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33958/96


Wettstein Heinz Peter gegen Schweiz
Urteil no. 33958/96, 21 décembre 2000

Regeste

SUISSE: Art. 6 par. 1 CEDH. Impartialité de deux juges suppléants au Tribunal administratif, avocats de la même étude, alors qu'un de ces juges et un autre collaborateur de l'étude ont représenté la partie adverse du requérant dans d'autres procédures.

Aucun élément ne permet de mettre en doute l'impartialité subjective des magistrats en question.
Quant à l'impartialité objective, bien qu'il n'y eût pas de lien matériel entre les procédures, lorsque le requérant a introduit son action devant le Tribunal administratif, comprenant le juge R., la procédure parallèle dans laquelle R. représentait la municipalité de Küsnacht contre lui était pendante devant le Tribunal fédéral qui a rendu son arrêt huit mois plus tard; moins de deux mois après, le Tribunal administratif rendait son jugement de sorte que le requérant avait des raisons de penser que le juge R. continuerait de le considérer comme la partie adverse. Vu la simultanéité des procédures, l'intéressé pouvait craindre le manque d'impartialité du juge R.
Le fait que W., un associé de l'étude de R. a représenté la partie adverse du requérant dans une procédure différente, bien que de moindre importance, pouvait confirmer les craintes de celui-ci que le juge R. fût prévenu à son égard (ch. 41 - 49).
Conclusion: violation de l'art. 6 par. 1 CEDH.





Faits

En l'affaire Wettstein c. Suisse,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. C.L.Rozakis, président,
A.B. Baka,
L. Wildhaber,
G. Bonello,
P. Lorenzen,
M. Fischbach,
A.Kovler, juges,
et de M. E. Fribergh, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 mars et 7 décembre 2000,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 33958/96) dirigée contre la Confédération suisse et dont un ressortissant de cet Etat, M. Heinz Peter Wettstein (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 7 novembre 1996 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté devant la Cour par Me A. Staffelbach, avocat à Zurich. Le gouvernement suisse (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. P. Boillat, chef de la division des affaires internationales de l'Office fédéral de la justice.

3. Le requérant se plaint sur le terrain de l'article 6 § 1 de la Convention du manque d'impartialité, dans le cadre d'une procédure immobilière, de deux juges qui étaient intervenus contre lui dans une autre instance, soit en leur qualité d'avocats soit par l'intermédiaire d'un associé.

4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole).

5. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

6. Par une décision du 23 mars 2000, la Cour a déclaré la requête partiellement recevable[ Note du greffe : la décision de la Cour est disponible au greffe.].

7. Après consultation des parties, la Cour a décidé qu'une audience sur le fond n'était pas nécessaire (article 59 § 2 in fine du règlement). Le Gouvernement a alors déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire, ce dont s'est abstenu le requérant (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

8. Le requérant, né en 1930, est un homme d'affaires domicilié à Pfäffikon (Suisse).
A. Contexte

9. Le requérant est propriétaire de deux terrains situés dans la municipalité de Kloten, d'une superficie de 115 m2 et 51 m2 respectivement. La moitié du second terrain est rattachée à une copropriété s'exerçant sur une partie d'un chemin. Dans les années 50, un plan de zonage fut élaboré, sans toutefois qu'une solution d'ensemble ne fût trouvée pour les propriétés du requérant. Par ailleurs, celui-ci demanda à plusieurs reprises à la municipalité de Kloten, en vain, d'acquérir les deux terrains et de le dédommager en conséquence.

10. Le requérant était également impliqué dans une autre procédure relative à des propriétés immobilières situées dans la municipalité de Kloten, dans laquelle la partie adverse, une caisse cantonale d'assurance vieillesse, était représentée par un avocat, Me W.

11. De plus, le requérant était partie à une procédure immobilière à l'encontre de la municipalité de Küsnacht, dans laquelle cette municipalité était représentée par une avocate, Me R. Cette procédure se déroula devant le tribunal administratif du canton de Zurich puis, en dernier ressort, devant le Tribunal fédéral, qui rendit son arrêt le 24 octobre 1995.

