonctionnaire chargé de l'exécution de cette loi commet intentionnellement une infraction au sens des articles 19 à 22, les pénalités sont aggravées de manière adéquate.
2. Le fonctionnaire n'est pas punissable lorsque, à des fins d'enquête, il aura accepté lui-même ou par l'intermédiaire d'un tiers, une offre de stupéfiants, ou qu'il en aura pris possession personnellement ou par l'intermédiaire d'un tiers, même s'il n'a pas révélé sa qualité et son identité."
Message du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale, du 9 mai 1973, concernant une modification de la loi fédérale sur les stupéfiants [et plus particulièrement l'introduction d'un nouvel article 23]
"(...)
La modification introduite à la fin de la phrase vise à donner davantage de latitude au juge pour la fixation de la peine lorsqu'un fonctionnaire chargé de l'application de la loi sur les stupéfiants enfreint délibérément cette dernière.
Avec les dispositions du projet, ajoutées à la suite de l'actuel article 23, on entend faciliter les recherches de la police dans un domaine où elles sont particulièrement difficiles. Il s'agit de permettre à la police d'approcher les milieux de trafiquants et de revendeurs sans s'exposer au reproche d'avoir provoqué la commission d'une infraction, voire de l'avoir commise elle-même. Le trafic illicite des stupéfiants a souvent été cité comme exemple du type parfait de bandes internationales bien organisées, dont certaines ont été démantelées au cours de ces derniers mois. Il faut donner à la police les moyens adéquats pour accroître l'efficacité de son action contre ces bandes de trafiquants, ainsi que nous y engage le Conseil de l'Europe. L'article 32 du code pénal (devoir de fonction) ne suffit pas pour justifier une telle procédure. Dans chaque cas particulier, elle doit être fondée sur une base légale (Prof. Max Waiblinger, no 1204, Fiches juridiques suisses, faits justificatifs).
(...)"
25. Le Gouvernement souligne que les juridictions cantonales et fédérale considèrent que l'article 23 par. 2 permet seulement une attitude passive des agents infiltrés, lesquels encourent une sanction pénale en cas d'instigation ou de provocation de leur part. On ne pourrait en outre ordonner l'intervention de tels agents que dans des affaires graves de criminalité organisée en matière de trafic de stupéfiants.
Le Tribunal fédéral a jugé que le texte en cause dérogeait à d'éventuelles dispositions cantonales contraires:
"(...) il n'est pas nécessaire que l'article 23 par. 2 de la loi sur les stupéfiants ait pour but de régler un problème de procédure, ce que le recourant conteste: il suffit que la législation cantonale compromette l'anonymat que le législateur fédéral, dont la volonté ne fait ici aucun doute si l'on considère les extraits des travaux parlementaires cités avec pertinence par l'autorité cantonale, a entendu garantir à ceux qui traquent les trafiquants de drogue.
L'anonymat voulu par le législateur n'a qu'une raison d'être: permettre à l'enquêteur de poursuivre son travail postérieurement à l'arrestation de celui ou de ceux qu'il a confondus et permettre de mener plusieurs affaires de front sans que la conclusion de l'une d'elles mette fin à son activité dans les autres. Si une fois l'enquête terminée, le policier doit se faire connaître à visage découvert en expliquant avec détails le rôle qu'il a joué, il saute aux yeux qu'il devra renoncer à poursuivre son travail car il sera brûlé dans les milieux de la drogue. C'est pour cela que le respect des articles 58 et 59 du code cantonal de procédure pénale est contraire à l'article 23 par. 2 de la loi sur les stupéfiants (...)" (cour de cassation pénale, arrêt du 5 juin 1986).
B. Le code bernois de procédure pénale
26. Le code bernois de procédure pénale envisage diverses mesures d'instruction:
Article 171 b)
"Le juge d'instruction peut ordonner la surveillance de la correspondance postale, des communications téléphoniques et télégraphiques du prévenu et la saisie de son courrier postal, si la poursuite pénale a pour objet un crime ou un délit dont la gravité ou la particularité justifie l'intervention, ou un acte punissable commis au moyen du téléphone."
