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Chapeau

85 II 103


19. Arrêt de la Ire Cour civile du 5 mai 1959 dans la cause Frizzi contre Kalmàr.

Regeste

1. Conversion d'office d'un recours de droit public en recours en nullité. Délai de recours (consid. 1).
2. Exception de compensation et procédure cantonale. Lorsque, d'après la loi cantonale, un juge n'est pas compétent pour connaître d'une exception de compensation, celle-ci doit pouvoir être soumise à une autre autorité du même canton. Modalités de cette règle (consid. 2 et 3).

Faits à partir de page 104

BGE 85 II 103 S. 104

A.- Rodolphe Frizzi, à Genève, et Etienne Kalmàr, à Lausanne, ont été en relations d'affaires dès l'automne 1957. A partir du 15 avril 1958, ils ont notamment réparé les sièges d'un cinéma de Renens.
Considérant qu'il était au service de Frizzi, Kalmàr lui a réclamé un salaire. N'ayant pas obtenu satisfaction, il a déclaré, le 6 juin 1958, qu'il résiliait le contrat avec effet immédiat pour de justes motifs.

B.- Le 13 juin 1958, Kalmàr a actionné Frizzi, devant les Conseils de prud'hommes de Genève, en paiement de 970 fr. à titre de salaire et de 1400 fr. pour inexécution du contrat de travail.
Le défendeur a prétendu n'avoir conclu avec Kalmàr qu'un contrat de société. En outre, il a opposé en compensation divers montants qu'il disait avoir versés au demandeur, notamment au cours des premiers mois de 1958.
Statuant en seconde instance le 10 octobre 1958, la Chambre d'appel des prud'hommes a considéré que Frizzi et Kalmàr n'avaient été liés par un contrat de travail que pour les tâches effectuées à Renens, c'est-à-dire du 15 avril au 6 juin 1958; que, pour cette période, Kalmàr avait droit à un salaire de 1110 fr.; qu'il pouvait en outre prétendre à une indemnité de 163 fr. 35 pour inexécution du contrat; qu'il fallait déduire de la somme de 1273 fr. 35 un montant de 565 fr. payé à Kalmàr le 26 avril 1958. En revanche, la juridiction genevoise a refusé de tenir compte des montants que Frizzi alléguait avoir versés avant le 15 avril 1958, attendu que ces paiements ne concernaient pas le contrat de travail et qu'elle n'était dès lors pas compétente pour en connaître. En définitive, elle a condamné Frizzi à payer 708 fr. 35 à Kalmàr.
L'autorité cantonale a notifié sa décision à Frizzi par un envoi mis à la poste le 22 octobre et retiré par le destinataire le 27 octobre 1958.
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C.- Frizzi a recouru contre cet arrêt par un mémoire intitulé "Recours à la Chambre de droit public du Tribunal fédéral" et mis à la poste le 11 novembre 1958. Il alléguait qu'en refusant de tenir compte de son exception de compensation, les juges cantonaux avaient commis un déni de justice et rendu une décision arbitraire.
Le recourant a complété son premier mémoire par un "exposé des faits", envoyé le 19 novembre 1958.
Kalmàr a répondu au recours le 31 janvier 1959, sans prendre de conclusions précises sur le fond.
Le Président de la Chambre d'appel des prud'hommes a conclu au rejet du recours.

Considérants

Considérant en droit:

1. Aux termes de l'art. 84 al. 2 OJ, le recours de droit public n'est recevable que si la violation prétendue ne peut être soumise par une action ou par un autre moyen de droit quelconque au Tribunal fédéral ou à une autre autorité fédérale.
En l'espèce, le recourant se plaint essentiellement que les juges genevois aient, en appliquant les règles de droit cantonal relatives à leur compétence, violé les dispositions de la législation fédérale sur la compensation (art. 120 et suiv. CO). Or un tel grief peut être, en vertu de l'art. 68 al. 1 litt. a OJ, soumis au Tribunal fédéral par un recours en nullité (RO 63 II 137 consid. 1). Le "recours de droit public" formé par Frizzi est donc irrecevable comme tel et doit être considéré comme un recours en nullité (RO 56 II 3).
Cependant, ce dernier recours ne peut être formé que dans les vingt jours qui suivent la communication de la décision cantonale (art. 69 al. 1 OJ). Le premier mémoire de Frizzi a été produit dans ce délai, de sorte qu'il est recevable. En revanche, il n'en est pas de même de son "exposé des faits" du 19 décembre 1958, même si l'on considère que l'arrêt de la Chambre d'appel des prud'hommes n'a été communiqué au recourant que le 27 octobre 1958. Le
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Tribunal fédéral doit donc statuer sans tenir compte de ce second mémoire.