12. Mme R. et M. W., avocats en exercice (Rechtsanwälte), partageaient à cette époque leurs bureaux avec Me L. Par ailleurs, Mme R. et M. L. siégeaient à temps partiel en tant que juges administratifs au tribunal administratif du canton de Zurich.
B. Procédure instituée par le requérant

13. Dans le cadre de la procédure concernant ses biens situés à Kloten (paragraphe 9 ci-dessus), le requérant saisit le 15 février 1995 le tribunal administratif du canton de Zurich, lui demandant d'ordonner à la municipalité de Kloten d'acquérir les deux terrains, y compris la partie en copropriété, pour la somme de 368 200 francs suisses.

14. Le tribunal administratif chargé d'examiner l'affaire du requérant se composait alors de cinq juges, à savoir le vice-président du tribunal, trois juges administratifs et un juge suppléant. Parmi les juges administratifs se trouvaient Mme R. et M. L., qui siégeaient à temps partiel.

15. Le 15 décembre 1995, le tribunal débouta le requérant. Il se déclara incompétent pour connaître de l'affaire, qui relevait de la commission d'estimation (Schätzungskommission). Toutefois, le tribunal refusa de transmettre l'affaire à cette commission, le requérant étant déchu de son droit à réparation. En effet, s'il contestait le plan de zonage, notamment l'apurement des comptes effectué en 1957, il aurait dû à cette époque demander l'institution d'une procédure d'estimation. Le tribunal considéra que la demande d'indemnisation aurait été dans tous les cas dénuée de fondement, car il aurait fallu l'adresser aux autres propriétaires concernés par le plan de zonage et non à la municipalité.

16. Le requérant saisit le Tribunal fédéral d'un recours de droit public, dans lequel il se plaignait, d'une part, du résultat de l'instance et, d'autre part, du fait que l'un des juges, Mme R., était intervenue peu de temps auparavant, dans le cadre d'un autre recours actionné par le requérant, en tant que représentante de la partie adverse, à savoir la municipalité de Küsnacht. En outre, Mme R. partageait les bureaux du juge L. et aussi de M. W. qui, dans une procédure séparée engagée par le requérant, avait représenté la partie adverse.

17. Le recours de droit public fut rejeté par le Tribunal fédéral le 29 avril 1996, l'arrêt étant signifié le 9 mai 1996. Dans son arrêt, le Tribunal répondit de la façon suivante aux allégations du requérant, qui reprochait à certains juges du tribunal administratif leur manque d'impartialité :
« Les corrélations invoquées peuvent soulever certains doutes au regard de l'article 58 § 1 de la Constitution fédérale, qui requiert l'impartialité des magistrats. Toutefois, le requérant ne prétend pas que Mme R. ou un autre membre du tribunal administratif ait fait preuve de partialité en rendant la décision contestée. Le Tribunal fédéral a déjà affirmé antérieurement que l'occupation à temps partiel de fonctions de juge par des avocats exerçant dans le canton de Zurich pouvait, dans certaines circonstances, entraîner un conflit d'intérêts. Toutefois, le tribunal administratif a estimé que l'on pouvait attendre d'un magistrat à temps partiel qu'il fasse la part des choses entre sa mission de service public et ses activités professionnelles privées. Dès lors, un juge à temps partiel n'était pas tenu de se déporter uniquement parce qu'il avait représenté dans une autre procédure des intérêts opposés à ceux du demandeur (...) Eu égard à ces principes, on ne saurait non plus présumer en l'espèce que le tribunal administratif se composait de magistrats dont on pouvait mettre l'impartialité en doute lorsqu'ils ont rendu la décision contestée. »

18. Par ailleurs, le Tribunal fédéral ne vit rien d'arbitraire dans la conclusion du tribunal administratif selon laquelle les griefs du requérant devaient être rejetés car l'intéressé ne les avait pas soulevés en bonne et due forme.

19. Le 20 août 1996, le Tribunal fédéral rejeta la demande de réouverture de la procédure soumise par le requérant.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le tribunal administratif du canton de Zurich

20. Le tribunal administratif du canton de Zurich se compose de juges à temps plein et de magistrats à temps partiel, ces derniers exerçant également à temps partiel leurs fonctions d'avocat.