Article 171 c)
"1. Dans les vingt-quatre heures qui suivent sa décision, le juge d'instruction en soumet une copie, accompagnée du dossier et d'un bref exposé des motifs, à l'approbation de la chambre d'accusation.
2. La décision reste en vigueur trois mois au plus; le juge d'instruction peut la proroger de trois mois au maximum. L'ordonnance de prorogation, accompagnée du dossier et de l'exposé des motifs, doit être soumise, dix jours avant l'expiration du délai, à l'approbation de la chambre d'accusation.
3. Le juge d'instruction met fin à la surveillance dès qu'elle n'est plus nécessaire, ou que le délai est écoulé, ou au moment où sa décision est rapportée."
C. Le code pénal suisse
27. Les articles 24 et 32 du code pénal suisse disposent:
Article 24
"1. Celui qui intentionnellement décide autrui à commettre un crime ou un délit encourra, si l'infraction a été commise, la peine applicable à l'auteur de cette infraction.
2. Celui qui aura tenté une personne à commettre un crime encourra la peine prévue pour la tentative de cette infraction."
Article 32
"Ne constitue pas une infraction l'acte ordonné par la loi, ou par un devoir de fonction ou de profession; il en est de même de l'acte que la loi déclare permis ou non punissable."
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
28. M. Lüdi a saisi la Commission le 30 septembre 1986. Il se plaignait de la mise sur écoute de ses conversations téléphoniques, doublée de sa manipulation par un agent infiltré; il y voyait une violation de son droit au respect de sa vie privée (article 8) (art. 8). Il soutenait en outre que sa condamnation reposait uniquement sur les rapports établis par ledit agent, lequel n'avait pas été cité à comparaître comme témoin; il alléguait la méconnaissance de ses droits à un procès équitable (article 6 par. 1) (art. 6-1) et à interroger ou faire interroger des témoins à charge (article 6 par. 3 d)) (art. 6-3-d).
29. La Commission a retenu la requête (no 12433/86) le 10 mai 1990. Dans son rapport du 6 décembre 1990 (article 31) (art. 31), elle conclut à la violation de l'article 8 (art. 8) (dix voix contre quatre) et du paragraphe 3 d) de l'article 6, combiné avec le paragraphe 1 (art. 6-3-d, art. 6-1) (treize voix contre une).
Le texte intégral de son avis et des deux opinions dissidentes dont il s'accompagne figure en annexe au présent arrêt[3].
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR PAR LE GOUVERNEMENT
30. Le Gouvernement invite la Cour à dire que "dans le cas d'espèce, et pour autant que le requérant ait qualité de 'victime', il n'y a eu violation ni de l'article 8 (art. 8) de la Convention, ni de l'article 6 paragraphe 3 lettre d) (art. 6-3-d), en liaison avec le paragraphe 1 (art. 6-1) de cette disposition".


Considérants

EN DROIT
I. SUR L'EXCEPTION PRELIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
31. Le Gouvernement soutient, comme déjà devant la Commission, que l'arrêt de la cour d'appel de Berne, du 19 février 1987 (paragraphe 23 ci-dessus), a privé M. Lüdi de la qualité de victime au sens de l'article 25 par. 1 (art. 25-1): la réduction de peine consentie correspondait à celle que le requérant avait lui-même suggérée, par l'intermédiaire de son avocat, en première instance.
32. L'intéressé combat cette thèse. La Commission n'y souscrit pas davantage; elle relève que la décision de la cour d'appel de Berne se fondait seulement sur la nécessité de tenir compte de l'intervention de l'agent infiltré ainsi que d'une expertise psychiatrique établissant la responsabilité limitée de M. Lüdi au moment des faits (paragraphe 23 ci- dessus).
33. Se référant à sa jurisprudence constante (voir en dernier lieu l'arrêt B. c. France du 26 mars 1992, série A no 232-C, p. 45, paras. 34-36), la Cour s'estime compétente pour connaître de l'exception bien que la Commission le conteste en ordre principal.