2. a) Aux termes de l'art. 1er de la loi organique genevoise sur les Conseils de prud'hommes, du 12 mai 1897, les contestations qui s'élèvent entre maîtres et ouvriers, patrons et employés, patrons et apprentis, maîtres et domestiques pour tout ce qui concerne le louage de services, l'exécution du travail et le contrat d'apprentissage sont jugées par les tribunaux de prud'hommes. La Chambre d'appel des prud'hommes en déduit que cette juridiction spéciale n'est compétente pour se prononcer sur les exceptions de compensation que si elles sont fondées sur les rapports juridiques qu'énumère l'art. 1er de la loi genevoise du 12 mai 1897. Les lois de certains autres cantons contiennent des principes analogues. C'est ainsi que, selon les codes de procédure civile de Bâle-Ville (art. 218) et de St-Gall (art. 321), le tribunal des prud'hommes ne peut se prononcer sur une créance opposée en compensation lorsqu'elle ne rentre pas dans sa compétence à raison de la matière; dans ce cas, il ne doit statuer que sur la prétention principale et suspendre l'exécution de sa décision jusqu'à ce que le juge compétent se soit prononcé sur la créance invoquée par le défendeur.
Le Tribunal fédéral a jugé que les cantons ne pouvaient en principe faire dépendre la recevabilité de l'exception de compensation de la condition que le juge saisi de la demande principale eût également été compétent à raison de la matière ou du lieu pour connaître de la contre-réclamation, si celle-ci avait été l'objet d'une action indépendante (RO 63 II 141). Cependant, d'après un arrêt Adler SA contre Adler (RO 76 II 44), il suffit que le juge de l'action principale impartisse un délai au défendeur pour faire valoir sa prétention devant l'autorité compétente et déclare son jugement non exécutoire dans l'intervalle à concurrence de la somme opposée en compensation.
Ce dernier arrêt concernait toutefois une cause où la juridiction du juge compétent pour statuer sur la créance
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du défendeur s'étendait sur le même territoire que celle du juge de la demande principale. Il n'en est pas de même en l'espèce. Si Frizzi intentait une action indépendante pour faire constater sa prétention, il devrait s'adresser aux juges du domicile de Kalmàr, c'est-à-dire aux tribunaux vaudois. La jurisprudence fondée sur l'arrêt Adler SA contre Adler ne peut donc s'appliquer dans un tel cas sans autre examen.
b) La compensation éteint les deux dettes opposées, à concurrence de la plus faible, et produit effet depuis le moment où elles pouvaient être compensées (art. 124 al. 2 CO). Ce résultat s'opère même si les créances ou l'une d'elles sont contestées (art. 120 al. 2 CO). En procédure, la compensation est donc un moyen de défense par lequel le débiteur nie l'existence du droit invoqué par le créancier. Partant, il incombe en principe à l'autorité chargée de statuer sur la prétention principale de se prononcer sur l'existence de la créance opposée en compensation: le juge de l'action est juge de l'exception (cf. RO 2 p. 207/208, 63 II 142; GULDENER, Schweizerisches Zivilprozessrecht, 2e éd., p. 266; GARSONNET/CEZAR-BRU, Traité théorique et pratique de procédure, 3e éd., I, no 479; STEIN/JONAS/SCHÖNKE, Kommentar zur Zivilprozessordnung, 18e éd., ad § 145, VI 3 a; ROSENBERG, Lehrbuch des deutschen Zivilprozessrechts, 4e éd., p. 454). Aussi bien, dès le moment où le débiteur a déclaré opposer son propre droit en compensation, celui-ci est éteint jusqu'à due concurrence et ne peut plus, dans cette mesure, être l'objet d'un procès indépendant.
Cependant, sous réserve des règles du droit fédéral, il appartient aux cantons de légiférer sur la procédure. Les autorités fédérales ne sauraient intervenir dans ce domaine que si les dispositions cantonales violent le droit privé fédéral, notamment si elles n'en assurent pas suffisamment ou même en entravent l'application (cf. RO 84 II 495).
c) Dans l'organisation de leur procédure, les cantons peuvent en principe diviser le procès en plusieurs parties
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et en confier le jugement à des autorités différentes. Il en est ainsi même si une seule prétention est en cause. Il leur est loisible, par exemple, de charger une autorité spéciale de statuer sur certains incidents de procédure, encore qu'une telle disposition soit peu rationnelle.
En cas de compensation, les cantons peuvent donc soustraire au juge de l'action la connaissance de la contreréclamation lorsqu'il ne serait pas compétent pour en connaître si elle était l'objet d'un procès indépendant. Mais il n'en reste pas moins que les deux procédures n'en forment qu'une seule en réalité. Ni le juge de l'action ni celui de l'exception ne sauraient statuer sans réserve sur le point dont ils sont saisis et, par exemple, condamner purement et simplement le débiteur à s'acquitter de l'obligation dont ils ont admis l'existence. En effet, les deux prétentions sont interdépendantes en vertu des art. 120 et suiv. CO, puisque l'existence de l'une est conditionnée par l'inexistence de l'autre. Dans un tel cas, le juge de l'action doit donc soit différer sa décision jusqu'à ce que le juge de l'exception ait statué sur la contre-réclamation, soit, comme le prescrivent les lois de Bâle-Ville et de St-Gall, suspendre jusqu'à ce moment le caractère exécutoire de son jugement.