21. L'article 34 de la loi de 1959 sur la justice administrative (Verwaltungsrechtspflegegesetz) du canton de Zurich s'intitule « Incompatibilités » (Unvereinbarkeit) et, dans sa version en vigueur à l'époque des faits, se lisait ainsi :
« 1. La fonction de juge à temps plein au tribunal administratif est incompatible avec toute autre activité professionnelle exercée à temps plein[ hauptberufliche Tätigkeit]. Les juges à temps plein ne peuvent être ni membres de l'Assemblée fédérale ni membres ou secrétaires d'un conseil municipal ou cantonal. Ils ne sont pas autorisés à représenter légalement des tierces personnes devant des juridictions ou des administrations. Ils doivent obtenir l'autorisation du parlement cantonal s'ils souhaitent participer à la gestion ou à la direction d'une société commerciale ou d'une société coopérative à but lucratif.
2. Les juges siégeant à temps partiel ne peuvent pas travailler à temps plein dans une administration ou une juridiction, et ne peuvent pas être membres ou secrétaires d'un conseil municipal ou cantonal. »

22. La loi sur la justice administrative fut révisée en 1997 et l'article 34 est à présent ainsi libellé :
« 1. La fonction de membre à temps plein du tribunal administratif est incompatible avec toute autre activité professionnelle exercée à temps plein et avec la représentation à titre professionnel de tierces personnes devant des juridictions ou des administrations.
2. La fonction de membre à temps partiel du tribunal administratif est incompatible avec la représentation à titre professionnel de tierces personnes devant le tribunal administratif (...) »
B. La situation en Suisse

23. En Suisse, aucune formation particulière de magistrat n'est requise pour occuper des fonctions de juge, ce qui explique notamment le nombre relativement élevé d'avocats (représentants légaux) siégeant comme juges suppléants ou juges à temps partiel.
1. La situation au niveau fédéral

24. Le Tribunal fédéral se compose de trente juges permanents et de quinze juges à temps partiel, et le Tribunal fédéral des assurances comprend neuf juges permanents et neuf juges à temps partiel. Les juges à temps partiel peuvent exercer la profession d'avocat. Selon l'article 22 de la loi fédérale sur l'organisation judiciaire (Organisationsgesetz), les juges doivent se déporter si, dans une affaire particulière, ils sont intervenus dans le cadre d'une autre fonction, notamment en tant que représentant légal ou avocat. La première cour de droit public du Tribunal fédéral évite en outre de confier à des juges à temps partiel des affaires trouvant leur origine dans le canton où ils résident.

25. Diverses commissions de recours (Rekurskommissionen) au niveau fédéral comprennent des magistrats à temps plein et à temps partiel. Quelles que soient les autres fonctions qu'exercent ces derniers, elles ne doivent pas porter préjudice à l'accomplissement de leurs tâches ni à l'indépendance ou à la réputation de la commission de recours à laquelle ils appartiennent.
2. La situation au niveau cantonal

26. Dans divers cantons, il n'existe aucune règle particulière concernant les juges à temps partiel exerçant la profession d'avocat, ce qui est le cas, par exemple, pour certains magistrats des cantons d'Appenzell-Rhodes-Intérieures, des Grisons et du Valais. D'autres cantons ont adopté une législation spécifique sur le sujet.

27. Par exemple, certains tribunaux cantonaux sont composés exclusivement de juges à temps complet, qui ne peuvent exercer une autre profession juridique ; tel est le cas des juges des tribunaux cantonaux et administratifs des cantons de Berne et de Lucerne, du tribunal administratif des cantons de Fribourg et du Tessin, du tribunal cantonal du canton de Thurgovie, et du tribunal cantonal et de la cour d'appel du canton de Schaffhouse. A compter de 2001, huit des onze présidents des juridictions de première instance du canton des Grisons devront exercer leurs fonctions de magistrat à temps plein.