34. Par "victime", l'article 25 (art. 25) désigne la personne directement concernée par l'acte ou l'omission litigieux, l'existence d'un manquement aux exigences de la Convention se concevant même en l'absence de préjudice; celui- ci ne joue un rôle que sur le terrain de l'article 50 (art. 50). Partant, l'atténuation d'une peine n'enlève à pareille personne la qualité de victime que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (arrêt Eckle c. Allemagne du 15 juillet 1982, série A no 51, pp. 29-32, paras. 64-70).
Or les décisions des juridictions suisses, et notamment les arrêts du Tribunal fédéral (paragraphes 21-22 ci-dessus), montrent à la fois que l'intervention de l'agent infiltré concernait directement le requérant et que les autorités nationales, loin de lui reconnaître le caractère d'une violation, l'ont explicitement jugée compatible avec les engagements découlant de la Convention. Il y a donc lieu de rejeter l'exception.
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 8 (art. 8)
35. M. Lüdi dénonce une double méconnaissance de l'article 8 (art. 8), ainsi libellé:
"1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui."
La première résulterait du recours prolongé à l'agent infiltré Toni, qui aurait utilisé le contact personnel établi par la ruse pour se procurer des renseignements et pour influencer le comportement du requérant; la seconde, de l'emploi simultané par cet agent de moyens techniques afin d'obtenir accès au domicile de l'intéressé et d'enregistrer des conversations qui, suscitées par une tromperie, l'incrimineraient à tort. Dans les deux cas, il y aurait eu ingérence, injustifiée parce que non "prévue par la loi", dans l'exercice du droit au respect de la vie privée.
36. Selon la Commission, le placement sur table d'écoutes ne méconnaît pas la Convention. Toutefois, l'intervention d'un agent infiltré aurait changé le caractère essentiellement passif de la mesure en ajoutant aux écoutes téléphoniques une dimension tout à fait spéciale: les paroles écoutées étaient provoquées par la relation que Toni avait nouée avec le suspect. Par conséquent, il s'agirait d'une ingérence séparée dans la vie privée de M. Lüdi, appelant une justification distincte sous l'angle du paragraphe 2 de l'article 8 (art. 8-2). Bref, l'activité de Toni ne trouverait pas une base légale suffisante dans les textes en vigueur.
37. Le Gouvernement critique cette démarche. D'après lui, il faudrait d'abord examiner l'admissibilité de la mise en place de l'agent infiltré prise en soi, puis rechercher si l'adoption d'une mesure complémentaire d'écoute était propre à rendre le recours audit agent - par hypothèse licite - incompatible avec les exigences de l'article 8 (art. 8).
38. La Cour note qu'en ouvrant le 15 mars 1984 une enquête préliminaire contre le requérant, le juge d'instruction du tribunal de Laufon ordonna aussi l'interception de ses communications téléphoniques; la chambre d'accusation de la cour d'appel du canton de Berne y consentit et, ultérieurement, autorisa la prorogation de la mesure (paragraphe 9 ci-dessus).
39. À n'en pas douter, la mise sur table d'écoutes s'analyse en une ingérence dans la vie privée et la correspondance de M. Lüdi.
Pareille ingérence n'enfreint pas la Convention si elle répond aux exigences du paragraphe 2 de l'article 8 (art. 8-2). A cet égard, la Cour marque son accord avec la Commission. La mesure litigieuse se fondait sur les articles 171 b) et 171 c) du code bernois de procédure pénale qui s'appliquent - comme l'a relevé le Tribunal fédéral (paragraphe 21 ci-dessus) - même à la phase préliminaire de l'enquête et lorsqu'il existe de fortes présomptions que des infractions sont sur le point de se commettre. En outre, elle visait à la "prévention des infractions pénales" et sa nécessité dans une société démocratique n'inspire aucun doute à la Cour.
40. En revanche, et à l'instar du Gouvernement, la Cour estime qu'en l'espèce le recours à un agent infiltré ne toucha ni en soi, ni par sa combinaison avec les écoutes téléphoniques, à la sphère de la vie privée au sens de l'article 8 (art. 8).