D'autre part, les cantons ne sauraient diviser ainsi une procédure que dans le cadre de leur juridiction. Lorsqu'une action est du ressort de leurs autorités, ils doivent mettre à la disposition des plaideurs les juges nécessaires pour connaître de tous les points litigieux qu'elle soulève. Ils ne peuvent confier à un autre canton le jugement d'exceptions qui dépendent d'actions pendantes devant leurs autorités. Une telle réglementation constituerait une incursion illégitime dans la procédure des autres cantons; ceux-ci ne seraient pas tenus de s'y prêter et pourraient refuser de statuer sur de telles questions. Il en est de même, à plus forte raison, si un canton voulait, pour faire juger l'exception, renvoyer aux tribunaux d'un pays étranger.
Lors donc que, en matière de compensation, les cantons refusent de confier à leurs tribunaux spéciaux le jugement
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de la contre-réclamation du débiteur si elle ne rentre pas dans la compétence de ces juridictions, ils ne sauraient renvoyer purement et simplement le débiteur à agir devant le juge ordinaire du créancier principal, c'est-à-dire devant le juge de son domicile. Ils ne peuvent déférer le jugement de l'exception qu'à une de leurs autorités, qu'il leur appartient de désigner. Ainsi, la jurisprudence de la Chambre des prud'hommes du canton de Genève de même que les art. 218 du code de procédure civile de Bâle-Ville et 321 de celui du canton de St-Gall sont incompatibles avec le droit fédéral dans la mesure où le "juge compétent" auquel ils renvoient le débiteur qui excipe de la compensation est une autorité d'un autre canton ou d'un autre pays.
d) Cette conclusion s'impose pour une autre raison encore. Il faut que la procédure cantonale - on l'a vu - permette et garantisse l'application du droit civil fédéral. En vertu des art. 120 et suiv. CO, elle doit donner au débiteur la possibilité de se défendre en excipant de la compensation, même si sa propre créance est contestée. Or il serait pratiquement privé de cette possibilité, du moins quand les montants litigieux ne sont pas très importants, si on l'obligeait à faire constater l'existence de sa créance devant les autorités d'un canton éloigné de celui où l'action est pendante et, plus encore, devant celles d'un pays étranger. Dans de tels cas, en effet, les frais que lui causerait une telle procédure seraient souvent si élevés qu'il serait préférable pour lui de ne pas se prévaloir de la compensation.
e) Enfin, il serait contraire à l'art. 59 Cst. de renvoyer à agir devant le juge d'un autre canton le débiteur qui entend exciper de la compensation. Selon cette disposition le débiteur solvable ayant domicile en Suisse doit être recherché, pour réclamations personnelles, dans le canton où il est domicilié. C'est donc devant les autorités de ce canton qu'il doit pouvoir présenter et faire juger tous ses moyens de défense. Partant, elles doivent se saisir elles-mêmes de l'exception de compensation qu'il peut
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soulever (cf. BURCKHARDT, Kommentar der schweizerischen Bundesverfassung, 3e éd., p. 559; ROGUIN, L'article 59 de la Constitution fédérale, p. 145).
f) Il est vrai que, dans un arrêt Gauljaux contre Cornut (RO 69 II 23), le Tribunal fédéral a considéré que le juge saisi d'une action en dommages-intérêts intentée par un pupille contre son tuteur n'était pas compétent pour fixer la rétribution qui pourrait être due au défendeur en vertu de l'art. 416 CC. Si le tuteur, a-t-il exposé, entend réclamer au demandeur le règlement de sa rémunération, il doit en faire arrêter le montant par l'autorité tutélaire (qui, dans le cas particulier, n'était pas celle du canton où le tuteur était actionné).
Cependant, cette jurisprudence est fondée sur l'art. 416 CC, qui dispose de façon formelle qu'il appartient à l'autorité tutélaire de fixer la rémunération du tuteur. Il s'agit là d'une règle de compétence de droit fédéral que le juge doit appliquer même si elle déroge aux art. 59 Cst. et 120 et suiv. CO (cf. RO 82 I 84, consid. 4, et les arrêts cités). La situation est différente en l'espèce. Le droit fédéral ne désigne pas l'autorité compétente pour statuer sur les créances telles que celle dont Frizzi se prévaut et cette question doit être jugée sur la seule base des art. 120 et suiv. CO et 59 Cst. Dès lors, l'arrêt Gauljaux contre Cornut ne préjuge pas le présent litige.