28. Dans certains cantons, il est interdit à des juges à temps partiel d'être en même temps avocats, par exemple dans les cantons de Bâle-Campagne (juges à temps partiel de la cour d'appel en matière pénale) et d'Argovie (juges à temps partiel du tribunal cantonal et des juridictions administratives spécialisées, ainsi que présidents des tribunaux de district). Dans le canton de Berne, un projet de loi prévoit d'interdire aux juges à temps partiel, à partir de 2001, d'exercer les fonctions d'avocat, alors que les juges suppléants auront toujours cette possibilité. Dans le canton de Saint-Gall, les juges à temps partiel des tribunaux de district ne peuvent intervenir en tant qu'avocats dans leur district respectif.

29. Dans divers cantons, les juges à temps partiel ne peuvent comparaître en tant qu'avocats devant la juridiction dans laquelle ils siègent. C'est le cas par exemple dans les cantons de Schwyz, d'Obwald, de Zoug, d'Argovie (pour ce qui est du tribunal administratif), de Bâle-Ville (s'agissant du juge habituel à la cour d'appel pour les affaires administratives), de Saint-Gall (quant aux juges à temps partiel à plus de 40 %), des Grisons (s'agissant des juges des tribunaux administratifs et de leurs sections respectives et, à compter de 2001, des présidents des tribunaux de district et des tribunaux régionaux et de leurs adjoints). Le canton de Bâle-Campagne est en train de réviser ses règles juridiques dans le même sens.

30. Certains tribunaux cantonaux prévoient que les juges suppléants peuvent exercer les fonctions d'avocat ; tel est le cas par exemple dans les cantons d'Argovie (tribunaux du travail), de Berne (tribunal cantonal et tribunal administratif), de Bâle-Ville, de Genève, de Fribourg (tribunal administratif), du Tessin, de Soleure et de Schaffhouse (cour d'appel et tribunal cantonal).
C. Jurisprudence du Tribunal fédéral

31. Le Tribunal fédéral s'est prononcé à plusieurs reprises sur la question de l'impartialité d'avocats exerçant des fonctions de magistrat, notamment sur le danger d'une relation de dépendance entre le juge et l'une des parties. Par exemple, un avocat ne peut intervenir comme magistrat dans une affaire où il représente l'une des parties à la procédure, ou lorsqu'il représente la partie adverse dans une autre procédure en cours. En revanche, aucune question ne se pose généralement lorsque l'avocat a dans le passé représenté l'une des parties mais que son mandat est terminé. Le simple fait qu'un avocat conseille régulièrement ses clients en matière immobilière n'autorise pas à présumer que, en tant que juge, il va nécessairement favoriser un plaignant qui est impliqué dans la construction d'une maison (arrêt du 15 mai 1992, Schweizerisches Zentralblatt für Staats- und Verwaltungsrecht 94, 1993, 87 ; arrêt du 20 décembre 1990, Arrêts du Tribunal fédéral suisse (ATF), vol. 116 Ia, p. 485).


Considérants

EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

32. Le requérant se plaint du manque d'impartialité de deux juges administratifs, Mme R. et M. L., qui étaient intervenus contre lui, en personne ou par l'intermédiaire de leur associé, M. W., dans le cadre d'autres procédures. L'intéressé invoque l'article 6 § 1 de la Convention, dont les passages pertinents se lisent ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

33. Le Gouvernement affirme que la procédure était conforme à l'article 6 § 1 de la Convention.
A. Arguments des parties
1. Le requérant

34. Selon le requérant, il existe dans certains secteurs de l'administration suisse des liens particulièrement étroits entre certains avocats et le pouvoir judiciaire. Eu égard aux problèmes engendrés par cette situation, le canton de Zurich a révisé sa législation, qui exclut à présent la possibilité pour les juges à temps partiel de représenter des tierces personnes à titre professionnel. A la suite de ces changements, le cabinet dans lequel travaillaient les avocats R., L. et W. a cessé d'exister.

35. Le requérant invoque la pratique juridique courante qui veut que lorsqu'un avocat particulier, associé à plusieurs autres avocats, connaît un conflit d'intérêts, l'avocat concerné mais aussi tous ses partenaires doivent être exclus de l'affaire. Le requérant fait référence aux critères stricts applicables aux avocats, par exemple à l'impossibilité pour un avocat de représenter deux parties ayant des intérêts opposés ou de défendre un tiers contre l'un de ses anciens clients. Ces critères s'appliquent également aux juridictions de composition mixte. En l'espèce, il n'est donc pas important de déterminer lesquels des trois avocats étaient concernés par le conflit d'intérêts.