L'intervention de Toni se situait dans le contexte d'une transaction portant sur 5 kg de cocaïne. Alertées par la police allemande, les autorités cantonales désignèrent un agent assermenté pour infiltrer ce qui formait, pensaient- elles, un important réseau de trafiquants cherchant à écouler ladite quantité en Suisse. L'opération tendait à arrêter les commanditaires lors de la remise de la drogue. Toni prit alors contact avec le requérant qui se déclara prêt à lui vendre 2 kg de cocaïne d'une valeur de 200 000 francs suisses (paragraphes 9 et 13 ci-dessus). Dès ce moment, M. Lüdi devait donc se rendre compte qu'il accomplissait un acte criminel tombant sous le coup de l'article 19 de la loi sur les stupéfiants et qu'il risquait par conséquent de rencontrer un fonctionnaire de police infiltré chargé en réalité de le démasquer.
41. En conclusion, il n'y a pas eu violation de l'article 8 (art. 8).
III. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 6 PARAS.1 ET 3 d) (art. 6-1, art. 6-3-d)
42. M. Lüdi se plaint de n'avoir pas bénéficié d'un procès équitable. Il invoque les paragraphes 1 et 3 d) de l'article 6 (art. 6-1, art. 6-3-d):
"1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement [et] publiquement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)
(...)
3. Tout accusé a droit notamment à:
(...)
d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l'interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge;
(...)"
Selon lui, sa condamnation reposait avant tout sur le rapport de l'agent infiltré et sur les procès-verbaux de ses entretiens téléphoniques avec lui, alors qu'à aucun stade de la procédure il n'avait eu l'occasion de l'interroger ou de le faire interroger. Par leur refus d'ouïr Toni, les tribunaux suisses auraient privé le requérant de la possibilité de tirer au clair la question de savoir dans quelle mesure son comportement avait été motivé et déterminé par l'activité de celui-ci, question pourtant essentielle d'après le Tribunal fédéral (paragraphe 21 ci-dessus) et qui prêtait à controverse. La non-comparution de Toni aurait empêché les juges de se former eux-mêmes une opinion sur sa crédibilité.
43. La recevabilité des preuves relève au premier chef des règles du droit interne et il revient en principe aux juridictions nationales d'apprécier les éléments recueillis par elles. La tâche de la Cour consiste à rechercher si la procédure envisagée dans son ensemble, y compris le mode de présentation des moyens de preuve, revêtit un caractère équitable (voir, en dernier lieu, l'arrêt Vidal c. Belgique du 22 avril 1992, série A no 235-B, pp. 32-33, par. 33).
Comme les exigences du paragraphe 3 de l'article 6 (art. 6-3) représentent des aspects particuliers du droit à un procès équitable, garanti par le paragraphe 1 (art. 6-1), la Cour examinera le grief sous l'angle de ces deux textes combinés.
44. Bien que Toni n'ait pas déposé en personne à la barre, il échet, aux fins de l'article 6 par. 3 d) (art. 6-3-d), de le considérer comme témoin, terme à interpréter de manière autonome (même arrêt, pp. 32-33, par. 33).
45. Le Gouvernement insiste beaucoup sur deux éléments. D'abord, la condamnation de l'intéressé ne se fonderait pas à un degré décisif sur les rapports de Toni, car les juridictions compétentes auraient surtout retenu les aveux de l'accusé lui-même et les déclarations de ses coïnculpés. En second lieu, le souci de conserver l'anonymat de l'agent s'expliquerait par la nécessité de poursuivre l'infiltration des milieux de la drogue et protéger l'identité des informateurs.
46. Selon la Commission, avec laquelle la Cour marque son accord, M. Lüdi passa aux aveux après qu'on lui eut montré les procès-verbaux des écoutes téléphoniques et il se vit dénier, tout au long de la procédure, les moyens de les contrôler ou de jeter le doute sur eux.
47. Il échet de noter en outre que si les tribunaux suisses ne se prononcèrent pas sur la seule base des dépositions écrites de Toni, elles servirent à l'établissement des faits qui conduisirent à la condamnation.