3. En l'espèce, la Chambre d'appel des prud'hommes n'a même pas suspendu le caractère exécutoire de son arrêt jusqu'à ce que Frizzi eût obtenu un jugement au sujet de l'existence de la créance qu'il entend opposer en compensation. Elle l'a ainsi privé, contrairement aux art. 120 et suiv. CO, de la faculté de compenser sa dette avec sa créance. Il y a donc lieu de différer l'effet exécutoire de l'arrêt attaqué jusqu'à droit connu sur les contre-prétentions formulées par Frizzi, dans la mesure où elles sont nées avant le 16 avril 1958. Cependant, on ne saurait laisser au recourant le choix du moment où il intentera lui-même action et risquer ainsi que le caractère exécutoire
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de la décision relative à la réclamation de Kalmàr soit suspendu indéfiniment. Si la Chambre d'appel des prud'hommes persiste à se déclarer incompétente pour connaître de l'exception de compensation, elle devra impartir à Frizzi un délai d'un mois pour intenter action devant une autre autorité. Mais celle-ci ne pourra être qu'un tribunal du canton de Genève. Au besoin, il appartiendra à ce canton de le désigner.

Dispositif

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:
Le recours en nullité est admis et l'arrêt attaqué est réformé dans le sens suivant:
a) L'effet exécutoire de l'arrêt attaqué est suspendu jusqu'à droit connu sur les contre-prétentions formulées par le défendeur Frizzi, dans la mesure où elles sont nées avant le 16 avril 1958.
b) Si le Tribunal des prud'hommes continue à se déclarer incompétent pour en connaître, il devra fixer au défendeur Frizzi un délai d'un mois pour intenter action devant le tribunal compétent du canton de Genève. Faute d'action dans ce délai, l'arrêt attaqué deviendra exécutoire, sous les réserves légales.

contenu

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Etat de fait

Considérants 1 2 3

Dispositif

références

Article: § 145, VI 3