36. Le requérant estime que les avocats ne devraient pas être autorisés à exercer des fonctions de magistrat. Il existe toujours un risque de conflit d'intérêts au moins potentiel pour les juges des tribunaux administratifs : soit ils espèrent avoir dans le futur la possibilité d'obtenir certains travaux des autorités publiques concernées et ne veulent pas les mécontenter en votant contre elles, soit ils ne veulent pas s'aliéner leur sympathie lorsqu'il s'agira à l'avenir de prendre des décisions concernant l'octroi de permis de construire, dont dépendent les projets immobiliers de leurs clients privés. Les intérêts croisés de deux des cinq juges concernés en l'espèce entraînent une apparence de manque d'impartialité.
2. Le Gouvernement

37. Invoquant la jurisprudence du Tribunal fédéral, le Gouvernement allègue qu'en l'espèce il n'existe aucun lien de dépendance entre la juge R. et l'adversaire du requérant dans la procédure devant le tribunal administratif. Mme R. a représenté une autre municipalité - Küsnacht et non Kloten - dans une procédure portant sur une question complètement indépendante de la présente affaire. Le mandat de représentation qui liait Mme R. à la municipalité de Küsnacht était terminé lorsque le tribunal administratif a rendu sa décision. On ne saurait donc prétendre que Mme R., dans le cadre de ses fonctions de juge, ait semblé favoriser de quelque façon que ce soit la municipalité de Kloten. Par ailleurs, Me W. est intervenu dans une affaire complètement différente et n'a pas représenté Kloten. Le requérant n'a pas prétendu que les trois avocats, R., L. et W., aient entrepris une action concertée en vue de favoriser la municipalité de Kloten. En effet, l'on peut attendre d'un juge à temps partiel qu'il sache faire la part des choses entre ses différentes activités professionnelles.

38. De l'avis du Gouvernement, l'article 6 de la Convention n'exclut pas l'existence de juridictions « mixtes » dans lesquelles des avocats interviennent en tant que juges, ainsi que, par exemple, dans l'affaire Sramek c. Autriche (arrêt du 22 octobre 1984, série A no 84, p. 19, § 40). En l'espèce, aucun motif subjectif ne permet de douter de l'impartialité des juges R. et L. Quant aux raisons objectives, les apparences peuvent revêtir une certaine importance pour le prévenu, bien qu'elles ne jouent pas un rôle décisif. L'élément déterminant consiste à savoir si la crainte d'un manque d'impartialité était objectivement justifiable, les doutes ne pouvant suffire à eux seuls. Le Gouvernement souligne que Mme R. n'a jamais représenté la municipalité de Kloten en qualité d'avocate devant le tribunal administratif. A la lumière de l'affaire Sramek, son impartialité n'aurait pas pu être mise en doute même si elle avait représenté Kloten dans une autre procédure.

39. Le Gouvernement soutient qu'il n'existe aucun lien ratione loci, ratione materiae ou ratione personae entre les différentes procédures dans lesquelles Mme R. et M. L. étaient impliqués en qualité de juges, d'une part, et celle dans laquelle est intervenu M. W. en tant qu'avocat, d'autre part. Dans tous les cas, M. W. n'a pas représenté la municipalité de Kloten.

40. Le Gouvernement souligne que les magistrats employés à temps partiel sont d'une importance cruciale pour les cantons. La plupart des tribunaux sont composés de juges à temps partiel qui exercent par ailleurs d'autres activités professionnelles, dont celle d'avocat. Les cantons qui n'ont pas de magistrats à temps partiel prévoient souvent des juges suppléants qui exercent les fonctions d'avocat.
B. Appréciation de la Cour

41. La Cour rappelle d'emblée que, dans une cause issue d'une requête individuelle, il lui faut se borner autant que possible à l'examen du cas concret dont on l'a saisie (arrêt Minelli c. Suisse du 25 mars 1983, série A no 62, p. 17, § 35). En conséquence, rien ne permet de douter en l'espèce que la législation et la pratique relatives aux magistrats siégeant à temps partiel puissent, de façon générale, être organisées de façon à être compatibles avec l'article 6. L'enjeu tient uniquement à la manière dont la procédure a été conduite dans l'affaire du requérant.