D'après la jurisprudence constante de la Cour, les éléments de preuve doivent en principe être produits devant l'accusé en audience publique, en vue d'un débat contradictoire. Ce principe ne va pas sans exceptions, mais on ne saurait les accepter que sous réserve des droits de la défense; en règle générale, les paragraphes 3 d) et 1 de l'article 6 (art. 6-3-d, art. 6-1) commandent d'accorder à l'accusé une occasion adéquate et suffisante de contester un témoignage à charge et d'en interroger l'auteur, au moment de la déposition ou plus tard (arrêt Asch c. Autriche du 26 avril 1991, série A no 203, p. 10, par. 27).
48. Tant le tribunal du district de Laufon que la cour d'appel de Berne refusèrent d'entendre l'agent infiltré Toni au motif qu'il fallait conserver son anonymat (paragraphes 16 et 18 ci-dessus). Quant au Tribunal fédéral, il jugea que "l'identité et les méthodes d'enquête de pareils agents ne doivent pas être divulguées à la légère dans une procédure pénale" (paragraphe 21 ci-dessus).
49. La Cour constate que le présent litige se distingue des affaires Kostovski c. Pays-Bas et Windisch c. Autriche (arrêts des 20 novembre 1989 et 27 septembre 1990, série A nos 166 et 186) où les condamnations incriminées reposaient sur des déclarations de témoins anonymes. En l'espèce, il s'agissait d'un officier de police assermenté dont le juge d'instruction n'ignorait pas la mission. D'autre part, le requérant connaissait ledit agent sinon par son identité réelle, du moins par son apparence physique pour l'avoir rencontré à cinq reprises (paragraphes 10 et 12 ci-dessus).
Pourtant, ni le magistrat ni les juridictions de jugement ne purent ou ne voulurent ouïr Toni et procéder à une confrontation destinée à comparer les déclarations de celui-ci avec les allégations de M. Lüdi; en outre, ni ce dernier ni son conseil n'eurent à aucun moment de la procédure l'occasion de l'interroger et de jeter un doute sur sa crédibilité. Il eût été possible pourtant de le faire de manière à prendre en compte l'intérêt légitime des autorités de police, dans une affaire de trafic de stupéfiants, à préserver l'anonymat de leur agent pour pouvoir non seulement le protéger mais aussi l'utiliser encore à l'avenir.
50. En résumé, les droits de la défense subirent de telles limitations que le requérant ne bénéficia pas d'un procès équitable. Il y a donc eu violation du paragraphe 3 d) de l'article 6, combiné avec le paragraphe 1 (art. 6-3-d, art. 6-1).
IV. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50 (art. 50)
51. Aux termes de l'article 50 (art. 50) de la Convention,
"Si la décision de la Cour déclare qu'une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d'une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s'il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable."
52. En vertu de ce texte, M. Lüdi revendique le remboursement de ses frais et dépens, soit 5 592 francs suisses (FS) pour le recours de droit public devant le Tribunal fédéral, 13 168 FS 20 pour la procédure devant la Commission et 11 420 FS 40 pour l'instance devant la Cour, dont 3 000 FS au titre des honoraires du professeur Krauss.
Le Gouvernement se déclare prêt à rembourser le montant, non sollicité, de 688 FS de frais judiciaires supportés devant le Tribunal fédéral, mais estime excessives les sommes réclamées. Un montant de 2 000 FS pour la procédure devant le Tribunal fédéral serait équitable. Quant aux procédures menées devant les organes de la Convention, il faudrait les apprécier globalement à la lumière de la complexité du cas d'espèce, plus grande que dans la moyenne des affaires portées devant eux jusqu'à maintenant. Contestant le caractère raisonnable des montants demandés et la nécessité du recours aux services du professeur Krauss, il se déclare disposé à verser 10 000 FS en cas de constat de violation par la Cour.
Compte tenu de la nature complexe de l'affaire, le délégué de la Commission trouve justifiées les prétentions de l'intéressé.
53. Sur la base des constatations figurant plus haut (paragraphes 41 et 50 ci-dessus), des éléments en sa possession, des observations des comparants et de sa jurisprudence en la matière, la Cour juge équitable d'octroyer 15 000 FS.