42. Selon la jurisprudence constante de la Cour, lorsqu'il échet de déterminer l'impartialité d'un tribunal au sens de l'article 6 § 1, il faut tenir compte non seulement de la conviction et du comportement personnels du juge en telle occasion - ce qui est une démarche subjective -, mais aussi rechercher si ce tribunal offrait objectivement des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime (arrêt Thomann c. Suisse du 10 juin 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, p. 815, § 30).

43. En ce qui concerne l'aspect subjectif de l'impartialité, la Cour constate que rien n'indique en l'espèce un quelconque préjugé ou parti pris de la part des juges R. et L.

44. Reste donc l'appréciation objective. Elle consiste à se demander si, indépendamment de la conduite personnelle du juge, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l'impartialité de ce dernier. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l'importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d'une société démocratique se doivent d'inspirer aux justiciables (arrêt Castillo Algar c. Espagne du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, p. 3116, § 45). Il en résulte que pour se prononcer sur l'existence, dans une affaire donnée, d'une raison légitime de redouter d'un juge un défaut d'impartialité, l'optique de l'accusé entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. L'élément déterminant consiste à savoir si l'on peut considérer les appréhensions de l'intéressé comme objectivement justifiables (arrêt Ferrantelli et Santangelo c. Italie du 7 août 1996, Recueil 1996-III, pp. 951-952, § 58).

45. En l'espèce, la Cour relève que Mme R. est intervenue contre le requérant en qualité de représentante de la municipalité de Küsnacht dans une procédure immobilière séparée. Les juges R. et L. partageaient tous deux leurs bureaux avec l'avocat W., qui avait précédemment représenté la municipalité de Kloten dans une autre procédure immobilière. Cette situation s'est produite dans le canton de Zurich, où le tribunal administratif, comme c'est le cas pour les juridictions de nombreux autres cantons, comprend des magistrats à temps plein et des juges à temps partiel. Ces derniers peuvent être représentants légaux. La loi sur la justice administrative, en vigueur à l'époque des faits, ne contenait aucune disposition sur l'incompatibilité d'une telle représentation légale avec les fonctions judiciaires. L'article 34 § 2 de la loi actuellement en vigueur dispose qu'un magistrat à temps partiel ne peut intervenir en qualité de représentant légal devant le tribunal administratif.

46. Certes, il n'existe aucun lien matériel entre l'affaire du requérant devant le tribunal administratif et les procédures distinctes dans lesquelles R. et W. sont intervenus en tant qu'avocats. En outre, R. et W. étaient des avocats confirmés, appelés à représenter les intérêts d'une clientèle qui évolue constamment.

47. Néanmoins, la Cour constate que, le 15 février 1995, lorsque le requérant a engagé la procédure en question devant le tribunal administratif auquel Mme R. siégeait en qualité de juge, la procédure parallèle dans laquelle celle-ci intervenait en tant que représentante légale de la municipalité de Küsnacht contre le requérant était pendante devant le Tribunal fédéral, lequel a rendu son arrêt huit mois plus tard, le 24 octobre 1995 (paragraphe 11 ci-dessus). Moins de deux mois après la fin de cette procédure, le tribunal administratif a rendu son jugement, le 15 décembre 1995. Il y a donc eu concomitance des deux instances impliquant Mme R., qui exerçait la double fonction de juge, d'une part, et de représentante légale de la partie adverse, d'autre part. En conséquence, dans le cadre de la procédure devant le tribunal administratif, le requérant pouvait avoir des raisons de redouter que Mme R. continuât de voir en lui un adversaire. De l'avis de la Cour, cette situation peut avoir fait naître chez l'intéressé des craintes légitimes que la juge R. n'aborde pas son affaire avec l'impartialité requise.

48. Le fait que M. W., qui partageait des bureaux avec les juges R. et L., ait représenté l'adversaire du requérant dans une autre procédure, quoique d'importance mineure, peut être considéré comme susceptible de renforcer la peur du requérant que Mme R. ne soit hostile à son affaire.

49. Pour la Cour, ces éléments justifient objectivement les appréhensions du requérant que Mme R., en tant que juge au tribunal administratif du canton de Zurich, n'eût pas l'impartialité requise.

50. Dès lors, il y a eu violation en l'espèce de l'article 6 § 1 de la Convention quant à l'exigence d'un tribunal impartial.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

51. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage

52. Le requérant réclame 368 200 francs suisses (CHF) pour préjudice matériel du fait que la municipalité de Kloten a utilisé sa propriété pendant quarante-deux ans sans lui verser aucun dédommagement. Le Gouvernement n'aperçoit aucun lien entre le préjudice matériel allégué et la conduite des autorités suisses.

53. La Cour relève que le requérant demande en fait des dommages-intérêts du même montant que ceux qu'il avait réclamés dans la procédure engagée le 15 février 1995 devant le tribunal administratif du canton de Zurich (paragraphe 13 ci-dessus). Cependant, elle ne peut spéculer sur ce qu'eût été l'issue d'une procédure conforme à l'article 6 § 1 de la Convention (arrêt Incal c. Turquie du 9 juin 1998, Recueil 1998-IV, p. 1575, § 82). En l'espèce, elle ne relève aucun lien de causalité entre la violation de l'article 6 § 1 et le préjudice matériel allégué. Dès lors, rien ne justifie l'octroi de dommages-intérêts de ce chef.
B. Frais et dépens

54. Le requérant réclame à cet égard 65 120,05 CHF au total, soit 29 486,50 CHF au titre des honoraires versés à son avocat dans le cadre de la procédure interne, 20 133,55 CHF pour les honoraires correspondant à l'instance devant les organes de Strasbourg, et 15 500 CHF au titre des frais de procédure devant les juridictions internes.

55. Le Gouvernement fait valoir que seule la procédure de recours de droit public devant le Tribunal fédéral pouvait avoir pour but de redresser la violation alléguée de l'article 6 § 1 de la Convention, bien que cette instance portât également sur les autres griefs soulevés par le requérant. Quant à la procédure devant les organes de Strasbourg, le Gouvernement soutient qu'un seul des griefs du requérant a été déclaré recevable, et que cette doléance ne portait que sur une partie mineure des observations soumises par le requérant pendant la procédure d'admissibilité. Le Gouvernement estime qu'un montant de 2 000 CHF constitue une somme adéquate pour couvrir les honoraires d'avocat exposés au cours de la procédure interne, que 3 000 CHF suffisent à compenser les honoraires d'avocat exposés à Strasbourg, et qu'une somme de 3 000 CHF correspond aux frais de la procédure interne, ce qui fait un total de 8 000 CHF.

56. La Cour, conformément à sa jurisprudence, recherchera si les frais et dépens dont le remboursement est réclamé ont été réellement exposés pour prévenir ou redresser la situation jugée constitutive d'une violation de la Convention, s'ils correspondaient à une nécessité et s'ils sont raisonnables quant à leur taux (voir, par exemple, Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 62, CEDH 1999-VIII)

57. La Cour juge les prétentions du requérant excessives. Statuant en équité, elle lui accorde 2 000 CHF pour les honoraires versés dans le cadre de la procédure interne, 4 000 CHF au titre des honoraires correspondant à l'instance devant les organes de Strasbourg, et 3 000 CHF pour les frais de procédure exposés devant les juridictions internes, soit un montant total de 9 000 CHF.
C. Intérêts moratoires

58. Selon les informations dont la Cour dispose, le taux d'intérêt légal applicable en Suisse à la date d'adoption du présent arrêt est de 5 % l'an.


Disposition

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
2. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif, conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 9 000 CHF (neuf mille francs suisses) pour frais et dépens ;
b) que ce montant sera à majorer d'un intérêt simple de 5 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ;
3. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 21 décembre 2000, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Erik Fribergh Christos Rozakis
Greffier Président

contenu

Arrêt CourEDH entier
résumé allemand français italien

Etat de fait

Considérants

Dispositif

références

Article: Art. 6 par. 1 CEDH