Disposition

PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Rejette, à l'unanimité, l'exception préliminaire tirée par le Gouvernement du défaut de la qualité de victime;
2. Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 8 (art. 8);
3. Dit, par huit voix contre une, qu'il y a eu violation des paragraphes 1 et 3 d), combinés, de l'article 6 (art. 6-1, art. 6-3-d);
4. Dit, à l'unanimité, que l'État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 15 000 (quinze mille) francs suisses pour frais et dépens;
5. Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 15 juin 1992.
Rolv RYSSDAL
Président
Marc-André EISSEN
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 53 par. 2 du règlement, l'exposé de l'opinion partiellement dissidente de M. Matscher.
R.R.
M.-A.E.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE MATSCHER
A mon regret, je ne me sens pas en mesure de m'associer à l'opinion de la majorité de la chambre lorsqu'elle constate un manquement aux exigences des paragraphes 1 et 3 d), combinés, de l'article 6 (art. 6-1, art. 6-3-d).
Autant que la majorité, je me soucie des droits de la défense; ils peuvent être violés du fait de l'intervention de "témoins anonymes" qui, par la suite, ne sont pas entendus devant le tribunal, de sorte que l'accusé est privé de son droit de contester leurs dépositions (écrites) en vertu de l'article 6 par. 3 d) (art. 6-3-d) et lorsque le tribunal fonde son constat de culpabilité "à un degré décisif" sur ces dépositions. C'était le cas dans les affaires Kostovski et Windisch, citées dans le présent arrêt.
Mais, à la différence des affaires Kostovski et Windisch, le tribunal qui statua en l'espèce fonda sa sentence essentiellement sur les aveux non contestés de M. Lüdi et sur les déclarations de ses coïnculpés; cela ressort clairement des pièces de la procédure suivie devant les juridictions suisses. Sans doute ces aveux avaient-ils été obtenus par la ruse moyennant l'intervention de Toni, l'agent infiltré, mais cela ne les disqualifie pas pour autant.
J'admets également que le recours à des agents infiltrés, ou à d'autres ruses connues de la police judiciaire, n'est pas un moyen très "chic", bien qu'entièrement légitime (à l'intérieur de certaines limites). Dans la lutte contre certains types de criminalité - qu'il s'agisse du terrorisme ou de la drogue -, l'une des tâches primordiales de la police dans l'intérêt de la société, il constitue souvent la seule ressource permettant d'identifier les coupables et de démanteler des gangs de criminels qui, eux aussi, opèrent en utilisant tous les moyens à leur disposition. Dès lors, quiconque s'engage sciemment dans la criminalité organisée court le risque de tomber dans un piège.
Bien sûr, même un délinquant convaincu par l'un des moyens que je viens de décrire a droit à un procès équitable, dont un des éléments essentiels est la possibilité de faire valoir devant le tribunal, d'une manière raisonnable, tous les arguments de la défense. Toutefois, s'il a avoué l'essentiel des faits qu'on lui reproche, l'évaluation de son aveu relève de la libre appréciation des preuves qui, en premier lieu, incombe et appartient au tribunal. Dans ces conditions, le rejet, par le tribunal, de la demande d'entendre également l'agent infiltré n'est pas à censurer par la juridiction internationale, d'autant que pareille audition n'aurait nullement contribué à mieux éclaircir les faits contestés par la suite par l'accusé.
Cela me dispense de spéculer sur les possibilités - d'ailleurs peu réalistes d'après moi - que les juridictions suisses pourraient avoir eues d'entendre l'agent infiltré de manière telle que son identité ne fût pas dévoilée.
Je conclus donc qu'en l'espèce il n'y a pas eu violation des droits de la défense.
1.
L'affaire porte le n° 17/1991/269/340. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2.
? Tel que l'a modifié l'article 11 du Protocole n° 8 (P8-11), entré en vigueur le 1er janvier 1990.
3.
Note du greffier: pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (volume 238 de la série A des publications de la Cour), mais on peut se le procurer auprès du greffe.

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références

Article: Art. 8 CEDH, Art. 6 par. 1 et 3 let